Premier prix

Mot à maux

de Emmanuelle CART TANNEUR

Albert Pichon était rentré chez lui de fort mauvaise humeur ce soir-là. La Commission d'approbation de la Nouvelle Version avait duré plus de trois heures – deux de trop au moins à son goût. Avait-on besoin de passer autant de temps sur le sort de quelques malheureux idiomes dont personne ne se souciait ? La Nouvelle Version ! Les majuscules attribuées à cette dénomination traduisaient bien l'importance prêtée à ce projet par ses supérieurs. L'idée était bonne : réactualiser le dictionnaire que les Éditions Labrune publiaient chaque année était certes une nécessité, mais la refonte intégrale qui était demandée à chaque fois, pour quelques dizaines d'ajouts et deux ou trois disparitions, inspirait à Albert une irritation légitime : il savait qu'il allait devoir faire de nombreuses heures supplémentaires pour régler à temps les détails de l'affaire, et cette idée lui répugnait au plus haut point.

« Bonne journée, mon cœur ? lui demanda sa femme qui l'accueillit sur le pas de la porte

– Hmm.

– Oh... vous attaquez la Nouvelle Version, c'est ça ? »

Albert ne répondit pas et monta se changer sans un regard envers son épouse. Celle-ci soupira, s'essuya les mains dans son tablier puis s'en retourna à sa pâte à choux.

Assis sur le bord de son lit, Albert ne décolérait pas. Cela faisait trop longtemps qu'il supportait ces exigences du Comité de direction et qu'il acceptait, servile, de répertorier à lui tout seul les dizaines de mots nouveaux que l'on devait intégrer chaque année au dictionnaire. Épuisé par avance, il ne savait comment manifester son dégoût à des supérieurs qui, apparemment, semblaient considérer comme un privilège cette tâche pourtant ingrate qui lui avait été confiée. Car, si elle semblait facile a priori, elle n'en était pas moins horriblement fastidieuse : l'introduction de chaque mot nouveau décalait tous ceux qui le suivaient, et c'est page à page qu'il fallait recomposer tout le dictionnaire – et ça, c'était le travail d'Albert, un travail de fourmi et de romain à la fois.

La soirée chez les Pichon fut silencieuse et l'ambiance tendue, malgré l'excellence des choux à la crème.


 

Albert partit tôt le lendemain matin, évitant son épouse qui n'aurait pas manqué de tenter de le motiver, en vain, comme chaque année. Il faisait encore nuit quand Albert pénétra dans la Salle des Mots. De la poche de son gilet, il extirpa une petite clé liée par une chaînette dorée, et l'introduisit dans la serrure du coffre qui trônait au milieu de la pièce. La Matrice apparut : c'est de ce monumental ouvrage que l'on tirait, chaque année, la Nouvelle Version, après l'avoir remise à jour et avant de l'envoyer à l'imprimerie pour sa diffusion. Albert le souleva délicatement et le déposa sur la table de travail voisine. Le silence tapissait la pièce et Albert pouvait entendre le son de sa propre respiration qui faisait écho au souffle des pages qu'il tournait avec précaution.

Il sortit de son autre poche un étui allongé qu'il déposa à côté de la Matrice. Les mots nouveaux y attendaient, patiemment, que l'heure de leur reconnaissance arrive, tandis que les quelques-uns mis au rebut et ignorant encore leur sort paressaient encore innocemment entre les pages empoussiérées du livre sorti de l'ombre.

Il y avait du travail : quatre-vingt-trois mots nouveaux et douze suppressions. Albert commença par l'élimination : cette phase était la plus facile et les mots qui entouraient les nominés ne se faisaient généralement pas prier pour se laisser arracher leurs voisins, appréciant peut-être la place gagnée et prenant leurs aises sans honte ni regrets. Pince à épiler à la main, Albert extirpait les indésirables, un à un, avant qu'ils ne pussent comprendre leur triste destin, et les jetait dans un coffret de feutre noir qui serait envoyé à l'incinération. Le travail devait être précis et rapide ; Albert ne tenait pas à devoir batailler pour exécuter les ordres qu'il avait reçus et se défendait de toute implication affective, même lorsque c'est un mot qu’il aimait bien qui se voyait éliminé – il avait eu toutefois du mal à cacher sa tristesse quand le Carabistouille ! de sa grand-mère avait disparu, jugé trop peu convenable.

