Coup de cœur

Au-delà de cette limite votre badge n'est plus valable

de Jean-Michel Crouzet

Encore un incident technique sur la ligne C du RER, et me voilà en train de courir comme un dératé pour arriver au boulot sans trop de retard.

Peine perdue je le sais bien, le mal est fait, surtout lorsque je présente mon badge et que je n'entends même pas le déclic sec de la porte métallique me laissant droit normalement à entrer dans les bureaux.

Rien ne se passe, je reste plombé devant la lourde porte et personne pour le moment pour me laisser glisser gentiment derrière lui telle une anguille, et alors que je sors mon portable pour appeler une connaissance de l'intérieur qui viendrait me délivrer de l'extérieur, je perçois venant du grand boulevard au bout de la rue, le brouhaha persistant d'une manifestation en marche.

Est-ce le début de la révolution au coin de la rue me dis-je ?

Intrigué, je rengaine mon portable et me dirige vers les lieux de l'agitation en cours. J'entends déjà les cris et les slogans dont certains sont amplifiés par des haut-parleurs, tandis que les sifflets et les battements sourds des tambourins donnent un air de fête.

Les banderoles flottent comme des étendards en avançant comme au ralenti à chaque rangée de manifestants qui essayent à tout prix de tenir toute la largeur de la chaussée pour démontrer la vigueur de la mobilisation. Cela n'empêchera pas ce soir de constater le fossé abyssal entre les estimations syndicales et celles de la Préfecture de Police.

Il s'agit cette fois-ci d'un cortège assez imposant ma foi, d'infirmières et d'infirmiers en colère...

Je suis le défilé en restant tout de même un peu à l'écart, mais pris par l'ambiance à la fois revendicatrice et festive, j'arrive lentement mais sûrement à un premier carrefour où les manifestants piétinent en choeur un bon moment, avant de s'ébranler dans l'allégresse jusqu'au prochain point de ralliement.

J'avoue que je suis attiré par le spectacle de ce chahut où je ne manque pas de remarquer quelques jolis brins d'infirmières en blouses blanches qui s'agitent en cadence, bras-dessus, bras-dessous, en essayant de deviner si par chance, certaines d'entre elles, ô fantasme quand tu nous tiens, ne seraient pas nues en dessous, mais bon il ne faut pas rêver. ..

Avant de tomber malade, je coupe le cordon ombilical pour entrer dans une librairie idéalement placée sur le parcours. Après avoir refermé la porte, on entend encore les flonflons de la manif-fête qui accompagnent mon errance parmi les étalages et les rayons de livres. J'ai la tête un peu vide, j'ouvre et referme des volumes sans même me rendre compte de quoi ils parlent vraiment.

Comme je ne veux en aucun cas être questionné par un vendeur ou une vendeuse aux aguets, je mets la main sur un livre de poche pas trop épais, paye à la caisse et ressors dans la rue au moment où les derniers soubresauts du défilé passent devant moi.

Je me pose sur un banc et m'aperçois seulement à cet instant que le livre que je tiens entre les mains, n'est autre que La Métamorphose de Franz Kafka. En relisant le réveil plutôt glauque du pauvre Gregor Samsa, le héros si on peut dire de ce texte, je suis pris d'une légère panique, peut-être à l'idée de me voir transformé en un monstrueux insecte, et je m'engouffre dans une rue transversale un peu au hasard, le livre de poche remisé dans la poche de ma veste.

Je débouche sur une nouvelle artère, change de trottoir, et puis longe la grande vitre d'une salle de fitness bien éclairée. Et là, je reste statufié tout en admirant une jeune femme moulée dans un body jaune fluo qui jogge en souplesse sur sa machine roulante. Je suis même bientôt hypnotisé par le balancement de sa queue de cheval aux reflets auburn retenue par un élastique jaune assorti à sa tenue.

Cette vision de béatitude m'est brusquement cachée par l'apparition pompeuse de la silhouette gonflée aux stéroïdes anabolisants, d'un malabar aussi arrogant qu'au sourire niais.

Il semble chapeauter la donzelle avec ses muscles hypertrophiés au point de me faire détourner de la suite de ce spectacle avant aussi de me faire remarquer pour de bon.

J'essaye de me repérer mais rien de plus facile ! J'ai formé en marchant un quadrilatère et il suffit de reboucler tout cela pour retrouver mon antre de travail.

J'obliquerais bien vers le Grand Cimetière, histoire de me coltiner avec la suite des aventures kafkaïennes mais un vague appel au devoir et à la responsabilité devrait me ramener devant la fameuse porte blindée. Il est vrai aussi que les cimetières sont remplis de gens indispensables, alors à quoi bon ? Seulement il y a longtemps que les morts ne se relèvent plus au son du réveil, alors que ce matin, je me suis bien docilement réveillé au son de cet engin de torture, et ce n'était pas au départ pour faire de la figuration.

Mais bon, la valse boite et chanson de la ville silencieuse aidant, me voilà me faufilant par une entrée secondaire du Grand Cimetière !

Curieusement, je n'ai aucune envie de me reposer, je gravite au milieu des tombes le plus souvent anonymes et puis parfois je lis un nom célèbre sur une stèle. Ce chanteur, cet acteur, ce cinéaste, cet écrivain sur les tombes desquelles des visiteurs parfois venus de l'autre bout du monde ont laissé les marques puériles de leurs reconnaissances : un chapelet de cailloux, un ticket de métro, une photo délavée, une fleur séchée, un poème mouillé sur une feuille pliée, quelques feuilles mortes retenues par des marrons.

Ce ballet d'hommages presque incessants finit par me faire tourner la tête et je ressors par une porte dérobée pour tomber dans un minuscule square où des gamins ont improvisé une partie de foot. Le ballon m'échoit dans les pieds et me voilà rajeuni de plus de vingt ans, au fait depuis combien de temps n'ai-je pas touché un cuir ? Un bail assurément, alors ne nous privons pas de l'aubaine !

