Coup de cœur

Rushman

de Briac Agresti-Biagi

Gare de Lyon. Bastille. République. Rue Beaurepaire. Je sonne. C'est long. Je sonne encore. La porte s'ouvre, c'est quelqu'un qui sort de l'immeuble. Je m'engouffre. Ascenseur, 4ème étage, une seule porte. Une petite conne ouvre et j'annonce « Je suis le nouveau rushman, je viens déposer les disques durs. » « Asseyez-vous. » Un semi-clochard qui doit être le monteur du film prend la suite des opérations. « Salut, il y a tous les rushs ? C'est ça ?» « Oui tout est là. Je récupère les autres et j'y vais. » « On n'a rien d'autre. » Ça se complique. Mon boulot est simple. Je quitte Marseille le matin, j'arrive à Paris. Je donne les disques durs, on m'en donne d'autres et je rentre. « Il faut que je rentre avec des disques. » La petite conne est de retour. Apparemment elle nous espionnait car elle balance : « Je vais appeler la prod exécutive à Marseille. »

« Tu veux un café ? » Le clochard est finalement plus civilisé que son apparence ne laisserait le croire. Direction la cuisine. À peine le café bu, la petite conne revient à la charge : « Alors pour aujourd’hui on va faire comme ça. Vous laissez les disques durs et vous revenez, vers 16h les prendre. » « Qui c'est qui a dit ça ? » « Florence, la productrice. » Discuter c'est perdre le job. Hors de question.

5 heures à tuer dans Paris. Restaurant, ciné, notes de frais... 15h30 la petite conne m'appelle. « On a pris du retard, il va falloir compter 19h00. Camille est dessus. Hein Camille ?! » Elle a l'air agacé. J'ai envie de lui cracher dessus. « Revenez vers 19h00. »

4 heures à perdre. Métro. République. Opéra. Charles-de-Gaulle-Étoile. Champs-Élysées c'est cool. Trop de monde, rien à voir. Ça occupe. Franklin-Roosevelt, République. 4ème étage. La petite conne ne quitte jamais le bureau ou quoi ? « Florence t'a téléphoné ? » Elle me tutoie maintenant. « Non... » « En fait tu rentres avec Victorien, le scénariste. » « OK il est où ? On y va ? » « Tu le retrouves à la gare, vous partez, à 20h11. Tu pars avec lui et tu l'emmènes sur le plateau. Vous devriez arriver vers minuit. » Ouais ouais, rien à foutre. « Tu ne pars pas sans lui... » Elle insiste trop... « Il y a une embrouille ? » « Fais en sorte qu'il prenne bien le train... » « Mais il sera là à l'heure ? » Son soupir en dit long, elle me tend un papier « C'est son numéro, vous avez rendez-vous devant Le Train Bleu. Les disques durs sont là. »

République, Bastille, Gare de Lyon, Train Bleu, Train Bleu... Trouvé. C'est un restaurant. 19h45. J'appelle, messagerie : « C'est le rushman, on fait le voyage ensemble jusqu'à Marseille. J'attends devant Le Train Bleu. » 19h50. Texto pour mettre la pression. 19h55. Appel, messagerie. 20h02 c'est lui qui appelle « Je suis dans le métro j'arrive. » On va louper le train. 20h06. On va louper le train. 20h12 on a loupé le train. 20h14 il arrive. Il est grand, maigre, pas rasé et il semble ne pas avoir dormi depuis une décennie. Il a un sac à dos de sport minable. « Salut, désolé je pense qu'on a loupé notre train. » « Le prochain est à 20h45. » « Oui j'ai vu c'est pour ça que je n'ai pas couru. » Sérieux ? « Bon bon, on va boire un café ? » Et puis quoi ? « Non. » «J'en prends un vite fait, ça va me réveiller. On a pas mal de boulot dans le train. » Tu as du boulot. « On y va ? » « J'ai regardé c'est quai 17. » En retard mais il a pris le temps de regarder le train d'après ? Je le déteste. Quai 17. Ce n'est pas un TGV mais un train façon RER. C'est bien Paris-Marseille. Étrange. La voix synthétique annonce le départ. Il s'engouffre dans les wagons, je le suis.

