Coup de cœur

Après l'Amour

de Nicole Deberne

Le long convoi du transsibérien glissait sur la nuit fauve de la taïga. Sauvage. Indomptée. Impénétrable. Un serpent de vie fugace traversant l'immensité. Un fil de vie éphémère circulant dans une veine d'espace sans frontière. Sur les rails parallèles en ligne de fuite vers l'horizon, cadençait le lancinant cliquetis des roues. Traçant à l'infini sur presque une moitié de planète. Une île mouvante sur un océan de bouleaux à perte de vue. À perte de repères.

Allongé sur le châlit de bois de la troisième classe, il somnolait. Il avait gardé son pardessus élimé et sa chapka râpée. Trop grande pour lui. Pourtant il faisait chaud dans cet espace confiné. Un sac plastique pour tout bagage. Quelqu'un l'attendrait-il au bout du voyage ? Lui-même ne le savait pas. Il semblait un peu hagard, perdu. Le vide qu'était sa vie n'avait rien à envier à ces steppes désertiques. Le vertige et le silence l'oppressèrent. L'oblique d'un rai de lumière dans le wagon le fit sortir de sa léthargie. Il tira le rideau défraîchi. Ce n'était que la lune ronde et rousse miroitant sur le lac Baïkal. Comme une once d'argent sur la quiétude divine de ce lieu chamanique. Le train continuait à travers steppes et forêts sans fin. Traversant de temps à autre une bourgade plongée dans la profondeur de la nuit sibérienne. Avec la seule lune pour réverbère. Juste un amas de bicoques délabrées, déglinguées, jetées aux vents glaciaux. Avec hommes et bêtes. Abandonnés dans des bouts du monde. Dans un autre siècle.

Il devait être une heure ou deux du matin quand le train ralentit pour s'arrêter dans la gare de Siudianka. Trois minutes d'arrêt. Perdue au milieu de nulle part. Un îlot de vie flottant sur une mer sans horizon. Des voyageurs montent et descendent au milieu de la nuit. On se demande d'où ils viennent et où ils vont. Ce sont les mystères des étendues inhabitées. La vie jaillit de nulle part. Comme des papillons de nuit éclatant au gré d'un halo de lumière.

Sur le quai, quelques éclats de voix, le chuintement des essieux surchauffés et le froissement des cabas de plastique. Ici le cabas est le roi du voyage. Il suffit. On a tellement peu de choses à y mettre. Le voyage n'est souvent qu'un aller simple. Un couple monta. L'homme puait l'alcool, le tabac, le renfermé. Il avala une rasade de vodka puis une autre. Et s'affala sur le châlit opposé au couloir en éructant à gorge déployée. Il aperçut alors l'ombre de la femme dans l'angle de la porte. Elle lui sembla assez jeune. La trentaine peut-être. À gestes feutrés, elle s'installa sur la couchette du bas en face du vieil homme. S'enroula dans son châle de laine. Replia ses jambes et se cala en chien de fusil, le dos au banc de bois. Comme un animal à l'hallali. Et s'assoupit. Laissant flotter son profil typé de bouriate sibérienne au gré de la nuit. Au gré des rencontres improbables.

De sa couchette, la lueur fade et vacillante d'une lumière lointaine, lui renvoyait son visage endormi. Paisible. Sans doute harassée de fatigue. Dans ces contrées perdues, la vie est rude, austère. Elle aguerrit les êtres à une résistance hors du commun. Une lutte permanente pour survivre aux conditions extrêmes du climat et de la vie tout court. Des râles assourdissants emplirent rapidement le wagon. La lumière glauque et blafarde du plafonnier éclairait les odeurs. Une odeur poisseuse et collante. Visqueuse. Celle des hommes-guenilles, des hommes-chiffons. Imbibés de misère. La vodka comme béquille. L'alcool comme arme de guerre.