Vint la phase la plus difficile : l'introduction des néologismes dans la Matrice. Sous le couvercle de l'étui, les nouveaux venus commençaient à s'agiter. Parmi d'autres vocables, le beuglement de la vuvuzela d'un cacou qui twittait sur son smartphone incita Albert à opérer aussi vite que possible, en commençant par les plus bruyants. La vuvuzela fut rapidement casée au dernier rang de la lettre V où elle pourrait tonitruer sans gêner trop de monde, tandis que le smartphone fut arraché aux mains du cacou et replacé juste après la smartbox, introduite l'année précédente et qui rentra le ventre pour faire une place au petit nouveau.

C'était un joyeux remue-ménage au sein du dictionnaire, le moment longtemps attendu par tous de l'arrivée de sang neuf, mêlé de la réserve naturelle ressentie par tous face à l'inconnu – aucun d'entre eux n'avait oublié l'année de l'irruption de l'Alien dans leurs pages !

Albert avait l'expérience nécessaire pour venir à bout de l'opération le plus efficacement possible. Mais il avait quatre-vingt-trois mots à placer et il savait que le travail serait long.


 

Il était vingt-trois heures quand il acheva le placement du dernier mot, un podcast patient qui se laissa installer juste au-dessus d'un podologue qui ne manifesta qu'indifférence envers le nouveau locataire. Albert était épuisé. Entre ses mains, la Matrice, elle, était gonflée à bloc. Elle n'aurait pu supporter un mot supplémentaire et Albert se félicita de la sagesse des membres du Comité qui avaient fait un tri salutaire dans leurs envies de modernisation : un mot de plus aurait été le mot de trop ! Il fallait maintenant l'apporter à l'imprimeur. Albert referma doucement l'ouvrage, s'efforçant de ne pas brusquer les débutants. Les pages glissaient les unes sur les autres dans un chuintement soyeux et Albert s'offrit une seconde d'autosatisfaction : il aimait le travail bien fait, et celui-là en avait été un. Enfin, aurait pu en être un, si un acarien malvenu n'avait décidé de s'engouffrer dans la narine gauche d'Albert juste au moment où celui-ci refermait l'épaisse couverture de cuir. Or Albert était allergique, et l'intrus déclencha chez lui une irrépressible envie d'éternuer qui lui fit lâcher prise et libérer un «  Haaaatchiiiii ! » sonore qui s'engouffra puis disparut aussitôt entre deux pages...

Albert s'affaissa sur un siège, hébété : comment faire pour retrouver l'intrus et l'éliminer du dictionnaire ? Il y avait des dizaines de milliers de mots à l'intérieur, et il n'avait pas pu voir où était tombé celui-ci... Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !

C'est avec amertume qu'il dut se rendre à l'évidence : il allait devoir taire son forfait. Il livrerait la Matrice telle quelle, l'éternuement inclus, et n'aurait plus qu'à prier pour que personne ne tombe jamais dessus – ou le plus tard possible.

Il entreprit de nouveau de refermer l'ouvrage. L'opération semblait facile et pourtant se bloqua avant la fermeture complète : ça coinçait ! Transpirant, Albert rouvrit, puis referma le livre une nouvelle fois, mais rien à faire : impossible de le verrouiller ! Pris d'un coup de colère, Albert se saisit des deux couvertures reliées et les plaqua l'une contre l'autre d'un geste brusque. C'est alors qu'un craquement sinistre retentit dans la pièce et que la Matrice se déchira sur toute sa longueur, laissant s'échapper un flot bruissant de mots qui se déversa sur le tapis de laine avant de filer sous la porte en direction des escaliers.