Il y a un truc qui cloche. Le train démarre et je pars chercher un contrôleur pour acheter nos billets. Cinq wagons avant d'en trouver un. « Deux billets adultes, pas de réductions. » « 440€. » Jamais payé si cher. Note de frais. « On arrive vers minuit, minuit et demi ? » « Non c'est l'Intercités vous arrivez à Marseille à 6h00. » « Quoi ?! » « Il .faut compter 10 heures. Il y a pas mal d'arrêts mais on arrive au même endroit, ne vous inquiétez pas. Vos billets... » 10h pour faire ce que j'ai fait en 3h30 ?

Prévenir la production mais avant le scénariste. « On s'est trompé de train, on a pris l’Intercités... 10h pour arriver. On peut s'arrêter à la prochaine gare, prendre un taxi et revenir prendre un TGV. » « Non, c'est bien comme ça. » « On va avoir 7h de retard. » « Parfait, je vais pouvoir bosser. » Je comprends... « C'est fait exprès ?! ! » « Si tu me le demandes oui, si c'est la production non... » Ça le fait rire. Petit enfoiré, égoïste de merde. Il va me faire perdre mon boulot. Il doit assumer. Je lui donne le téléphone pour qu'il appelle la production. Il le fait. « Florence, c'est Victorien. Ouais on est dans le train... impeccable. Par contre on a pris le dernier et c'est pas un TGV, donc on sera là que demain matin... Directement au bureau OK ... » Il raccroche : « Voilà, on arrive, on va directement au bureau, pas sur le plateau. » Bureau 5 minutes de la gare. Plateau 25 minutes sans embouteillages. Il vient de me faire gagner 20 minutes. Il me doit encore 6 heures de vie.

Il commence à sortir son ordinateur et des feuilles de son sac de sport. On dirait un cartable de collégien attardé. Pas envie de rester avec lui. Je vais louer un DVD. Il n'y a pas de location de DVD sur l'Intercités. Génial. Le bar est minimaliste. Club sandwich et un coca light. Je mange sur place. Rien pour lui. Il m'a volé mon temps. Je suis de retour à ma place. Il n'a toujours pas écrit une ligne. Il souffle. Je fais semblant de ne pas le voir. Je ferme les yeux pour dormir. Il fait nuit mais il est trop tôt pour trouver le sommeil. Il a envie de parler : « Et toi tu as lu le scénario ? » Il n'y a aucune raison pour qu'un rushman lise un scénario « Non »... Pas envie de parler. Je regarde les paysages qui défilent. Rien à faire. Je m'ennuie. Il le voit « Si tu veux lire le scénario vas-y. » Pourquoi pas ... Il faut bien faire passer le temps.

Le héros est un médecin qui accepte une mission dans le Sud pour remplacer un collègue. Il se dit qu'il passera du bon temps avec sa fille qu'il ne voit pas souvent depuis son divorce. Il découvre la Provence et ça sent bon la lavande et le cliché. Un agriculteur meurt suite à une piqûre d'abeille. Un autre meurt pour la même raison, vient ensuite le tour du facteur. La fille du héros se fait aussi attaquer par des abeilles mais elle a le réflexe de plonger dans la piscine. Elle explique tout à son papa qui commence à avoir peur. Il essaye d'alerter le maire qui ne le prend pas au sérieux, puis il essaye de prévenir les villageois mais seule une jolie apicultrice prend la mesure du danger. Au final il se tape l'apicultrice, les abeilles sont vaguement mutantes et mortelles. Le village est attaqué, certains meurent, d'autres survivent. Ils finissent par brûler la ruche principale et ça se termine sur un tapis de bons sentiments et de solidarité rurale.

