Premier prix

Séduction

de Julius Nicoladec

C'était pourtant un bien beau jeune homme. Dès l'abord, on ne pouvait qu'être subjugué par ses magnifiques yeux turquoise qui lui donnaient ce regard profond, l'air de pouvoir traverser toute l'épaisseur du monde. On se sentait alors dénudé jusqu'au vif de l'âme. En contrepoint, une bouche dont les lèvres manifestaient avec élégance un équilibre subtil de séduction et de fermeté. Quant au nez, on hésitait à le nommer d'un nom si vulgaire... Une petite merveille, fine, racée, un peu plus long que de coutume, comme pour faire valoir la petite imperfection qui rend plus que parfait. De belles grandes mains, qui soulignaient avec grâce les nuances de ce qui avait lieu. Pour le reste, du petit muscle ferme, juste ce qu'il faut. L'ensemble était tout à fait irrésistible. Même les blasées et les blasés en ressentaient un petit pincement. Ajoutez à cela qu'il savait à l'occasion doser petite pointe de lyrisme et brin d'humour, c'était un véritable ravissement.

 

Le bel Antoine avait quand même un sérieux handicap, son émotivité maladive devant les jolies choses. À le voir en zone calme, on ne se doutait de rien. Mais si d'aventure passait par là, d'un peu trop près, un petit chaton mignon, une jolie fille, un moineau guilleret, ou autre affaire de ce genre, il perdait tous ses moyens. C'en était consternant. Bras raides dont il ne savait plus que faire, démarche crispée, le nez pointant vers le sol, c'en était fini de toute grâce. Ajoutez que le mental en prenait un coup équivalent, ne restait plus qu'un pantin disloqué et rabougri.

 

Si ça ne portait pas trop à conséquence avec chatons et oisillons, vis-à-vis des gamines, c'était plus gênant. Non que l'air gourde soit forcément une contre-indication pour un bel homme. Certaines de ces dames et demoiselles trouvent même ça plus confortable, ça limite les complications. Mais il y a quand même des limites. Dans son cas, ça devenait une curiosité valant le détour. On en voyait plus d'une qui se faisait un plaisir de prendre le même trottoir. Munie d'une petite jupette minimale, ou d'une chemisette dont les boutons du haut ne servaient plus que de décoration provocante, c'était un jeu divertissant de le mettre en déroute. A l'occasion d'un réverbère, d'un abribus, ou autre accident urbain qui rétrécissait le passage, on en prenait excuse pour le frôler, pour le malin plaisir de voir la beauté se décomposer. Il est quand même réconfortant que les privilèges injustement distribués par la nature se paient de temps à autre...

 

Le pauvre avait appris à vivre avec son infirmité. Il évitait de regarder avec trop d'attention les petites délicatesses de passage, et réservait son regard pénétrant pour traverser le reste du monde, en général plus insignifiant. De toute façon, être pris pour un débile ne le gênait pas plus que ça. Il éprouvait même ce petit plaisir pervers, que seuls les élus peuvent connaître, à être pris pour une andouille par beaucoup plus sot que soi. Et puis, un bon coup de respiration profonde, une petite saillie tendre et drôle, le regard turquoise dans une autre direction, et tout rentrait dans l'ordre de sa suprématie radieuse.

 

Mais il y avait le problème Mathilde. Là, on n'était plus dans la petite rencontre émouvante, oisillon, chaton ou petite minette. Il ne s'agissait plus des petits charmes variés de la nature. Il s'agissait de Mathilde. Pour lui, c'était le sens même du monde qui se manifestait là. En tout cas du sien. En bon délire d'amoureux, il se disait que tout n'avait été conçu que pour en arriver là, à l'existence de cet être-là. Sa beauté à lui, son charme rayonnant, tout ça n'avait de sens que d'être au service de Mathilde. Seulement voilà, grosse émotion, grand désastre. À sa simple vue, même à sa seule évocation, il devenait franchement pitoyable. Une catastrophe. On a du mal à se souvenir de la magnificence passée de la rose, quand elle n'est plus, fanée, qu'un chiffon sale qui s'effrite. Eh bien, voir Antoine, mis en perspective même éloignée de Mathilde, effaçait jusqu'au souvenir de l'Antoine qu'on avait pu connaître. Plus grand-chose qu'une marionnette qui se déglingue.