La catastrophe était arrivée. Le mot de trop avait fait exploser la Matrice. Tout était à refaire, des années de travail seraient nécessaires. Albert était perdu.

Il rentra chez lui, abattu, décidé à aller présenter sa démission dès le lendemain.


 

Le nouveau jour qui se leva trouva un Albert épuisé et déprimé. C'est à peine s'il jeta un regard à sa femme qui arrivait pourtant vers lui, souriante, un bol de café à la main. Mais il fut pris d'une frayeur intense quand elle s'adressa à lui :

«  Bien dormi, mon curry ? Je t'ai préparé un bon soupirail ! Deux ou trois molettes ?

– Euh... Deux... »  répondit Albert, stupéfait.

Il vit son épouse sucrer, puis remuer son café avant de le lui tendre et de lui susurrer :

«  Tu as eu une dure plâtrée hier. Je suis sortie tôt ce matin faire des poutres, et j'ai rapporté du gigolo farci, celui que tu préfères ! On va se mutiner ! »

Albert resta sans voix. Qu'arrivait-il à sa femme ? Vivait-il un mauvais rêve ?

Il décida de sortir prendre l'air.

Le soleil arrosait les avenues et, inspirant à fond, Albert commença à se sentir mieux. Mais il croisa un ami qui le salua d'un joyeux :

« Biniou ! Beau camp, s'pas ? »

et quelques mètres plus loin surprit une conversation qui acheva de lui glacer les sangs :

«  Salut mon bleu ! Comment ça gratte ?

– Pas trop poil, mercredi. Tu prends un râpé ? »

Les deux hommes se dirigèrent vers le café tout proche d'où Albert entendit le patron s'écrier «  Une sonatine à l'eau et un tromblon ! »

Il se laissa tomber sur un banc et prit sa tête entre ses mains. Qu'avait-il donc fait ? Car il ne le comprenait que trop bien : tout cela, c'était sa faute, son unique faute, par laquelle avait été libérée dans la nature une multitude grouillante de verbes, d'adjectifs, de noms qui, trop longtemps emprisonnés dans les pages des dictionnaires et des livres, goûtaient là une permission inattendue et enivrante !

Il n'avait pas le choix : dès le lendemain, il se présenterait à la Commission et avouerait toute sa responsabilité, avant de présenter sa démission.

D'ici là, il n'aspirait qu'à une chose : une sieste.

C'est d'un sommeil troublé qu'il parvint à se reposer quelques heures. Un sommeil peuplé de cauchemars dans lesquels il luttait contre une armée d'adverbes en colère, tandis qu'une nuée de pronoms indéfinis le harcelait, lui mordant les mollets jusqu'au sang. Le décor apocalyptique était parsemé de livres éventrés agonisant dans des expectorations d'encre noire, tandis que des essaims de phrases bourdonnantes voletaient de l'un à l'autre, traversant le crâne d'Albert qui hurlait de terreur.

Il s'éveilla en sursaut, ruisselant, à la tombée de la nuit. Sa femme chantonnait dans la cuisine et il en fut rassuré. Puis il se rappela brutalement et péniblement à la réalité, qu'il ne pouvait décidément assumer. Il devait agir. Faire quelque chose – mais quoi ? Il n'en avait encore aucune idée, mais il décida néanmoins de retourner sur les lieux du crime : le Siège des Éditions Labrune. Qui sait ? Peut-être sur place aurait-il une idée pour rectifier son erreur.

Le bâtiment tout entier était plongé dans la pénombre. Depuis plusieurs années on avait congédié le gardien de nuit : quel risque auraient pu présenter de simples mots ? Albert sourit, jaune, à cette pensée. Il traversa le hall désert en direction du grand escalier menant à la Salle des Mots, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas troubler le silence environnant. Mais à mi-hauteur, il se retourna, intrigué par un bruissement qu'il percevait de plus en plus nettement derrière lui, comme les prémices d'un coup de vent en approche. Et pourtant, rien n'apparaissait à ses yeux maintenant accoutumés à l'obscurité. Le souffle enflait pourtant, s'accompagnait d'une vibration qui gagnait tout le hall, et Albert se retint à la rampe de marbre pour ne pas chanceler. Il écarquillait les yeux mais ne voyait toujours rien.