« T'as trouvé ça comment ? » Nul. « Je ne sais pas, c'est vendu à TF 1, c'est bien non ?! » « Justement, même eux ils commencent vraiment à douter. Je dois modifier des scènes... Le truc c'est que je ne vois pas quoi changer. » Tout, change tout, tu es la honte des scénaristes, tu me débectes. « Je sais ce que tu te dis, que de toute façon le scénario n'est pas terrible... Mais c'est volontaire. » Tu es sacrément balèze pour faire des trucs de merde volontairement. « C'est pour la télé, i1 fallait un pitch simple, une intrigue basique. C'est un téléfilm d'été... Ça passera une .fois et ça sera diffusé de temps en temps sur la TNT. » Volontaire dans la médiocrité. « Tu vois le secret pour vendre un scénario à une chaîne c'est une histoire simple avec une intrigue minimaliste, quelques trucs que tu peux raccrocher à l'actualité et deux acteurs connus mais plus trop en vogue. » Tout y est. Intrigue minimaliste : des abeilles tueuses attaquent un village. Actualité : abeilles modifiées génétiquement. Ses deux acteurs ? Richard Anconina et Alessandra Martines. Deux nazes. « Il y a un truc qui cloche dans mon scénario. L'équipe technique a du mal à rendre crédibles certaines scènes. » Tu as vu ton casting ? « Le diffuseur commence à douter. C'est pour ça que je dois réécrire en urgence. » Travaille au lieu de me raconter ta vie. Arrêt du train. Le troisième depuis le départ. Je comprends pourquoi on va mettre 10 h. « Bon, bon, bon...je m’y remets... » Vas-y pauvre con.

« Tu vois, je pense que le problème c'est que ça ne fait pas assez peur... C'est pour ça que tu as dû porter les rushs à Paris. Ils essayent plusieurs montages au jour le jour et à chaque fois, ça ne marche pas. Sur le papier, ça fonctionne mais une .fois filmé ce n'est plus pareil. »

Le train s'arrête en permanence. Des fois nous ne sommes même pas dans une gare. Je réfléchis, il a réussi à me mettre ses histoires d'abeilles dans la tête. Une abeille peut-elle faire peur ? Celle de la publicité Miel Pops avec un pistolet, elle ferait peur. Mais non, on parle de petites abeilles. « Aaaaah je n’y arrive pas. Et pourquoi il s'arrête tout le temps ce train ? Ouais ouais je sais c'est moi qui l'ai choisi... Si tu as une idée pour le scénario je ne suis pas du genre à faire semblant de ne pas entendre. » Ah ? « J'essaye d'y réfléchir depuis tout à l'heure. » « Et ça donne quoi ? » « Pour l'instant la seule chose à laquelle je pense pour faire peur c'est une grosse abeille avec un pistolet... » Il éclate de rire. « C'est clair que ça ferait flipper… » Il a envie de parler : « C'est peut être ça le problème, c'est la menace qui n'est pas assez... menaçante. » Il a raison mais je ne lui dis pas. « Une abeille ça fait pas peur... Plusieurs abeilles non plus. » Il se trompe mais je ne lui dis pas. « Le truc c'est que j'ai vendu un ,film qui s'appelle les abeilles tueuses... » Je ne veux pas l'aider, je suis juste celui qui livre les images. Je n'ai pas d'avis à donner, seulement des horaires à respecter. « Il y a forcément un moyen de rendre ça plus flippant, tu vois ? Le but c'est juste de donner quelques frissons au spectateur... »