 

Ce qui fait que la seule expérience qu'elle avait de lui, était celle d'un machin ridicule, avec un long nez pendant dont on se demandait s'il allait finir par se ficher en sol et de grandes paluches inutiles qui pendaient bêtement de chaque côté. Bon, le côté ado disgracieux qui n'a pas encore repris forme humaine, elle connaissait, et n'y prêtait plus guère attention. Mais là, ça faisait beaucoup. En plus, des copines un peu perverses avaient fini par lui en montrer photos et petites vidéos, prises à son insu au téléphone portable. Ah, ça avait une autre allure. Difficile d'ailleurs de se dire qu'il s'agissait de la même chose. Ce qu'on lui montrait sur l'écran semblait en effet une pure merveille, tout à fait désirable. Le problème est que quand elle le rencontrait, elle lui trouvait bien l'air irrésistible, mais dans un genre très différent. À mourir de rire.

 

Comme il est bien agréable de jouer des faiblesses des autres, elle s'était inventé un petit jeu assez sadique. Les jours où elle se sentait lasse de ses prétendants habituels, ou simplement voulait se conforter la joie de vivre à peu de frais, elle partait à sa rencontre. Le jeu consistait à arriver à contre-jour, munie d'un quelconque manteau, ou autre technique la rendant difficilement identifiable de loin. Puis elle s'approchait lentement de lui jusqu'à ce qu'il se rende compte à qui il avait affaire. La séquence valait vraiment le dérangement. C'était très supérieur aux petites vidéos comiques qu'on trouve sur internet. Là, c'était du grand art. De loin, elle pouvait deviner l'évolution quasi divine du bel Antoine. Il semblait flotter au-dessus du monde, rayonnant de tous ses charmes. Et puis, d'un seul coup, quand la distance moindre lui permettait de la reconnaître, transformation du bel en bête. Il n'y avait plus, d'un seul coup, qu'un pantin maladroit. Comme si on avait changé de chaîne par accident. Il avait conscience de l'horreur de la métamorphose, mais qu'y pouvait-il ? Trop tard pour faire demi-tour, il ne lui restait plus qu'à sombrer jusqu' au bout du ridicule.

 

Comme, malgré sa beauté, il n'était donc finalement pas un rival bien dangereux, il avait de bons copains. En plus, certains se servaient de lui comme une sorte d'appât. Ça permettait d'attirer les filles de loin. Une fois rapprochées, vu le passage de l'Antoine en phase débile, elles n'avaient plus guère comme option que de se rabattre sur le copain manipulateur. Germain était le plus généreux d'entre eux. Il connaissait bien l'infirmité de son ami, et en éprouvait quelque pitié. Une fois qu'il était passé peu après Mathilde, qui était venue là se divertir un peu, il le trouva dans un tel état de délabrement qu'il jugea inhumain de laisser les choses en l'état. Comme de toute façon, lui n'était pas très attiré par la gamine, qu'il trouvait plutôt insipide, il restait désintéressé sur cette affaire.

« Mais mon gars, il faut faire quelque chose. Tu ne vas pas te mettre en cet état à chaque fois que tu la croises. D'autant que, franchement... Enfin, des goûts et des couleurs... »

Antoine n'arrivait pas à comprendre que d'autres pouvaient ne pas la trouver fatale, mais en même temps ça le rassurait.

