Coup de cœur

Milena

de Pauline Nguyen

Franck somnolait sur sa vieille banquette de bois. Quand il s'éveillait, il reprenait son journal là où il l'avait laissé, et tentait d'en lire quelques paragraphes sous la lumière clignotante de l'ampoule graisseuse qui se balançait nue au-dessus de sa tête, pendue à un fil électrique. Ça sentait la poussière et l'humidité, mais il y avait dans ces senteurs quelque chose qui lui rappelait l'odeur des étagères encombrées de vieux livres de la librairie d'occasion du vieux Charcot, dans son village natal. Retrouver ces sensations-là dans ce vieux wagon bringuebalant et sale produisait un mélange sensoriel qui défiait toute logique. C'était comme une trêve irrationnelle, une sorte de rêve éveillé.

Le train en question était une vieille ruine qui avait été remise sur les rails du transsibérien en tant que troisième classe. Il était presque inenvisageable de relier Moscou à Vladivostok, ce qui représentait une semaine de voyage, assis sur un siège de bois dur à cultiver les escarres – c'est pourquoi Franck était, à sa connaissance, le seul voyageur à bord. Il avait son charme pourtant, ce charme désuet des objets poussiéreux remis en fonction après quelques décennies de placard.

Au-dehors, l'obscurité totale régnait. On traversait les plaines sauvages de la Sibérie profonde, là où les lampadaires n'existaient pas.

Une femme apparut soudain dans l'encadrement de la porte du wagon. Seule et sans valise à la main.

« Zdrastvuite.

– Zdrastvuite. »

Et sans ajouter un mot, elle s'assit sur la banquette face à lui, les mains jointes, les jambes croisées, les yeux au sol. Elle avait une voix assez froide et impersonnelle qui rappela à Franck celles des annonces ferroviaires.
Le silence n'est pas un problème, quand on est seul. En tête-à-tête avec une inconnue, c'est nettement moins confortable. Le voyage allait être long. Très, très long.

Ayant fini son journal, Franck commençait à s'ennuyer ferme. Pour la première fois, il observa sa voisine de compartiment – par coups d'œil furtifs, pour ne pas paraître indiscret.

Un luxueux manteau bordé de fourrure couvrait la moitié de ses épaules, laissant sa clavicule nue malgré le froid ambiant. Ses cheveux bruns étaient ramassés au sommet de sa tête en un lourd chignon d'où s'échappaient des mèches rebelles qui venaient encadrer son visage et ajoutaient une touche un peu sauvageonne à son apparence bourgeoise. Et Franck ne put s'empêcher de l'associer à une sorte de prostituée de luxe promenant ses décolletés dans les riches salons moscovites. Elle devait être la maîtresse d'un colonel.

Elle avait dû être belle un jour, mais les cernes qui creusaient son visage et son expression glaciale lui ôtaient bien du charme. Elle avait un regard sinistre, hanté, dans lequel se reflétait en arrière-plan toute une fresque de névrose et de frustration pincée.

Assiat frissonnait. Face à elle, un homme visiblement étranger la dévisageait avec insistance. Son manteau désormais trop grand pour elle tombait systématiquement de ses épaules, découvrant le décolleté plongeant de sa robe en une invitation aguicheuse pourtant involontaire. Il était séduisant, cependant ; ses yeux bleus reflétaient une étincelle vitale qui n'avait rien à voir avec le regard bovin des hommes aux yeux clairs qu'elle côtoyait.

« Kak vas zavout ?

– Elena Andreievna Ivanova. »

Sans doute le triptyque le plus commun qu'on puisse trouver sur le sol russe. Elle ne lui retourna pas la question. Le silence retomba.

Avec un nom pareil, songea Franck, elle a dû compenser en se forgeant une personnalité hors des sentiers battus. Je l'espère pour elle, sinon sa vie doit être bien triste.

Une méfiance des hommes profondément ancrée retenait toujours Assiat de donner son véritable nom.

Elle sortit une petite fiole de sa poche, en but une gorgée et la tendit à Franck. D'abord surpris, il l'accepta avec un mélange de gratitude et de ressentiment. L'alcool diffusa dans son gosier une chaleur plutôt bienvenue au vu de la température interne ; il s'était cependant promis de ne pas boire une goutte avant d'arriver à destination. Une épreuve de sevrage temporaire qu'il s'imposait de force, après y avoir échoué par deux fois.