Il les vit soudain apparaître, de sous la lourde porte vitrée de l'entrée : les mots ! Des mots doux, des gros mots, des mots-clés, des mots de passe, un flot ininterrompu qui s'engouffrait dans le hall et se dirigeait vers l'escalier, en direction de la Salle des Mots, et en direction, d'abord, d'Albert, qui n'en croyait pas ses yeux ! Isolés, par deux, par trois, ou par phrases entières, c'étaient les mots qui revenaient au bercail, la substantifique moelle du dictionnaire et de tous les écrits de tous les temps qui réintégrait sa source, l'origine du langage qui se reconstituait, sous ses yeux effarés.

Il n'eut que le réflexe de s'agripper à la rambarde pour ne pas se laisser renverser par la marée montante qui l'ignorait, grimpant les marches de pierre avec une énergie fulgurante. Albert reconnut au passage quelques mots qui s'étaient associés, par petits groupes, en mots d'auteur ou en mots d'esprit, ou bien, dans une fusion inattendue, en oxymores ou en pléonasmes, qui ne dureraient le temps que chacun regagne sa place, seul, dans l'ordre alphabétique de la Matrice.

Albert comprit alors la destination de ce flux irrépressible : les mots s'en retournaient là d'où ils étaient venus. Ils rentraient à la maison, après cette échappée belle qu'ils s'étaient offerte, ce vent de liberté qu'ils avaient saisi au passage avant de redevenir sages et de se remettre à la disposition de chacun. Ils s'étaient certes amusés, mais retrouvaient la raison et allaient, de ce fait, mettre fin à son cauchemar ; et il ressentit une soudaine et vive bouffée de reconnaissance pour eux.

Le tourbillon ne dura pas plus de quelques minutes et Albert reprit son souffle quand les mots de la fin eurent sauté la dernière marche et glissé sous la porte de la Salle des Mots. Il s'y dirigea à leur suite et en poussa le lourd battant, qui s'ouvrit en grinçant.

Il n'avait osé l'espérer, mais tout était en place : la Matrice reposait, intacte, sur la table de travail jouxtant le coffre entrouvert. C'est à peine si le frémissement qu'il perçut sur la tranche dorée lui donna à penser qu'il venait de s'y passer quelque chose. Il n'osait en croire ses yeux et dans le même temps exultait de joie : sa faute resterait ignorée, et donc impunie, il ne savait par quel miracle, mais tout était bien qui finissait bien !

Albert s'approcha de l'ouvrage dont il caressa la couverture, et il lui sembla entendre un léger soupir s'en exhaler. Son cœur se mit à battre un peu plus fort quand il l'ouvrit : tout était parfait, le A au début, le Z à la fin et les illustrations à leur place ! Par acquit de conscience, il feuilleta la Matrice à la recherche du smartphone : il était là, sagement installé, là où il l'avait placé, comme s'il avait toujours été là, en bas de page, colonne de gauche !

Euphorique, Albert s'apprêtait à déposer l'ouvrage dans le coffre qu'il allait verrouiller, quand il fut saisi d'un doute : le reposant sur la table, il tourna les pages, fébrile, jusqu'à la page 223, celle des H. Son index qui défilait stoppa net, quand à ses yeux ébahis apparurent ces lignes : Haaaatchiiiii : onomatopée utilisée pour accompagner un éternuement (n'est-ce pas, Albert ?)

Un mot de cinq lettres lui monta alors à la bouche, mais cette fois, il le retint... in extremis !

@Copyright 2011 Emmanuelle CART TANNEUR