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Alouette, gentil Alouette

de Florian Petit

« Regarde, comme elle est belle. » Les enfants aiment me montrer du doigt et glisser ce mot, doucement, dans l'oreille de leurs parents. Ça ne me dérange pas. C'est plutôt agréable. Au fait, je m'appelle Lucie. Mais déjà ces minots blonds s'en vont et je les perds de vue.

Je ne sais pas si je suis vraiment belle, mais il est vrai que j'ai toujours été aimée et courtisée par des hommes. D'où qu'ils viennent. Des lieutenants de marine. Des capitaines. Des amiraux. Ou même de simples mousses qui s'étaient embarqués avec nous, à bord de l'Artémis. Evidemment, notre navire avait hérité du nom d'une déesse grecque, comme tant d'autres.

Il y a si longtemps que tout cela s'est passé que j'ai toutes les peines du monde à me souvenir de la première fois où je vis la mer. De Rouvray, le Capitaine n'était pas loin. Tout comme Jean-sans-Livre, le cuisinier. Je n'ai jamais su pourquoi on l'appelait comme ça. Et puis Petit Homme, un mousse cher à mon coeur. Et surtout Alouette, le maître charpentier, qui se promenait, nuit et jour, de la proue à la poupe, inspectant chaque morceau de mât, scrutant le moindre garde-fou, décortiquant jusqu'à la plus petite écharde sous sa supervision. Il me faisait rire et je l'adorais, toujours si attentif, si minutieux ...

Ce jour-là, ils étaient à mes côtés pour ma première rincée, aux embruns salés qui me frappaient le visage, à l'air iodé qui m'emplissait les narines. Ces postillons marins écorchaient mes cheveux, mes tresses ondulantes qui venaient presque fouetter le bois du beaupré. Des cheveux d'une blondeur absolue que le sel et le vent ont fini par décolorer, peu à peu. Ou peut-être est-ce le soleil et les reflets qui cognaient mon visage, de la même manière que les éclaboussures d'écumes qui coulaient sur ma poitrine. Sans doute ces traits de lumière sont-ils responsables de ma peau dont l'éclat clair s'est embruni avec les ans.

Ce dont je me souviens ensuite, c'est que nous étions en pleine mer. La tempête faisait rage. De grosses masses sombres, comme les nuits les plus noires que les hommes aient pu connaître, des abominations divines zébrées d'éclairs aveuglants, descendaient du ciel à notre rencontre. Et toujours on me voyait, à la proue du navire, la face battue par les bourrasques. Ils devaient penser que j'aimais ça. Ils avaient raison. Tandis que tout l'équipage se précipitait pour affaler les voiles qui faseyaient dangereusement ou que le pont était rincé d'un bout à l'autre par des seaux d'eau céleste, unis à des débordements d'eaux salées, je ne pouvais me départir de mon sourire insolent. Et Petit Homme. De Rouvray. Alouette. Ils louchaient dans ma direction. Du coin de l'oeil. Derrière un tas de cordes ou une voile déchirée.

Tous les matelots vibraient alors à l'unisson, sous les grondements féroces du Capitaine. C'était un privilège pour moi, d'être là et de pouvoir les aider. Je n'étais pas très utile, mais j'essayais de leur donner du courage. Et je les écoutais, lorsqu'ils ne pouvaient plus supporter le craquement des poutres et des mâts, le couinement des poulies ou les ronflements des autres marins. La nuit, ils venaient parfois me parler, épancher toute leur souffrance, leurs doutes, leurs espoirs. Je n'avais pas besoin de leur répondre quoi que ce soit. Ma simple écoute attentive suffisait à leur bonheur. Et je les retrouvais le lendemain, joyeux, grimpant sur les cordées, déroulant avec entrain le foc ou la grand-voile.

Toute la nuit, j'entendais les lames qui venaient s'échouer sur la coque. La quille qui tremblait sous les courants. Le gouvernail qui crissait, presque imperceptiblement et dont la moindre oscillation avait sur tout le vaisseau l'effet d'un muscle se tendant brusquement sous l'effort pour mieux se relâcher. Je sentais les hommes qui, inconsciemment, retenaient leur respiration. Puis soupiraient de soulagement.