Je me mets à dribbler trois ou quatre morveux stupéfaits, puis j'envoie un shoot puissant en plein dans la bobine d'un gros lard faisant office de gardien de but en désespoir de cause. Celui-ci se met à chialer comme un veau faisant rappliquer illico presto une mégère en pleine séance de papotage avec ses congénères sur un banc.

La mère du gros lard se déchaîne contre moi telle une furie, et d'invectives en insultes, je me décide à battre en retraite, pendant que je la vois qui tend à son chérubin un pain au chocolat pour le consoler.

Il faut dire que je n'ai rien à faire là à jouer avec ces gamins ! Je devrais être derrière mon ordinateur à cliquer comme un maniaque sur ma souris qui en redemande toujours... Elle ne se plaint jamais ma souris au moins et elle ne risque pas non plus de me demander des friandises en guise de récompense. Je commence d'ailleurs à cogiter sur ma situation, je visualise ma position de travail vide, mon écran éteint et mes collègues vaguement inquiets...

Oh ! Et puis la barbe après tout !

Toutes ces émotions m'ont asséché le gosier et je ne me fais pas prier pour commander une bière pression au comptoir d'un bistrot. Le barman me sert tout en observant d'un air dubitatif une serveuse qui lave à grands coups de serpillière le sol en prévision du service de midi. À l'autre bout de la salle, un berger allemand est vautré de tout son long, plongé dans un colossal roupillon, indifférent aux allées et venues des clients qui sont obligés de presque l'enjamber pour aller aux toilettes.

Je sens un peu monter la pression dans mes entrailles. Le barman est resté toujours aussi taciturne et comme je vois qu'il n'y a aucun espoir d'un début de conversation entre nous, j'en profite pour m'éclipser sans même dire au revoir.

La pression redescend d'un coup, je me sens lourd, si lourd même que je me vois mal tenter ma chance devant une porte de fer récalcitrante. Je rase les murs, ombre de mon ombre, à la recherche d'un regard qui me redonnerait du baume au coeur, je tâte mes poches à la recherche du badge récalcitrant mais sans conviction.

Je décide de retourner au Grand Cimetière avec dans l'idée de m'allonger au soleil comme un lézard sur une pierre tombale prise au hasard. J'ai le moral à zéro, j'ai oublié mon mot de passe pour accéder à mes applications bureautiques, et plus personne ne m'attend nulle part.

Je m'assieds enfin sur un banc couleur verdâtre et je sors le livre de poche de ma poche.

Bon sang ! Que cette histoire commence mal ! Un peu comme la mienne ce matin ! Une impasse pour ne pas dire un malentendu ! Voyons voir si la suite est aussi cauchemardesque ou vire-t-elle au simple canular ?

Peu à peu je suis pris d'un rire irrépressible, impossible de m'arrêter. Une dame distinguée, un arrosoir à la main, me jette un coup d'oeil réprobateur en passant. Est-ce vraiment un lieu pour s'esclaffer bêtement comme cela ? Aucun respect pour les sépultures mon pauvre monsieur ! Je déguerpis encore une fois avant d'être repéré.

Les nuages s'amoncèlent. Peu après, des gouttes tombent drues sur le macadam. Je me réfugie dans la station de métro la plus proche. En cette fin de matinée, les quais sont peu fréquentés et des sièges vides en plastique jaunâtre m'attendent sagement alignés.

Au bout de quelques minutes, je remarque le savant manège de deux rats peu farouches qui se pendent, tout en les déchiquetant avec leurs incisives, sur les sacs-poubelle sur le quai d'en face. Autour de moi, les quelques zombies qui garnissent les alentours ne semblent pas broncher devant cette offensive préméditée. J'en reste d'abord pantois, puis une certaine angoisse s'empare de moi. Les deux congénères sont parvenus à leur faim si on peut dire, en faisant se répandre sur le quai les quelques déchets qui les attirent. Ils se faufilent maintenant avec leur butin dans un trou de souris...

Dans un geste ridicule d'auto-défense, je dégaine mon livre de ma poche-revolver, puis je quitte mon siège brusquement pour émerger de la station au moment où de nouveau le soleil brille sur les trottoirs luisants, et comme le chantait Charles Trénet on dirait bien que tout à coup, allez savoir pourquoi, y-a comme d'la joie dans l'air !

Un clochard me tend sa bouteille de vinasse sous le nez d'un air goguenard tandis que deux étudiantes mutines me doublent avec des regards de conspiratrices avant de pouffer de rire un peu plus loin.

Il est presque midi, les sirènes vont bientôt retentir, il est grand temps de revenir sur ses pas (ou sur « mes » pas ???) pour affronter le verdict tant redouté.

Je présente de nouveau mon badge, encore confiant dans l'avenir. C'est alors qu'une voix synthétique me crache par-delà un micro que je n'avais jamais remarqué cette sentence :

« Monsieur, nos caméras interconnectées avec le réseau Central de la Ville ont remarqué que vous êtes resté le nez au vent et les mains dans les poches pendant près d'une demi-journée. Par conséquent, vous êtes rayé de notre liste des habilités à pénétrer dans nos locaux et vous pouvez retourner chez vous, merci. »

J'ai envie de répondre : « Et pour demain Chef, je fais comment ? »

Alors que je relève la tête, le nez au vent, je sens soudain ma carapace se durcir et des antennes me pousser sur le front, alors que dans le même temps, glisse de ma poche pour aller rejoindre le trottoir, mon exemplaire de La Métamorphose de Kafka. 

@Copyright 2014 Jean-Michel Crouzet