« Va falloir que t'apprennes à pas te laisser démonter. C'est quoi, là, cet air coincé ? Faut y aller décontracté, mon gars. Ça s'apprend. Tu fais semblant de pas la voir et tu y vas franco, à l'aise. Le nez au vent, les mains dans les poches. Beau comme t'es, faut cultiver le genre aérien. »

Il n'était pas encore parvenu à se remettre en état de bien comprendre ce qu'on lui disait. Comme n'importe quel gars en vraie déroute, il était prêt à prendre comme solution miraculeuse n'importe quel conseil, même d'apparence farfelue. Les mains dans les poches, le nez au vent, bon, pourquoi pas. D'autant que le Germain devait connaître son affaire, il avait une sérieuse réputation de dragueur. Comme la déroute mentale consécutive à la rencontre mathildesque n'était pas dissipée, il n'était même plus en état de différencier le propre du figuré.

 

C'est donc avec le plus grand sérieux qu'il décida de faire essai de la méthode préconisée par le copain. Mais, vu son état de délabrement mental, en la prenant, comme on dit, au pied de la lettre. Pas si facile à réaliser. Faire semblant de ne pas la voir, difficile, mais jouable. En pensant très fort à autre chose, on peut triompher de bien des dangers. Mais pour les mains, il ressentait quand même forte résistance. Pas seulement que sa vieille mère lui avait appris les bonnes manières, qu'il était tout à fait vulgaire de se promener les mains dans les poches. C'est comme à table, les mains doivent rester visibles pour ne pas être soupçonnées de malhonnêteté. Il y avait aussi que son élégance naturelle s'y opposait vigoureusement. Vous imaginez un chef d'orchestre les mains dans les poches ? Dans la vie courante, la fonction reste la même, souligner la musique, alors pas dans les poches. Cette affaire-là allait lui demander de grands efforts de rééducation.

 

Mais avec le coup du nez au vent, on rentrait dans un autre genre de difficulté technique. Parce que, concrètement, ça voulait bien dire qu'il fallait qu'il se débrouille pour ne rencontrer Mathilde que les jours de brise. C'est que dans le coin, c'était plutôt en général calme plat. Et quand par hasard ça se mettait au vent, la pluie n'était pas loin. Même si les gamines aimaient se divertir à voir un Antoine en déroute, par mauvais temps, elles n'étaient plus très motivées. Une fois sortis de l'enfance, beaucoup de gens n'aiment plus trop s'amuser sous la pluie. Il fallait donc se trouver des petits créneaux de vent sans promesse de pluie, ce qui arrivait quand même de temps en temps.

 

Après quelques séances d'entrainement, que, pour ne pas prêter à ridicule, il n'accomplissait que le soir tombé, dans son jardin, il commença à prendre le coup. Le regard turquoise dans le lointain, pour ne pas se laisser perturber par une vision trop troublante, les mains, le nez, tout était en position. Pas facile, car les mains attendaient le moindre moment d'inattention pour quitter leur geôle, et le nez avait quelques difficultés à supporter ce vent désagréable, que ses narines généreuses laissaient largement entrer. Garder beauté fatale en occasion troublante n'était finalement pas si simple. Sans compter qu'il gardait quelque appréhension quant à l'efficacité de la méthode.

 

Si on veut y arriver, il faut bien passer à l'acte un jour ou l'autre. Il décida donc de se lancer. Mathilde allait à son cours de danse le mercredi après-midi, la météo promettait un bon coup de vent sec, il devait être maintenant en état de tenter la rencontre. Donc l'air de ne pas la voir, les mains solidement plantées dans les poches, le nez bien relevé face au vent, on allait pouvoir juger de la méthode du copain Germain. À la première tentative, les forces de la nature l'abandonnèrent malheureusement sans préavis. À peine cent mètres dehors, plus de vent. Alors, le nez dans l'air calme, il se dit que ça n'allait pas le faire, et préféra rebrousser chemin. Au grand dépit de Mathilde d'ailleurs, qui, l'ayant vu arriver de loin, s'était promis un moment de joyeuse détente. Il attendit donc pour remettre ça que la météo promette un vent soutenu.