Dans un balancement chaotique, le roulis du convoi s'enfonça dans les abysses de la nuit. Dehors, le monde était sauvage. Hostile, inhospitalier. Loups, ours, tigres et autres prédateurs devaient rôder en maîtres sur leur territoire nocturne. Sur les châlits de bois, la mort aussi semblait rôder. Il resta de longs moments à la regarder dormir. Puis la lumière cotonneuse de l'aube filtra timidement à travers l'écharpe de ouate perlée couvrant la taïga. Ils allaient au devant du jour. Au devant du soleil. Doucement, comme sous le pinceau d'un Monet le profil de la voyageuse se découvrit. S'affina. En pointillé. À petites touches.

Pour ne pas troubler son sommeil, il se glissa sans bruit dans le couloir encombré de jambes pendantes, bras tatoués, savates, pieds sales, corps à l'abandon, ronflements, sueur de nuits moites, relents de nourriture venue de contrées lointaines. Se dirigea vers le samovar à l'entrée du wagon. Il avala une gorgée de thé chaud. Sa gorge le brûlait. Ses membres tremblaient encore de froid. Du froid de la vie qui s'était gelée. Puis dégelée dans la débâcle de l'Histoire. Et bis repetita dans une autre histoire. Tout aussi tragique. Il porta son regard vers la fenêtre. Dehors, le temps semblait s'être arrêté. Ne plus exister. S'être figé sur ces paysages, sans borne. Alors, lui revint son enfance sur les patins à glace du lac Ladoga ou de la Neva à St Petersburg. Son amour de jeunesse pour la belle Irina danseuse du Kirov. Sa vie de professeur dissident ballotée de l'Oural au Pacifique dans le chaos des destins. Et puis le vide. Le vide sidéral de la toundra. Le vide boréal des nuits de Carélie sur le cercle polaire. Entre miradors et barbelés.

Il reprit sa place et observa longtemps sa belle voisine avec envie. Un visage harmonieux aux pommettes hautes rosies par le froid. Des yeux étirés en ligne de fuite. Ses longs cheveux noirs semblaient flotter comme la crinière des chevaux sauvages de Przewalski dans des paysages de vent. L'air frais de l'éternité s'était engouffré avec elle dans le wagon. Elle suintait la liberté. Transpirait du souffle des steppes, des espaces sans confins. Sans limite. Une amazone, une fille de Gengis Khan. Une princesse nomade. Une princesse sans palais. Une princesse de passage.

Était-ce cette femme nomade qu'il admirait, qu'il enviait ou le fantasme qu'elle représentait ? Cette inconnue qu'il allait falloir réapprivoiser. Il la chérissait, l'enlaçait, l'embrassait, l'étreignait la serrait contre lui. Il ne trouvait pas encore les gestes. Il allait falloir retrouver les mots. Huis clos intime. Comme une métaphore de la liberté. Oui c'était sûrement ça.

Elle sembla s'éveiller d'un très long sommeil. Se leva. Fouilla dans ses cabas pour en sortir quelques provisions. Perdus dans les décalages horaires, les passagers du transsibérien mangent à toute heure. Dorment à toute heure. Boivent à toute heure. Le train est une microsociété ambulante sur dix mille kilomètres. On s'y installe comme chez soi. On y prend son intimité. Ici pas de préjugé. Pyjamas, pantoufles, joggings avachis, voire à demi-nus. Les ventres se baladent, se balancent, proéminents, provocants, musclés ou maigrichons dans le va et vient des croisements permanents du couloir. Des filles, longues comme la nuit, belles comme le jour, promènent cyniquement leur beauté arctique en écharpe. Du premier au dernier wagon. Les autres tricotent, lisent, jouent aux cartes, papotent. Dans une jovialité communicative comme pour contrebalancer l'oscillation monotone du roulis. Et la vie traverse les fuseaux horaires et la démesure des distances pendant des jours et des nuits.

Elle lui dit bonjour en le regardant avec bienveillance. Elle se demanda d'où il pouvait bien venir. Où il pouvait bien aller dans ce train qui remontait vers l'Est. Jusqu'à l'ultime frontière du Pacifique. Ses yeux noirs et creux criaient famine. Alors, il sentit une main se poser sur sa main gercée, aux ongles noircis.