Je les scrutais, moi aussi. Du coin de l'oeil. Avec l'air de ne pas y toucher. Le nez au vent. Les mains dans les poches. Surprenant les regards affectueux d'Alouette, à chaque instant. Presque tous les soirs, il venait me parler. De tout et de rien. Des choses les plus simples. Des étoiles. De la carte que le Capitaine avait noyée sous le café. Des bateaux qu'il fallait escorter, ces coquilles de noix alourdies par leurs tonneaux de rhum et leurs cargaisons d'épices. Et surtout des Anglais que nous poursuivions depuis trois jours. Il finissait toujours par ces mystérieux anglais dont le navire s'échappait à notre approche. Et puis il me glissait dans l'oreille « À demain, ma belle » avant de s'en aller. Au moins, lui, je sais qu'il me disait la vérité. Il n'y avait qu'à le regarder pour s'en convaincre.

L'Artémis n'était pas n'importe quel vaisseau. C'était un des plus puissants bâtiments de guerre de la Marine de Sa Majesté. Ses flancs étaient bardés de dizaines de canons, parfaitement alignés sur trois rangées de sabords. Je le croyais insubmersible. Car j'avais déjà connu plusieurs combats. Et j'avais même été blessée. Au cours de l'un d'eux, une balle m'avait éraflé la joue. Dans un autre, c'était un éclat d'obus qui m'était rentré dans la poitrine. La douleur avait été insupportable. Mais dans le chaos de la mitraille, personne ne vit que j'avais été touchée. Il fallut attendre que les hurlements des blessés cessent pour qu'Alouette me retrouve et me soigne. Il avait des larmes plein les yeux en me dorlotant. « Oh, ma belle, ça va aller, on va te soigner » m'a-t-il dit. C'était vrai, là encore. J'ai été bien traitée. Même si la cicatrice n'a jamais disparu. Parfois, un enfant me montre du doigt pour chuchoter, de ses grands yeux effrayés :

« Regarde maman... là, sur la joue... » Cela m'amuse aujourd'hui.

Mais je me souviendrai toujours de notre dernier combat. C'était un matin d'avril 1794, au large de la Guadeloupe. Je ne sais pas pourquoi nous nous étions aventurés par là. Mais je sais que la mer était d'un bleu turquoise aux teintes ultramarines que je n'avais jamais connues. Je pouvais presque voir le fond de l'océan, sous l'Artémis.

Brusquement, le Capitaine remonta le pont jusqu'à la poupe, surexcité. Le maître canonnier était à ses côtés et je l'entendis murmurer : « C'est aujourd'hui... Il arrive droit sur nous... et le vent lui est favorable. »

Le Capitaine pesta et ordonna le branle-bas de combat. J'en tremblais de tous mes membres. J'aurais voulu les aider mais que pouvais-je y faire ? J'étais impuissante et si faible devant tant d'hommes immenses, tant de vieux loups de mer, barbus et amochés, qui avaient répété mille et une fois les gestes de préparation au combat. Bientôt j'entendis les sabords qui s'ouvraient, le bois qui grognait, le raclement des canons qui sortaient leur museau de métal sous un soleil de plomb. Je suis certaine que l'Artémis resplendissait et rayonnait comme une seconde étoile, posée à la surface de l'eau. Les Anglais, eux, n'étaient à mes yeux qu'une comète grise et sans âme dont la course folle et inarrêtable ne pouvait que nous heurter de la plus effroyable des manières. Je l'ai compris bien après - revivant sans fin cette funeste journée - mais ce vaisseau n'avait pas la moindre chance contre nous. Trop petit. Moins bien armé. Lorsqu'il a compris qu'il ne nous échapperait pas, il a tenté le tout pour le tout. Un dernier baroude d'honneur.

Je l'ai vu s'approcher. Avec, chevillée au ventre, l'impression tenace qu'il venait droit sur moi. J'étais terrifiée. C'est alors que sa voix rassurante a calmé ma peur, chuchotant à mon oreille :

« T'inquiète pas, Lucie... on va en faire qu'une bouchée. » C'était Alouette, évidemment. Sa présence me rasséréna. Mais il fut aussitôt emporté par le tumulte et le fracas de la lutte. Les canons du gaillard d'avant avaient déjà commencé à cracher leur feu sporadique. Alors l'Artémis vira de bord et présenta son flanc gigantesque au navire ennemi. « FEU ! » hurla le Capitaine. Une première salve éclata. Un nuage de fumée et de suie s'éleva tout autour de moi. Bientôt, l'univers ne fut que dévastation et cris de fureur. L'Artémis fut percuté. Un craquement terrible retentit. Tout le vaisseau vibra intensément. Sa coque venait d'être éventrée, percée de part en part et ses canons plongeaient, impuissants, dans l'océan, au milieu des corps des marins, des poutres carbonisées et des cendres qui pleuvaient tout autour de nous. Les détonations distinctes de chaque coup de fusil, de chaque boulet de canon qui fusait dans l'air, tous ces bruits craquelaient, un à un, l'image effrayante du monde alentour, distordant cette réalité sur le point de se rompre comme du verre brisé.