 

Trois mercredis plus tard, nouveau pronostic météo favorable. Prenant son courage à deux mains dans les poches, il se lança dans le deuxième essai. Il la vit arriver de loin, il fallait soigner l'allure. Pour être sûr de bien garder ses chances, il se répétait la formule magique, comme une prière, « nez au vent, mains dans les poches ». Dans les poches, ça s'agitait avec impatience, pas si facile de trouver une position naturelle. En fait, les mains ne savaient pas quoi faire là-dedans. Si elles ne peuvent plus raconter la vie, à quoi bon tous ces doigts ? Quant au nez, ce n'était au début qu'une gêne désagréable. Mais mètre après mètre, ça se dégradait et finissait à virer à la catastrophe. C'était peut-être une petite merveille, mais il était quand même un peu plus long que de coutume, et le vent s'engouffrait là-dedans sans pitié. Nez au vent, facile à dire, mais ça pique, et finalement ça fait franchement mal. L'affaire peut vite tourner au désastre. À portée de vue proche de Mathilde, il sentait bien que ça commençait à dégouliner et que la chose devait être toute rouge. Avec ça que les poches étaient agitées de soubresauts... Finalement, il en était encore plus pitoyable qu'avec son air coincé à l'ancienne manière. Tout aussi raide, peut-être un peu moins désarticulé, et encore, mais nettement plus ridicule. Morve au nez, des poches qui hoquetaient, et voilà que les yeux, contaminés par les mésaventures du nez, commençaient à pleurnicher. Ils n'avaient plus du tout l'air d'avoir affaire à la profondeur du monde. Il se mourait de honte, mais ne pouvait plus fuir à l'approche de Mathilde, qui semblait de plus en plus rigolarde à la vue du spectacle. Mais pas seulement.

 

C'est que l'Antoine, dans sa déconfiture nouveau style, en devenait émouvant. Avec l'ancienne manière d'être dérouté, il avait l'air coincé. Ça n'incite pas forcément à la compassion. Mais là, il faisait petit gamin malade à remettre d'urgence dans son lit. Il ne donnait plus envie de se moquer. Aussi, c'est presque avec tendresse que Mathilde lui parla, quand ils se croisèrent. C'était bien la première fois qu'elle lui adressait la parole.

« Tu veux un mouchoir ? Tu ferais mieux de faire comme pour tes mains, rentrer chez toi te mettre au chaud... »

Il en était stupéfait. Nez au vent, et paf, la fille de vos rêves vous cause. Décidément un mec expérimenté, le Germain. Les mains en tentèrent une esquisse de transgression vers la sortie, aussitôt réprimée.

« Non, non, garde-les au chaud, pas la peine de prendre froid de partout. Allez, à bientôt... »

 

Avant qu'il ait pu en caser une, elle était repartie vers son cours de danse. Les grandes émotions, ça donne rarement le sens de la répartie. Il l'aurait bien rappelée, pour lui demander confirmation qu'elle avait bien dit « à bientôt. » Mais bon, il y a quand même des limites au ridicule. Et puis, « à bientôt », c'était sûrement une formule comme ça, sans signification précise. Il en était là de ses incertitudes, quand il l'entendit de nouveau. Il crut d'abord à une hallucination, il ne l'avait pas entendue revenir sur ses pas.

« Rentre chez toi, et mets-toi bien au chaud dans ton lit. À la sortie du cours, je passerai te voir pour te faire un bon grog. »

 

Chez lui, dans son lit, un bon grog ! Alors là, plus le moment de douter, il y courut. Le nez plus au vent que jamais, heureux même d'y sentir ces violentes rafales de picotements, puisque c'était le bruit de fond du bonheur. Dans l'enthousiasme, il en aurait presque autorisé les mains à sortir esquisser un petit mouvement de joie. Mais ce n'était vraiment pas le moment de leur faire prendre froid... 

@Copyright 2014 Julius Nicoladec