Premier prix

Souvenirs d'enfance lointaine

de Marie Saintemarie

Je suis né et j'ai vécu à Saltillo, capitale de l'état de Coahuila, Mexique, jusqu'à l'âge de huit ans.

De cette période, je ne garde aucun souvenir ou presque.

Seul un son intimement associé à une sensation évoque pour moi cette enfance lointaine.

Je me revois dans mon lit, les yeux ouverts sur la noirceur de la nuit pour mieux entendre, à 0 heure 27 puis à 2 heures 52 et enfin à 5 heures 18, les interminables trains de marchandises qui, au passage de la route de Torréon, lançaient leur long sifflement plaintif.

Pour rien au monde je ne les aurais ratés.

Le plus souvent, j'attendais le passage du premier pour m'endormir et je mettais mon réveil à sonner pour les suivants.

Je ne sais plus quand ni comment avait commencé ce rituel ni de quelle manière je m'étais procuré un réveil ni comment et de qui j'avais appris à régler l'alarme mais une fois instauré, je ne pouvais plus m'en passer.

Je me revois : dès 0 heure 20, les battements de mon cœur commençaient à s'accélérer, à 23, mes draps étaient trempés de sueur, à 25 je retenais ma respiration, le cœur affolé et à 27, en entendant le sifflement, en même temps que l'air pénétrait à nouveau en trombe dans mes poumons, mes larmes se mettaient à couler.

Le tchoucoutouf tchoucoutouf tchoucoutouf qui suivait les tarissait aussitôt dans l'anéantissement de l'endormissement.

Et le même scénario recommençait à 2 heures 45 et à 5 heures 10.

J'avais beau tendre l'oreille, jamais je n'ai entendu de tchoucoutouf avant les sifflements, pourtant lorsqu'ils lançaient leurs plaintes en atteignant la route de Torréon, les trains étaient déjà passés à proximité de la maison.

Ce sifflement prolongé était pour moi comme un cri de désespoir, une protestation d'une infinie tristesse, l'expression d'un chagrin inconsolable et d'une douleur incurable, qui me plongeait aussitôt dans un triste désespoir inconsolable et douloureux.

Et rien ne pouvait empêcher mes larmes de couler, hormis le sommeil qui suivait le tchoucoutouf.

Lorsqu'il m'arrivait d'aller à Monterrey, capitale de l'état du Nuevo Léon, Mexique, chez mon cousin Xuxo, il y avait bien sûr aussi des trains de nuit, mais ne connaissant pas leurs heures de passage ni leur fréquence, je restais éveillé toute la nuit à les guetter, ne m'endormant qu'aux premières lueurs de l'aube car à ce moment-là, ils devenaient des trains de jour sans le moindre intérêt.

Je me souviens néanmoins d'avoir demandé une fois à mon père de s'arrêter au bord de la route pour pouvoir compter les wagons. Il y en avait 47 avec trois locomotives, une à chaque extrémité et une au milieu. Et sachant qu'un wagon mesure en moyenne 34 mètres de long, ça faisait un convoi de 1700 mètres soit presque deux kilomètres !

Et dans 12 de ces wagons qui avaient un étage (je comptais tout haut le nombre total de wagons et sur mes doigts le nombre de ces wagons-là pour ne pas perdre le fil de mes comptes) il y avait des vaches.

Si on estime que seulement deux vaches tiennent dans la largeur et qu'il faut un mètre par vache dans le sens de la longueur, il faut 136 vaches pour remplir un wagon comme ceux-là sur deux niveaux. Ce qui fait qu'il y avait dans ce train un troupeau de 1632 vaches qui se rendaient à l'abattoir.

Elles pouvaient bien se plaindre les locomotives d'avoir à tirer et pousser un tel chargement !

Du coup, je m'étais mis à pleurer et mon père m'avait traité de poule mouillée.

Pour me distraire, car il savait que tout m'était prétexte à compter, il m'avait demandé de calculer combien il y aurait de poules à la place de vaches, sachant qu'il faut...

Mais mes larmes s'étaient transformées en sanglot car c'était vraiment trop triste de penser à ces milliers de poules entassées dans ces wagons, terrorisées par le bruit et l'idée qu'elles allaient toutes mourir.

Et là, c'est ma mère qui s'était mise en colère, disant qu'il ne savait pas quoi inventer pour me faire pleurer car déjà tout était prétexte à dispute entre eux. Mon père avait crié, un peu, et ma mère s'était mise à pleurer aussi, mais moi, j'avais arrêté et remplacé dans ma tête le désespoir des poules par les cris de ma sœur quand elle avait ouvert sa boîte à déjeuner dans laquelle j'avais enfermé une cucaracha : cette pensée-là me mettait toujours de bonne humeur.

Après j'avais fait un inventaire non exhaustif de tout ce qui pouvait se transporter dans un train de nuit, et tenté de mesurer tout ce que ça contenait de désespoir.

Les voitures par exemple ne contiennent aucun désespoir puisqu'elles ont devant elles toute leur vie de voiture à vivre contrairement aux grumes de bois qui sont déracinées de leur terre natale et privées de toutes leurs branches et de toutes leurs feuilles.

La preuve c'est que les grumes laissent tomber sur leur passage des chapelets de larmes de résine et qu'on n'a jamais vu une voiture neuve perdre la moindre goutte d'huile.

Puis mes parents ont divorcé, ma sœur et moi sommes venus habiter à Paris, capitale de la France.

Ma sœur était bien contente de ne plus jamais avoir à affronter de cucarachas dans sa boîte à déjeuner car elle allait à la cantine.

Quant à moi, alors que le fait d'entendre siffler les trains de nuit me faisait pleurer à heures régulières, le fait de ne plus les entendre me plongea dans les affres du désespoir. Je pleurais sans raison à n'importe quelle heure.

Ma mère, inquiète de me voir aussi mal supporter le divorce et la séparation d'avec mon père m'emmena consulter un pédopsychiatre.

Lorsqu'il me demanda si quelque chose me rendait triste, je lui parlais sans hésiter du désespoir des locomotives tirant les trains de nuit et de mes réveils nocturnes.

Il me regarda perplexe et me prescrivit un léger somnifère. Je dormis mieux, plus longtemps et d'une seule traite.

Depuis cette époque, s'il m'est arrivé de pleurer, c'est pour une raison vraiment triste comme le décès de quelqu'un qui m'est cher.

Et s'il m'est arrivé d'entendre siffler des trains, ce n'était que des trains de jour dans des films américains, rien de désespérant.

Je retournerai peut-être un jour au Mexique. Ce sera peut-être pour l'enterrement de mon père. Je serai peut-être obligé de dormir sur place. J'entendrai peut-être siffler les trains de nuit à 0 heure 27, 2h 52 et 5 heures 18. J'aurai alors vraiment une bonne raison de me laisser aller à pleurer mon chagrin. 

@Copyright 2012 Marie Saintemarie