Plus Franck observait Elena Andreievna, en réalité, plus il la trouvait séduisante. Elle devait avoir entre trente et quarante ans, encore jeune, déjà mûre comme un fruit prêt à croquer. La moitié de poitrine qu'il pouvait entrevoir derrière son col de fourrure annonçait encore une fermeté délectable. Du reste, son visage n'était pas si ordinaire qu'il lui avait paru au premier abord ; elle avait les yeux en amande et les pommettes hautes, ce qui lui donnait un air fier qui s'accordait finalement plutôt bien avec son regard fou, noir comme deux boutons de bottines. Ce mélange d'expressions l'aurait distinguée entre toutes les femmes. Mais son nom... ! Son nom était à pleurer. Elle aurait dû s'appeler Milena Gatifovna Zadurova, ou quelque chose dans le genre.

Le regard d'Assiat s'attardait sur le journal posé près de l'inconnu.

« Fransuski ?

– Da.

– Vulevu kucheravek mua ? »

Elle se mit à rire – oh, très peu, tout au plus un gloussement vite étouffé.

Pas lui.

Lui la fixa quelques instants avant de détourner les yeux. Un brouillard érotique commençait à enfumer son cerveau. L'idée de prendre une authentique odalisque slave sur la banquette d'un vieux wagon bolchevique en marche l'émoustillait crescendo.

« Oui, c'est la seule phrase en français connue internationalement », murmura-t-il dans sa propre langue, et Assiat, tout en se demandant ce qu'il pouvait bien raconter, ne sachant s'il s'adressait à elle ou à lui-même, savoura l'élégance coulante des syllabes qu'il prononçait. Elle était d'autant plus fière d'avoir pu prononcer quelque chose dans ce beau dialecte, unique phrase transmise par son neveu Denis.

Elena Andreievna colla soudain son nez au carreau, l'air surexcité.

« Loshadi ! »

Franck se contenta de jeter un œil indifférent en direction de la vitre. On distinguait vaguement, sous le clair de lune, des silhouettes quadrupèdes qui galopaient à quelques mètres du wagon. Basse passion de femme. Cela dit, le visage d'Elena Andreievna avait pris un tour tout à fait différent du premier abord. Franck, qui l'avait crue empalée sur un manche invisible, la voyait à cet instant le visage éclairé comme celui d'une gamine expérimentant son premier tour de manège. Malgré ses immenses cernes, elle était belle ainsi, dans ce rôle furtif de femme-enfant.

Déçue de ne pas lui faire partager son enthousiasme, Assiat retomba dans son mutisme glacé.

Le ronflement des roues sur les rails avait un certain talent de berceuse. Elena Andreievna s'assoupit la première. Franck en profita pour la déshabiller franchement du regard pendant quelques minutes, peu à peu gagné par un sentiment confus de familiarité vis-à-vis de sa drôle de figure. Milena avait des yeux très noirs, elle aussi, mais son regard était franc et sain, à l'époque, tandis que désormais, le stress y était gravé noir sur blanc. Ses seins autrefois si petits qu'il pouvait les tenir dans sa main étaient à présent pleins, gonflés, maternels, aguicheurs. Ses pommettes rehaussées lui donnaient autrefois un petit air simiesque taquin ; elle avait l'air grande dame, désormais. Milena, songea Franck la gorge nouée par l'émotion, si tu savais comme tu m'as manqué. C'était à peine croyable, cette coïncidence éberluante, qui avait voulu rassembler au fin fond de la Sibérie deux êtres qui ne s'étaient plus revus depuis vingt ans, déchirés par une séparation brutale. Franck sentait son corps trembloter. Il ne l'avait jamais oubliée, malgré les dizaines de femmes qui s'étaient succédé par la suite. Il rêvait encore d'elle, régulièrement.

Assiat se réveilla un instant. L'homme dormait, la tête penchée sur le côté, la bouche légèrement entrouverte, dans un sommeil profond de nourrisson. Il était mignon comme ça, tout innocent, entièrement vulnérable, aussi intimidant qu'il puisse paraître une fois éveillé.