Des grappins s'enfoncèrent dans la chair meurtrie du navire tandis que les Anglais passaient à l'abordage. Reçus par de nouvelles salves de canons. De nouvelles rafales de balles de plomb et par le cliquetis des sabres sortant des fourreaux. À présent côte à côte, tous deux prêts à s'abîmer dans l'océan, les deux vaisseaux de ligne ne formaient plus qu'une seule bête immonde. Notre brillant Artémis se trouvait phagocyté par un vomissement de tuniques rouges.

Et j'étais incapable de fermer les yeux. Ou de me boucher les oreilles. Incapable d'aider l'équipage. Je gardais avec fixité les bras le long de mon corps. Sentant les bourrasques pleines de suie qui me barbouillaient le visage. Et je ne pouvais pas... C'était trop difficile... Les combats n'avaient jamais été aussi violents. Aussi sanglants. Aussi proches de moi. L'on se battait juste là... et les cris d'agonie d'un blessé me parvenaient, à peine étouffés par la mitraille. Un mât craqua. Puis un autre. Les voiles n'eurent pas le temps de s'affaler avant de plonger dans la mer, rejoignant tous ceux qui coulaient comme des pierres car ils n'avaient jamais appris à nager. Recouvrant, de son voile protecteur, ceux qui vivaient encore, comme pour leur dissimuler naïvement les atrocités qui se déroulaient sur le pont.

Nous aurions certainement gagné ce combat, s'il s'était prolongé. L'équipage aurait mis les chaloupes à la mer. Construit des radeaux de fortune pour survivre jusqu'à la plage. Elle n'était pas si loin. Mais, comme je le sentais, le feu s'était propagé. L'odeur de brûlé du bois de chêne de la coque était trop persistante pour que l'incendie ne...

Et tout explosa. Le feu avait creusé trop profondément son sillon dans les entrailles de l'Artémis. Je sentis la coque s'ouvrir en deux et je basculai, à mon tour, dans ce grand bassin d'écume. Pour la première fois, je m'immergeai complètement dans l'eau salée... et coulai lentement au fond de l'océan. L'eau était grise après la pluie de cendres. Tous les marins avaient été dispersés par les courants ou par le souffle de l'explosion.

Il n'y avait plus que moi. Seuls quelques rais de lumière me parvenaient, sur le sable doré qui me retenait prisonnière, de ses longs bras soyeux. Alors je vis le corps d'Alouette qui coulait, lui aussi, à mes côtés. Mon tendre Alouette qui ne me parlerait plus jamais... Et je fus obligé de regarder. Et de tout voir. Un frisson glacé me transperça, mais personne ne m'entendit jamais crier. Et nous restâmes ainsi, allongés côte à côte. Sans bouger. Pendant des mois. Des années. Des siècles.

Avant d'être repêchés.

Je ne devrais pas repenser à tout ça...

 

Il a ouvert de grands yeux étonnés et la montre du doigt :

« Regarde maman, elle pleure la dame...

- Mais non, elle ne pleure pas, c'est impossible », rit sa mère.

« S'il vous plaît, le musée va fermer, une dernière photo et il faudra y aller » s'impatiente le gardien.

Les visiteurs s'arrêtent souvent ici. C'est vrai qu'elle a quelque chose d'étrange. Elle n'est pas comme les autres pièces de la collection. Elle paraît plus... vivante. On sent presque son regard peser sur vous. Ses yeux suivre avec attention le moindre de vos gestes. Tout son être qui écoute avec avidité la plus petite parole qui sera prononcée.

Et si l'on s'approche de la plaque blanche qui brille, juste sous son regard, une légende très courte apparaît en lettres sombres :

« Lucie », figure de proue de l'Artémis (1786-1794), vaisseau de ligne coulé au large de la Guadeloupe. Epave retrouvée en 2014. 

@Copyright 2014 Florian Petit