Coup de cœur

Prénom Mickey

de Jean-Michel BURNICHON

Je suis Mickey¹. Au regard de tous, c'est ce que je suis. C'est ainsi qu'on me considère. Qu'on m'appelle. Mickey. Dans la rue, je suis Mickey. Les enfants aiment Mickey. C'est ce qu'on dit. Et moi, j'aime les enfants. Pourtant ils ne viennent pas à moi, pas spontanément. Ils hésitent. Les parents doivent les y pousser. Les rassurer. Tiens regarde, c'est Mickey ! Va dire bonjour à Mickey ! Je fais peur. Je le sens bien. Mickey, le vrai Mickey fait peur. Celui que les enfants croisent dans la rue. En chair et en peluche. Pas celui des dessins animés. Parfois même ils pleurent. Tellement je les effraie. Ça n'est pourtant pas de ma faute. Ce n'est pas moi qui ai décidé de mon costume. Ça aurait été que de moi je l'aurais fait plus léger, plus discret, moins angoissant. Je n'aurais pas fait Mickey, autant dire. J'en aurais fait un autre. Ou même rien du tout. Ça aurait été que de moi. Mais pas eu le choix. On fait avec ce qu'on a. Si vous croyez que ça m'amuse. Alors si en plus vous ajoutez ces sacrées pancartes... C'est simple, je serais un enfant, je me croiserais dans la rue je me ferais peur moi-même. Je m'épouvanterais. C'est vous dire. Mais voilà, les parents les poussent. Ça les rassure. Ça les émerveille. Eux. Les parents, je veux dire. De voir leurs rejetons s'émerveiller devant Mickey. À ce qu'ils croient ! Parce que les mômes... Les mômes eux, ils sont terrifiés, au fond, pour dire vrai. Alors, timidement, pour faire plaisir à leurs géniteurs, ils viennent, les mômes. T'es Mickey ? ils demandent, prêts à déguerpir. Le vrai Mickey ? Oui. Je suis Mickey. Nan, je te crois pas. C'est pour de faux. Mickey il est plus beau, et il est plus gentil. Pourtant. Je suis Mickey. Voilà tout. Jusqu'au bout des ongles. Ou des griffes, je ne sais — ce qu'il est censé y avoir sous les gants, les fameux gants à quatre doigts. Au boulot aussi, je suis Mickey. Tout le monde m'y appelle Mickey. C'est devenu... Le matin quand j'arrive, on me dit: Salut Mickey, ça gaze ce matin? Comme ça tous les matins, alors que je n'ai même pas encore enfilé ma peluche. Jamais : Salut Patrick, non. Patrick c'est mon vrai nom. Ils y prennent un malin plaisir. C'est Donald qui a lancé la mode. Marc. S'appeler par le nom de nos personnages. Ça le faisait rire. Au début moi aussi ça me faisait sourire. Je suis d'un naturel bienveillant. Après ça s'est gâté. Je rigole plus. Ainsi il me dit : Et comment va Minnie en ce moment ? Ça me met mal à l'aise. C'est lourd. Ça l'est d'autant plus qu'il sait très bien que de Minnie il n'y a pas. Plus. Est-ce que je l'asticote avec Daisy, moi ? Mais il a sa Daisy, lui. Il le fait exprès. C'est encore pire quand il est de bonne humeur. Parce que bonne humeur chez lui signifie graveleux. Épais. Alors il fait des allusions scabreuses aux relations de Mickey et Minnie. Je vous passe les détails. Je ne réponds pas à ces grossièretés. Maintenant c'est trop tard. Il aurait fallu. Dès le début. Mais je l'appelle Donald. Pour me venger.

