Coup de cœur

Nul n’est prophète en son pays

de Laurent MARCHESSAUX

Le mot de trop se sentait de trop.

Quoi qu'il fasse, où qu'il aille, il se sentait toujours de trop. Mais par-dessus tout, le mot de trop se sentait seul et mal aimé. Il avait pourtant essayé de se « marier » avec de nombreux partenaires, mais rien n'y faisait, aucun d'entre eux n'avait réussi à lui faire oublier sa triste condition.

Son premier compagnon, le point d'exclamation, loin de le mettre en valeur comme il sait si bien le faire avec d'autres, ne faisait que renforcer son aspect brutal et mal dégrossi. Il mettait trop en évidence son physique ingrat et son caractère déplacé et relevait encore davantage son caractère irascible et sa trop fréquente vulgarité.

Ce fut encore pire avec le point d'interrogation avec lequel il convola ensuite. Ce dernier lui donnait un air insidieux voire vicieux. Il le faisait apparaître pour un fourbe dont la perfidie mâtinée de méchanceté faisait se détourner la plupart et se renfrogner les autres.

La simplicité du point qu'il épousa en troisièmes noces semblait devoir lui convenir davantage mais il n'en fut rien. Ce nouveau compagnon lui transmit froideur et dureté. Il le fit ressembler à une sentence qui tombe tel un couperet et ne souffre aucun appel ou pourvoi en cassation. De fait, il s'agissait d'une espèce de point bien particulière, puisque sa nouvelle moitié n'était autre qu'un point final ce qui en dit long sur le caractère abrupt et cassant que cette relation lui conférait.

Il s'accommoda également mal des trois petits points. En effet, bien que ces derniers ouvrent souvent sur une interrogation ou un sous-entendu parfois humoristique bien souvent laissé à la propre interprétation du lecteur ou de l'auditeur, il en allait tout autrement lorsqu'ils se mettaient à danser après le fameux mot de trop.

Ils le renforcèrent, voire le multiplièrent, laissant chacun imaginer à leur suite d'autres vilénies encore plus monstrueuses. Le point virgule le fit claquer comme un fouet, laissant le lecteur ou l'interlocuteur reprendre son souffle avant de lui asséner le mot de trop comme un coup de grâce.

Les deux points lui donnèrent l'aspect d'une boîte de Pandore qui une fois ouverte projette son flot d'infamies et de calomnies. Les parenthèses le firent ressembler à une bête féroce, à une sorte de fauve en cage dont le dresseur se méfie et auquel on ne donne sa pitance que de loin, à l'aide d'un panier de métal fixé au bout d'une perche.

Dès lors, le mot de trop chercha à se cacher.

Ainsi, on le vit souvent s'enivrer et s'étourdir dans le « trop de mots » où il pensait pouvoir passer inaperçu. Et il se sentait bien ainsi balloté au gré d'un flot de paroles souvent prononcées d'un ton colérique et avec un débit précipité parfois à la limite de l'intelligible. Il se sentait bien car il pensait être en sécurité et pouvoir être lui-même en toute impunité.

Mais que nenni ! Il fut une fois de plus rattrapé par son passé ou plutôt par sa réputation, démasqué, appréhendé, engeôlé, jeté en pâture à la vindicte populaire puis supplicié en place de grève. Alors, las d'être constamment cloué au pilori, le mot de trop choisit l'exil volontaire.

Par un beau jour, il s'en fut, seul, vers des contrées inexplorées et désertiques. Là, il médita longuement sur le sens de sa vie, sur le sens de la vie et donc, pour ce qui le concernait, sur le sens des mots et notamment sur ceux qui constituaient son propre état civil ou sa propre carte génétique.

Ainsi je suis le « mot de trop » se dit-il, le « mot de trop »... Mais pour être de trop faudrait-il encore que je ne fusse pas seul...Or, tel n'est désormais plus le cas puisque nul autre mot que moi ne vit sous ces latitudes... Ici par conséquent je ne suis plus de trop, je suis... « LE MOT » !

Il médita encore ainsi pendant de longs jours puis se décida à retourner parmi les « siens ».

Dès son retour, il se mit à arpenter les phrases et les discours en prêchant tel un prophète : « Mes frères, je suis de retour parmi vous, je ne suis pas celui que vous pensiez connaître ! Je suis le « MOT » et vous aussi, tous autant que vous êtes, vous êtes le « MOT » ! Nous sommes tous différents, tous uniques mais formons pourtant un tout, unique et indivisible ! Nous sommes des mots mais chacun pris individuellement est le « MOT » ! Suivez-moi ! Venez avec moi dans le silence et la page blanche immaculée et la lumière vous apparaîtra ! »

Il essuya alors de nombreux quolibets et d'innombrables railleries : 

« Eh, le prophète, tu ne te sens pas de trop parmi tes disciples ! » 

– C'est vrai ça, et pourquoi tu n'irais pas rejoindre, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet et consorts pour voir ! Je suis certain qu'eux aussi te trouveront de trop ! »

Seuls quelques mots mal dans leur alphabet ou sujets à des doutes existentiels sur leur propre sens le suivirent jusqu'à son ermitage. Là, ils s'installèrent et suivant les préceptes de leur leader maximot se mirent à méditer à leur tour sur le sens de la vie des mots et donc sur leur propre sens.

Tous finirent par accepter le principe selon lequel ils pouvaient, pris individuellement, être considérés non comme un mot parmi d'autres ayant un caractère approprié, inapproprié, vide de sens ou au contraire renforçant celui des autres pour délivrer la véritable quintessence de la phrase, mais comme le « MOT », avec un grand M.

Cependant, une voix s'éleva parmi les « disciples » et s'exprima ainsi : « Ce que tu dis est vrai « Mot de trop » ! Nous sommes à la fois un tout indivis « les MOTS » mais nous sommes également pris dans notre individualité le « MOT » ! Il n'en demeure pas moins que tu es de trop parmi nous ! Tu es peut-être l'un des nôtres en tant que mot ! Mais tu es et demeureras toujours de trop parmi tes semblables ! Le véritable problème n'est pas de t'accorder la qualité de mot mais plutôt de t'octroyer la faculté d'être à ta place, d'être en phase avec le reste de la phrase et de la fratrie, de ne pas en dénaturer le sens, de ne pas provoquer la stupeur, la colère, la tristesse ou la haine ! Or cela, nous ne le pouvons point car tu en fais toujours trop !

Laisse-nous entre mots de bonne compagnie et retourne méditer sur ton triste sort le long des rives de ton Jourdain. Mais de grâce ne te prends plus pour un prophète, tu tiens davantage de l'oiseau de mauvais augure ! ».

Chassé de son éphémère et illusoire piédestal, le « mot de trop » s'en fut tel un paria.

Et c'est ainsi que s'estimant (souvent à juste titre d'ailleurs) victime d'un délit de faciès, il nourrit depuis une haine profonde à l'égard de ses semblables et ne rate jamais une occasion de s'inviter au détour d'une conversation ou d'une phrase afin de se rappeler à leur bon souvenir en provoquant disputes, pleurs, ruptures, procès, bagarres voire crimes.

@Copyright 2011 Laurent MARCHESSAUX