Cette allure intimidante, quelque part, lui plaisait pourtant ; il exhalait un halo dominateur qui la faisait tressaillir au plus profond de son corps de femme. Il lui rappelait étrangement Anton, son premier amour, tantôt tendre, tantôt violent, manipulateur, dominateur, protecteur et jaloux, amant et père. Cela n'avait pas duré bien longtemps ; il l'avait quittée pour une française, plus replète et plus dépravée qu'elle.

Si l'homme face à elle n'avait pas été clairement étranger, Assiat aurait été persuadée d'avoir son ex-amant face à elle. Il lui ressemblait pourtant, même physiquement : cheveux bruns courts et bouc soigneusement taillé. Il faisait très russe, ainsi. Il n'était pas difficile de substituer l'image d'Anton à la sienne. Qu'aurait-elle fait, s'il s'était trouvé en cet instant à la place de l'étranger ? Elle se serait sans doute pendue à son cou, espérant qu'il la prenne sur-le-champ, comme il était accoutumé à le faire, sur les tables, derrière les portes, furtivement, avant même de lui demander son avis, soulevant sa jupe d'autorité, la pénétrant sans plus de prélude. Surprenant, presque effrayant parfois, mais elle avait développé une certaine dépendance à ce genre de pratique. La douceur l'ennuyait.

Assiat ouvrit les yeux. Le Français la fixait en souriant. Cette fois, elle ne détourna pas les yeux. Un intense échange de regard se produisit. Les yeux de ce nouvel Anton brûlaient de désir.

Franck se leva, tendit la main et caressa la joue de Milena. Elle ne le repoussa pas. Alors, il l'embrassa à pleine bouche, et tout en caressant sa nuque, la coucha doucement sur la banquette.

Assiat se réveilla la première. Elle était assise à califourchon sur les genoux de l'homme français. Lui dormait encore, repu et détendu.

Au-dehors, le jour s'était levé. Le soleil dominait la toundra glacée environnante.

Elle descendit doucement, en prenant soin de ne pas réveiller son partenaire, et réajusta ses vêtements en bataille, l'esprit un peu mitigé. Tout était allé si vite. Ce qu'ils avaient fait n'avait rien de convenable, et elle ne savait pas réellement si elle le regrettait. Elle avait cru retrouver son amant de jeunesse, mais celui-ci n'avait définitivement pas la même saveur ni la même brusquerie, celle-là même qui lui manquait tant. Bien qu'un peu déçue une fois confrontée à la réalité, elle s'était laissée faire. Le Français n'était pas si mauvais au jeu de l'amour. Assiat se sentait néanmoins un peu triste à présent, et aspirait à partir. Elle quitta le compartiment sur la pointe des pieds.

Lorsque Franck se réveilla, il tendit instinctivement la main et ne trouva personne, ni à droite, ni à gauche, ni sur lui. Il ouvrit les yeux et constata que Milena n'était plus là. Le jour s'était levé, et il émergeait petit à petit, comme au sortir d'un rêve. Il avait eu le sentiment de la retrouver comme s'il ne l'avait jamais quittée. Ses gestes, son odeur, rien n'avait changé. Elle avait pourtant à nouveau disparu... Saisi d'un doute, Franck se rhabilla et partit en exploration. Il traversa le train dans un sens, puis dans l'autre. Personne. Milena avait pris la fuite à la gare précédente. Il était désormais seul, désespérément seul dans ce train.

Franck consulta sa montre. Il était neuf heures du matin. Le train n'allait pas tarder à atteindre Vladivostok.

Assiat descendit du train en grelottant, emmitouflée dans son épais manteau bordé de fourrure. La température extérieure ne devait pas excéder les moins vingt degrés. Face à elle, la gare étalait de grandioses arches vitrées. Elle balaya le hall du regard, lorsqu'une voix chaude et profonde retentit derrière elle.

« Priviet, Assiat ! »

Assiat se retourna, le sourire aux lèvres, et étreignit passionnément sa sœur.

« Priviet, Milena. » 

@Copyright 2012 Pauline Nguyen