Coup de cœur

Même les meilleures choses

de Arnaud DEMAY

Eugène s'éveille depuis peu, d'une longue nuit qui lui parut des semaines, voire des mois. Depuis quand n'a-t-il pas eu conscience du jour ? Il n'en sait rien... Les rayons du soleil sont venus tout à coup éclairer les objets et les murs qui l'entourent. Ce printemps est particulièrement doux et il imagine déjà les prochaines tasses de café qu'il dégustera à cette éternelle table ronde peinte en vert, dans la petite cour de la rue de la Clef, quand il fera à Paris « une chaleur capable de faire éclore des œufs ».

Dans sa torpeur finissante, il pense à son enfance provinciale, à sa famille, restée loin de ce bourbier parisien, ce champ de bataille qu'il découvre depuis maintenant près de deux ans. Si un léger accent méridional le trahit encore quelquefois, il lui arrive d'avoir du mal à penser qu'il est né si loin d'ici. Sans savoir pourquoi, il se rêve être né rue Cassini, dans le douzième arrondissement, rive gauche comme il se doit d'être dit, même si aujourd'hui son logis est bien loin des fastes et des salons de ce Saint-Germain auquel il aspire.

Muni de ses rêves, notre promeneur se rapproche de la rue Monge. Il pense à l'avenir, en rejoignant le bas du Quartier latin. Pour l'heure, les terrasses accueillent les touristes assoiffés de visites mais qui par ce temps clément sirotent un soda ou un verre de « french wine ». Quelle chance de découvrir le charme désuet d'un Paris alangui sous un soleil radieux ! Notre rêveur a toujours beaucoup de plaisir à imaginer le Paris de ces visiteurs qui admirent pour la première fois de leurs propres yeux cet écrin d'Histoire et d'histoires. Lui, préfère les ruelles ombragées aux boulevards embouteillés et aux sites bondés. Ces petits morceaux de Moyen Âge, avec leurs immeubles si proches qu'ils forment un ciel de pierre au-dessus des destins qui les parcourent, ont survécu au temps et aux travaux globalement salvateurs du baron Haussmann. Il s'attend à chaque coin de rue à voir surgir un autre Paris, un autre quartier, une autre vie, un autre possible.

Que devra-t-il faire pour réussir après ses études de droit ? Quels efforts devra-t-il encore fournir ? Quelle voie doit-il explorer ? Avocat ? Conseiller d'État ? Scélérat ? Sa voie est-elle tracée ? Pourra-t-il choisir son destin ou tout est-il déjà écrit ?

Un bruyant cabriolet passe rue Neuve-Sainte-Geneviève. Eugène a eu l'impression de penser à haute voix. Plutôt, il a le sentiment qu'il aurait pu entendre les mots qui résonnent encore dans son esprit tant ils lui semblaient distincts et audibles. Pourtant, il n'a rien dit. Quelqu'un parlerait-il dans ses pensées ? Étrange perception que celle de ne pas être certain d'être soi. Un double, un possédé... presque conscient. Il continue sa route le long des rues pavées, en prenant garde d'éviter les équipages qui filent dans les artères vers le cœur de la ville.

Une cycliste emprunte la rue Monge. Tout en tenant son livre à la main, notre promeneur la regarde passer. Elle file, sans contrainte apparente, glissant sur le bitume comme sur un nuage. Elle aussi profite d'un moment de liberté pour parcourir la ville. Vraiment, c'est un instant rêvé pour investir Paris. Un peu plus loin, le casque de mirmillon sculpté sur la façade accroche son regard et l'invite à rejoindre les arènes de Lutèce. Le porche remplit toujours parfaitement son office de passerelle entre les temps. Il fait, après quelques pas, un bond de vingt siècles.

Et si rien n'avait changé finalement ? L'argent d'un riche citoyen pouvait acheter la liberté d'un homme, esclave ou combattant. Aujourd'hui, ne faut-il pas aussi de l'argent pour aboutir à ses fins ? Eugène sait pour sa part qu'il devra trouver de l'argent, et même beaucoup d'argent, s'il veut briller dans le monde.

Il reprend son chemin, longe la Seine, ses ponts et ses berges, autrefois laborieuses, aujourd'hui bondées de promeneurs et de sans toit qui trouvent sous les arches les appuis nécessaires à leurs domiciles de carton et de bois.

Il retrouve Eugène qui se promène aux Tuileries, en attendant de rejoindre sa cousine. Eugène se sent maintenant observé. Il ne saurait pas décrire ce qu'il éprouve mais il a la conviction qu'il est suivi depuis toujours et depuis tout à l'heure certainement. Il a la conviction que chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, chacun de ses pas, est l'objet d'une analyse, d'un commentaire, d'un avis ; soumis au regard des autres, d'une multitude d'inconnus. Il lui arrive encore parfois de percevoir cette voix qu'il a clairement distinguée il y a peu. Pourtant dès qu'il croit l'entendre, elle s'évanouit pour faire place à ses pensées. Tout se passe comme s'il n'était jamais seul.

Lui, poursuit sa promenade. Il est au Louvre. En traversant la place du Carrousel, il pense à Napoléon qui défila en ces lieux avec sa puissante armée, sous le regard de ces parisiens révolutionnaires domptés par la toute-puissance de l'aigle corse. Surtout, lui reviennent à l'esprit ce « quartier délabré » et sa fameuse impasse du Doyenné qui survécurent entre le Palais et les Tuileries jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. Ce quartier « où les habitants sont certainement des fantômes » tant il fut ruiné, froid et dangereux. Aucun touriste n'imagine combien ce lieu fut sinistre tant il est aujourd'hui ouvert, lumineux et majestueux. Appuyé par les pyramides de verre, il semble voué à faire briller la majesté des façades richement ornées du musée.