Il ne connaissait plus la douceur, ni la chaleur, depuis si longtemps. D'un geste naturel et d'un sourire entendu, elle lui tendit une tranche de pain noir et un morceau de saucisson. Il enchâssa ses deux mains dans les siennes en signe de reconnaissance. Il lui sembla qu'elle avait compris sa détresse. Que c'était une bonne âme.

Un fracas au sol et des éclats de voix éveillèrent les passagers encore endormis, assoupis, ou arpentant déjà le couloir. Pour aller fumer leur énième cigarette dans le soufflet de ferraille glacial ou boire avec des acolytes de rencontre. Ces masses transhumantes d'un bout à l'autre d'un pays continent. Russes migrants pour le travail ou à sa recherche. Masses de miséreux qui transitent de Chine, de Mongolie, des steppes d'Asie Centrale, ou coréens du Nord faméliques. Pour une vie meilleure. Ou encore plus mauvaise. Les grandes villes ne sont souvent que des appâts trompeurs. Du miel empoisonné. Ils sommeillent déconnectés dans les décalages des neuf fuseaux horaires glissant tout au long de la ligne. Personne dans ce train n'a jamais la même heure à sa montre. Un train de nuit ou de jour entre deux strates de monde. Entre une maigre frange d'Europe et une Asie gargantuesque. Les points rouges de l'horloge digitale, au-dessus de la porte du wagon, affichaient cinq heures quarante-cinq.

L'homme tombé de sa couchette se releva en grognant. Et se jeta en vociférant sur la jeune femme. L'empoigna avec violence. Secouée de terreur, elle roula en boule sous les coups. Alors, d'un mouvement calculé, le vieil homme attrapa la jambe du bourreau. Celui-ci perdit l'équilibre. Trébucha. Sa tête heurta violemment le rebord anguleux d'un châlit. Et s'effondra. Quelques gouttes de sang perlèrent de son oreille gauche. Ses voisins le replacèrent sur sa couche sans y porter plus d'attention. Scène de la vie quotidienne. Qu'elle soit du rail ou d'ailleurs. De jour ou de nuit. Banalité affligeante. L'alcool coule à flots pendant ces nuits et ces jours de désœuvrement endoloris dans le tangage monotone du balancement. Jusqu'à en donner le mal de terre. Alertée, l'hôtesse du wagon vint promener sa lampe torche sur le dormeur. Puis repartit. Tout était rentré dans l'ordre. Le calme régnait. Son wagon était sous contrôle.

Elle tapota son visage malmené. Sans larme. Elle devait ne plus pleurer depuis longtemps. L'habitude peut-être. Secoua ses cheveux. Rangea ses cabas. Elle comprit que c'était l'instant T pour s'échapper. Dès la prochaine gare, elle descendrait, fût-elle à des milliers de verstes de chez elle. Les distances ici font partie de la vie. Au lointain les lueurs du petit jour montaient. La condensation dégoulinait sur les vitres en frissons de froidure. La vie continuait. Le train aussi. Flirtant désormais avec la frontière chinoise.

Après que le transsibérien eût franchi le fleuve Amour, elle quitta le train dans la gare de Belogorsk. Depuis le quai, dans la lumière laiteuse du petit matin, elle lui fit un signe affectueux de la main. Sur la buée de la vitre, du bout de son doigt, elle écrivit merci. Et disparut le long du ballast engourdi dans la brume rosée. S'évapora comme les volutes d'haleine chaude des babouchkas éparpillées sur le quai. Le bruit du roulis du train s'estompa lentement dans le lointain. Puis le silence retomba. Il filait désormais vers Vladivostok. En train de jour.

Elle ne saurait jamais qu'il revenait de vingt ans d'exil pour un meurtre qu'il n'avait pas commis. Qu'il était désormais un homme libre. Libre d'avouer, ou non, qu'il était sans doute responsable de la mort d'un inconnu. Et de l'évasion d'une belle âme voyageuse. 

sdsdsd

@Copyright 2012 Nicole Deberne