Ou plutôt pour ne pas me laisser marcher sur les pieds. Petite vengeance. Bien faible. Croyez-vous que j'aurais l'idée de lui demander comment vont les Riri Fifi Loulou qu'il n'a pas? Parce que c'est là-dessus que. Non. Même pas. Bienveillant je suis, je l'ai dit. Façon de dire con. Ne sais pas me défendre. Faire mal. Faire mal ne serait-ce que pour me défendre. Alors j'encaisse les Minnie. Des rafales. Vous me direz, Minnie, on n'est pas si loin justement. Parce qu'entre Mickey et Minnie, on peut pas dire. Question hmm-hmm-hmm. Pas l'air de bricoler bien fort. Va savoir. Donald. Mickey. Même à la maison, je suis Mickey. À l'occasion. C'est les enfants qui s'y sont mis. Quand je les ai. Quand ils ont su. Au début je ne leur avais pas dit. Rien. Motus. Pourquoi, je ne sais pas bien. Peut-être ne voulais-je pas les faire déchanter de leur naïveté d'enfants ? Peut-être ne voulais-je pas qu'ils me voient ainsi accoutré ? Avec tout ce qu'il y a d'humiliant à cela. La dégringolade du père. À ce que je m'imaginais. Je leur disais que je travaillais dans la publicité. Comme à mes parents, d'ailleurs. Mais eux par contre n'ont jamais su. Et ne sauront plus. Publicité. Ce n'est pas tout à fait mentir. Avec mes saletés de pancartes. Entrez dans le monde magique de Mickey et tous ses amis. Tu parles. Puis, un jour, je suis tombé sur eux dans la rue. Mes enfants. Avec leur mère, qui ne savait pas non plus. Qui me croyait encore au chômedu. Ça devait bien arriver. C'est moi qui me suis trahi. Je me suis démasqué moi-même. Je les ai appelés par leurs prénoms. Ça m'a échappé. Sorti tout seul. Du coup ils ont reconnu ma voix. Ils avaient un doute. Alors je n'ai pas eu le courage de prolonger la comédie. De leur mentir plus longtemps. J'en ai profité pour tout leur avouer. J'ai été le premier surpris. J'étais sûr de les décevoir – pensez-vous ! Bien au contraire, ils étaient ravis. Enchantés. On n'imagine pas. Pour un gosse, faire Mickey c'est bien moins abstrait que de travailler dans l'assurance, mon job d'avant. Du solide. Pas duré longtemps le job, d'ailleurs. Même leur mère était satisfaite. Moi qui avais tellement galéré, j'avais enfin du boulot. Et, satisfaite, elle ne l'a pas toujours été, leur mère. On peut pas dire. Mais, après tout, qui avait voulu les garder ces enfants ? Pas moi. Si jeune. Fini les rêves. Adieu grandes études. Bonjour petits boulots. Et salaires minables. Mais je ne regrette rien. On ne va pas refaire les choses. Je sais bien qu'il y a pas que... De toute façon je n'ai jamais su compter, pour être franc. Calculer. Pas dans ma nature. Handicapé au départ, j'étais. Aurais-je appris ? Rien n'est moins sûr. Je ne sais toujours pas. Rouge chronique. À croire que je me sens bien que là-dedans. Que sans ça – la dégringolade – ça va pas. Qu'il n'y a que ça qui me donne envie de continuer un peu. Donc il vaut mieux, sûrement mieux. Pas de quoi se mordre les doigts. Non, je ne leur en veux pas. Pas le moins du monde. Suis au contraire heureux de les avoir. Même si trop peu. Même si j'en suis là aujourd'hui. À faire le Mickey. Dans la rue comme à la maison. Depuis qu'ils savent, pas un anniversaire, pas une fête où ils ne me sollicitent. Ces jours-là j'emprunte ma tenue de Mickey. En douce bien sûr – je n'ai même pas essayé de poser la question, mais la société ne serait sûrement pas du tout d'accord pour que j'emporte mon déguisement chez moi. Ils pourraient même s'imaginer que je l'utilise à des fins commerciales. Pour faire des extras. C'est déjà arrivé, avec un ancien employé. Comme si ça ne suffisait pas d'être Mickey huit heures par jour ! D'étouffer et ruisseler huit heures par jour dans cet accoutrement. Surtout l'été. Et si je leur posais la question et qu'ils refusaient, après ils se méfieraient. Alors comme ça, c'est plus simple. Mais je dois faire attention. Ne pas me faire prendre. C'est toute une organisation. À chaque fois, venir le matin avec un gros sac de sport vide, repartir le soir avec, rempli du costume. L'inverse le lendemain. J'ai d'ailleurs pris l'habitude de toujours apporter mon gros sac. Tous les jours, contre vents et marées, même si je n'en ai pas besoin. Comme ça personne ne se pose, ne me pose de questions. Ni vu ni connu. Et c'est ainsi que Mickey anime leurs petites fêtes. Ça ne fait de mal à personne. Je leur dois bien ça. Qu'est-ce que je peux leur offrir d'autre ? C'est comme ça qu'ils en sont venus à ne plus m'appeler Papa. Pour eux je suis devenu Mickey, Mickey pour toujours. Du coup je les traite de Jojo et Michou. Ça leur apprendra. À tel point que maintenant je sursaute presque quand on m'appelle Patrick. Je mets un temps à réaliser. C'est dire. C'est dire. Enfin, je mettais un temps à réaliser. Quand il y avait encore quelques rares personnes pour m'appeler ainsi. En fait, pour être honnête, mes parents, et eux seuls. Ils n'avaient jamais pu. Maintenant c'est fini. Ils étaient les derniers. Après eux, fini Patrick. Terminé. Envolé avec eux. Aurais pu graver le nom avec le leur. Il n'y a plus que Mickey. Nom Mouse, prénom Mickey. Un Mickey heureux de l'être et sans aigreur. Mais un Mickey qui va finir par se fâcher pour de bon avec Donald s'il n'arrête pas de le harceler, de le brimer, de l'opprimer. Par se révolter. Oui, se révolter. Qu'il fasse bien attention Donald, parce qu'un jour Mickey en aura assez. Plus qu'assez. Mickey est très patient, c'est la bonté même, il tient le choc, résiste, résiste, mais quand il explose, il explose, moi je vous le dis. Trop c'est trop. Et le jour où Mickey en aura plein le cul, vous verrez ça va faire mal. Les plumes vont voler. Ce jour-là Donald aura intérêt à bien se cacher. À planquer ses abattis. Ce con. Pas intérêt à me le redire encore une fois.

¹ NDA. Mickey Mouse. Souris noire vêtue d'une simple culotte courte rouge et de chaussons jaunes, dotée de quatre doigts à chaque main et de deux grandes oreilles rondes. Personnage de dessins animés puis de bandes dessinées, créé aux États-Unis par Walt Disney en 1928.

@Copyright 2011 Jean-Michel BURNICHON