Ses yeux suivent Eugène qui s'engage dans les jardins du Palais-Royal. En retrouvant les colonnades, c'est l'automne dernier qui revient en mémoire à Eugène. Il se souvient avoir été « forcé de faire cirer ses bottes et brosser son pantalon », crottés certainement en traversant « l'océan de pavés moutonnants du côté des Tuileries » qui s'étendait de la cour Carrée au Carrousel.

Il a bien changé ce Palais-Royal ! Il n'est plus aujourd'hui ce lieu de perdition que des banquiers, des commerçants, des éditeurs, des libraires, des marchandes de modes, « des bottiers, des lingers, des giletiers ou des coiffeurs » fréquentaient dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Ce lieu où les nouvelles et les livres pouvaient trouver un éditeur ; ce lieu singulier où "les jeunes et les vieilles gloires" partageaient leur temps et pouvaient, pour quelques francs, aussi bien faire fortune sur un coup de dé que tout perdre ou aller dans "une vile maison suspecte se plonger dans le bourbier des voluptés dangereuses".

Les boutiques des galeries en bois, comme on les nommait parce que faites de planches, ont disparu. Il n'y est plus question aujourd'hui que de luxe et de distinction. Seule une boutique d'autographes et de vieux papiers pourrait rappeler à Eugène son présent dans le nôtre.

« Puis-je vous demander depuis combien de temps vous m'espionnez ainsi ?

– Moi ? Depuis le premier jour où je vous ai connu ! Je suis si heureux que vous m'adressiez aujourd'hui directement la parole ! J'ai tellement de choses à partager avec vous. Mais vous savez, je ne cherche pas à vous épier : c'est plutôt vous qui vous dévoilez au fil des pages que je parcours. Mais je dois vous avouer apprécier vous retrouver de temps en temps ! Le temps passant, il vous arrive, dans les mêmes lieux, avec les mêmes mots, de m'apparaître bien différent d'une fois sur l'autre !

– Vous connaissez donc ma vie ? Vous connaissez aussi mon avenir ? Mais moi, je ne vous connais pas !

– Finalement, je vous connais peu... Je vous suis, je vous écoute mais je ne vous ai jamais vu ! Personne ne vous a jamais vu d'ailleurs. Quelques graveurs ont bien tenté de vous représenter en suivant trait pour trait les termes choisis par votre créateur pour vous donner vie. Mais ce n'est que leur manière de vous voir, pas la mienne ! Vous êtes unique pour chacun d'entre nous car votre père, homme de lettres, vous a fait de mots et d'expressions qui vous donnent cette apparence propre à chaque imaginaire.

– Donc si j'existe, c'est parce que j'appartiens à vous tous qui me découvrez ?

– Oui, chaque jour, partout et même dans d'autres langues ! Je sais qu'un de vos souhaits est de dominer ce monde qui vous entoure, ou plutôt, vous avez été créé pour le souhaiter : soyez heureux, votre destin a traversé le temps.

Mais reprenons si vous me le permettez, le cours de l'histoire. Veuillez, je vous prie, rejoindre pour dîner votre cousine... Ne vous souciez pas de votre soirée : vous irez aux Italiens et ... Non, je préfère vous laisser découvrir votre vie, mon cher Eugène. »

Le soleil s'efface peu à peu derrière les façades du monument qui aujourd'hui, au gré de l'avancée des travaux de ravalement, semble refléter les rayures des colonnes de Buren. Même les stores verts et blancs semblent en harmonie avec ce thème.

La nuit tombe pour Eugène. Le livre se termine. Les pages d'une vie narrée se tournent une à une. Il ralentit comme toujours sa lecture. Combien de fois a-t-il songé à ces passages trop avidement parcourus lors de ses lectures, absorbé qu'il était par le récit et les images qu'ils lui inspiraient. Il en oublie le plus souvent qu'il ne fait défiler devant ses yeux que des mots, lui qui rêvait au fil des pages partager les aventures et les morceaux de vie de ses sujets de lecture. Aujourd'hui, c'est pour ne pas quitter ce Paris, non pas disparu mais caché dans ses pierres et ses habitants, qu'il traîne et se prend à relire des passages déjà parcourus. Ce Paris, il voulait encore une fois le retrouver. Il le fascine, bien qu'il ne le connaisse qu'à travers le papier. S'il n'aimerait certainement pas abandonner sa vie moderne pour celle oubliée des candélabres, des mottes de chauffage et des rues sans égout, il ne voudrait pour rien au monde être privé de ses moments qu'il partage seul avec le temps.

Les lignes s'égrainent encore et toujours, rappelant à la lumière maints détails d'un quotidien oublié : ses couleurs, ses odeurs, les craintes et les envies des personnages qui, au final, ne font qu'un avec lui quand il y pense. D'aucuns se lassent de ces décors ciselés au fil des mots, des longues entrées en scène des personnages, des lieux, des salons, de leur décoration, de leurs mobiliers. Ce cinéma de papier et tous ces acteurs rêvés à la lueur d'une bougie, lui semblent souvent plus vrais que nature, lui dont les yeux sont pourtant plus habitués aux écrans et aux images déjà prêtes et préconsommées.

Jamais un mot superflu, jamais un terme redondant ou inutile. Aucun mot de trop dans ces lectures toujours trop courtes. Il est heureux que tant d'autres possibles soient offerts à son imagination. L'ivresse de ces horizons à venir est finalement la seule chose qui lui permette de refermer ces fenêtres de rêves. S'il y avait un mot de trop ? Oui, sans hésitation, ça serait celui-là... FIN.

@Copyright 2011 Arnaud DEMAY