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Des hirondelles en hiver

de Martine Ferachou

Le vieil homme, debout, mains croisées derrière le dos, scrute le paysage par l’une des nombreuses fenêtres de l’immense réfectoire. En ce dimanche 03 octobre 1889, la tempête de neige fait rage. Drôle de climat qui installe l’hiver au début de l’automne ! Les bâtiments trapus du monastère du Grand Saint-Bernard paraissent s’enfoncer dans l’épais tapis blanc. Nulle trace de vie, nulle empreinte d’animaux… Juste un linceul immaculé… D’énormes bourrasques d’un vent glacial projettent sur les carreaux une multitude de flocons de neige épais et durs comme glace. Frère Amédée sent de méchants frissons lui parcourir l’échine. La vaste pièce s’avère si difficile à chauffer, les réserves de bois tellement limitées que les moines ont décidé de ne pas allumer de feux avant la Toussaint. Les nombreuses épaisseurs de vêtements, enfilées par le moine et cachées par la robe de bure, ne suffisent pas à lui éviter la morsure du froid. Ses orteils glacés se rétractent dans ses chaussettes de laine. Son corps tout entier se tétanise devant l’effort à accomplir pour garder un peu de chaleur intérieure, pour rester vivant… Il a déjà tout tenté. Il a avalé plusieurs cafés brûlants, s’autorisant même un petit alcool de prunes dans la dernière tasse. Il s’est efforcé à faire les cent pas dans la vaste salle à manger, malgré ses rhumatismes douloureux. Mais toujours son ennui et son anxiété grandissants l’ont ramené à l’une des fenêtres. Guetteur impuissant…

Il scrute donc… Et tend l’oreille… Mais il neige un silence qui le bouleverse. Un silence empli soudainement par les battements de son cœur dont le rythme effréné devient assourdissant. Il ferme les yeux, saisit, avec une vivacité étonnante, la poignée de la fenêtre. Pour ne pas tomber… Vieillesse et solitude sont de bien mauvaises compagnes ! Maintenant, par-dessus tout, il souhaite le retour des frères… et des chiens ! Voici tant d’heures qu’ils sont partis à la recherche d’éventuels pèlerins égarés, ou détroussés. Pour moitié sur le versant suisse, pour moitié sur le versant italien. Les chiens lourds et vigoureux ont tracé le passage dans la neige. Les hommes braves et dévoués ont suivi… Tous ont pour mission de secourir et s’emploient grandement à cette tâche. Ces dernières années, la fréquentation des cols s’est accrue : des commerçants, des religieux, des voyageurs… Mais, on dit ces voies alpines fréquentées par les démons ! En fait, des brigands sans foi ni loi, des brouillards à couper au couteau, des vents qui vous glacent le sang, des pentes vertigineuses… Alors les chanoines veillent, portent assistance, mettent en sécurité au monastère les malheureux imprudents. Frère Amédée a sans doute été le meilleur d’entre eux. Le plus brave, le plus audacieux. Il s’est dévoué, corps et âme, à cette mission. Il a participé à l’éducation des saint-bernards. Il les a élevés, au sens noble du terme : il les a conduits au sommet de leur talent. Il a tout appris aux frères novices du monastère : la devise de la congrégation, le sens de l’hospitalité, l’amour de son prochain, mais aussi, la montagne et ses pièges, l’observation et l’étude des phénomènes atmosphériques… Hélas, le temps a passé, emportant avec lui, les forces physiques de l’homme, puis, peu à peu, ses capacités intellectuelles. Désormais, plus question de porter secours en montagne… Impensable de sortir par temps de neige sans risquer sa propre vie… Impossible seulement de nourrir ou de soigner les chiens… Amédée en est convaincu : il est devenu, pour ses pairs, un fardeau, une bouche inutile à nourrir !

Guetteur impuissant, il scrute par la fenêtre ! Les flocons de neige ont cessé leur danse macabre. Une trouée providentielle s’est ouverte dans le brouillard. Le paysage transformé en statue de glace laisse deviner des températures extérieures en-dessous de zéro. L’accalmie sera sans doute de courte durée. Le vieil homme sait bien qu’il devrait allumer des feux pour réchauffer l’immense bâtiment, pour se réchauffer lui-même. Il n’en a point le courage… Son corps s’engourdit… Son esprit renonce… Combien de temps cela prendra-t-il, la mort, s’il s’assoit ou s’il se couche à même le dallage gelé du réfectoire ? À cette pensée, il hausse doucement les épaules… Il reporte une dernière fois son attention par la fenêtre, histoire de faire ses adieux à cette magnifique montagne. C’est alors qu’il le voit, en provenance du nord, un énorme nuage d’oiseaux !

Le cerveau endormi du vieillard sort de sa léthargie à une vitesse phénoménale… Il ne met que quelques secondes à identifier les petites bêtes, des hirondelles, et à comprendre le drame qui va se jouer. Les migrateurs se sont laissé surprendre par la tempête de neige en pleine traversée des Alpes. S’ils ne sont pas rapidement secourus, ils n’atteindront jamais les côtes africaines, ils mourront d’épuisement et de froid, par milliers ! L’instinct de sauveteur du vieux chanoine se réveille. Mais que faire ? Il remarque alors que le vol, à n’en pas douter, se dirige vers le monastère. Il ouvre grand les battants de la fenêtre…

« Par ici, les filles ! Par ici ! Par les ouvertures… Rentrez à l’abri ! »

Et le vieil homme de se mettre à courir dans le réfectoire, claudiquant, titubant, mais courant quand même, de fenêtre en fenêtre ! Il s’acharne sur les poignées, tire fort sur les vantaux, ouvre béant, encore et encore… Et les hirondelles grelottantes s’engouffrent par nuées, envahissent le réfectoire devenu trop petit. Amédée s’essouffle mais jubile. Il y a tant à faire ! Tant de vies fragiles à sauver ! Il ne sait où donner de la tête ! Le monastère ne compte pas moins de cent-vingt fenêtres ! Vaut-il mieux en ouvrir quelques-autres ou faire du feu pour revigorer les oiseaux ? Il opte pour la première solution. Les hirondelles sont si nombreuses ! Il leur donne accès à la chapelle, aux cellules les plus proches… Il s’active comme deux, comme dix… Il oublie ses rhumatismes, fait fi de ses douleurs à la poitrine. L’ampleur de la mission le transcende. Il rit :

« Oui, c’est ça, c’est bien les filles, rentrez, rentrez… Reposez-vous ! Vous êtes en sécurité ici… Après, je referme tout et je fais de bonnes flambées dans les cheminées… »

Quand les compagnons du vieil homme rentrent, ce soir-là, ils trouvent, sur les chemins enneigés, plusieurs dizaines d’hirondelles mortes de froid. Mais c’est à l’intérieur du monastère qu’ils découvrent, stupéfaits, un spectacle hors du commun : leur vieux frère chanoine, souriant et heureux comme jamais, au-milieu d’une multitude bien vivante de ces oiseaux ! Frère Jean, hébété comme les autres, retrouve la parole et s’extasie :

« Quel sauvetage, dis donc !

Amédée s’emploie à réchauffer une des petites bêtes dans ses mains velues et ridées.

– Oui, c’est sûr, murmure-t-il, elles m’ont sauvé la vie ! »

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