Je ne peux plus me taire : « OK. Le problème ce n'est pas l'ennemi en tant qu'abeille mais l'ennemi en tant que menace. Une abeille c'est dangereux par nature. Là c'est juste plus dangereux. Le spectateur sait qu'il doit se méfier des abeilles. Dans ton scénario, tu fais juste passer le message suivant : un truc chiant devient encore plus chiant. Maintenant pense aux oiseaux d'Hitchcock. Un oiseau ce n'est pas menaçant, ça n'attaque pas les humains. D'ailleurs ce qui fait peur, dans le film, ce n'est pas l'attaque des oiseaux mais la présence en masse des piafs. » « C'est vrai, c'est vrai... » Je sais que c'est vrai. Je m'y connais. « Le problème c'est que tu parles d'un essaim d'abeilles et que tu as vendu le scénario comme ça. Donc tu ne peux plus changer le caractère de la menace. Tu dois changer la perception. OK tout à l'heure je donnais l'exemple d'une seule abeille avec un pistolet. Mais réfléchis. Si les abeilles pouvaient tuer avec une seule piqûre comme dans ton scénario, pourquoi elles seraient des millions à s'acharner sur un seul mec ? Pourquoi elles ne s'organiseraient pas pour aller juste piquer un mec chacune ? Chaque abeille deviendrait une menace dans son individualité. » « Et tu changerais quoi alors ? » « Je garderais le squelette du récit. Je modifierais juste les scènes fortes et je donnerais un vrai ennemi au public. Pour toi c'est une nuée d'insectes qui fond sur des gens. Moi ce que je te propose c'est une seule abeille. » « Une seule abeille, dans tout le film » « Non plusieurs abeilles mais une abeille spéciale que l'on distingue parmi les autres. La reine. On la reconnaîtrait parce qu'elle n'aurait pas la même couleur et qu'elle serait plus grosse. Du coup l'ennemi est identifiable. Il y a une cible à tuer. Et c'est la reine qui demande aux autres abeilles d'attaquer stratégiquement... » « Pas bête, pas bête. Tu as raison, la structure fonctionne, c'est juste que ça manque de moments forts. » Il expose ses idées. Je donne les miennes. On les confronte. Il écrit la synthèse sur son portable. De temps en temps on s'interroge sur des détails, on relance le débat sur des points de crédibilité de l'histoire. On divague mais ça fait passer le temps. Je vais nous chercher deux cocas. Je fais attention en évoluant dans les wagons car tout le monde dort ou presque. À peine de retour qu'il a déjà trouvé matière à relancer la machine. « Pour la deuxième scène où elles attaquent, on pourrait changer la façon dont elles tuent pour varier. Elles peuvent dévorer le fermier avec leurs mandibules... » « Ça a des mandibules ? » On vérifie sur le téléphone portable, on arrive à la conclusion que c'est possible physiquement. On décortique tout le scénario et on prend le temps de peser chaque séquence. Le train s'arrête moins qu'au début, en tout cas ça me dérange beaucoup moins. On se refait les dialogues en essayant d'imiter les acteurs, je le laisse faire les voix de femmes. Ça gêne un peu les autres voyageurs alors on va au wagon-bar. On essaye de rendre ça plus crédible, plus anxiogène, plus fédérateur. Le wagon-bar devient notre bureau, le train, notre salle de répétition. Des fois des curieux venus prendre un café assistent pendant quelques secondes à ce qui doit sembler être une pièce de théâtre farfelue. Enfin arrive le jour, et il ne s'écoule pas plus de 20 minutes entre l'apparition du soleil et l'arrêt en gare du train. Le conducteur via les haut-parleurs nous remercie chaleureusement pour le voyage et nous invite à ne rien oublier. Il rassemble ses notes éparpillées sur tout le comptoir, éteint son ordinateur et le range dans son sac à dos : « Je crois qu'avec ça on va bien s'en sortir. »

Quai de la gare. On doit aller de suite au bureau de la production mais je propose « Café ? » « Non on y va direct. » On n'a plus rien à se dire. Parking, voiture, boulevard de la Joliette. 7h07 bureau de la production. Une autre petite conne avec un autre accent « Enfin ! » Florence la productrice. « Vous venez d'arriver ? Je, te laisse donner les disques durs à Florent et tu remontes dans une heure ? » « À Paris ? » « Oui, on va fonctionner comme ça maintenant, si tu es disponible les prochaines semaines. » Pas d'argent. Pas le choix. « Victorien, tu as pu bosser sur le scénario ? » « Ouais j'ai trouvé quelques petits trucs pas trop mal... » Vas-y dis que c'est toi. Ce que l'on a fait c'est nul. On a juste tué le temps ensemble. Mon histoire de Reine des abeilles c'est juste pour que tu passes pour un con. Ça t'apprendra à me faire perdre mon temps.

5 semaines à 7 heures de train par jour. Des fois je rentre chez moi, des fois non, je dors dans le train. Je prends sept kilos. Mes notes de frais sont phénoménales. Le film est diffusé en décembre. Je l'enregistre. Il y a une putain de reine des abeilles géante et Richard Anconina qui essaye de la tuer avec un fusil. Je suis un scénariste génial. Je suis au générique. Je suis crédité en tant que rushman. J'ai mes droits Assedic. Je fais du cinéma. C'est cool. J'ai envie de manger des Miel Pops. 

@Copyright 2012 Briac Agresti-Biagi