Premier prix

Vu du Soleil

de François Chollet

Le Soleil n’avait guère de soucis. Son tempérament joyeux l’incitait à l’optimisme, et il se fichait de ce que l’on pensait de lui. Il n’avait jamais changé de posture. Il était là depuis l’origine du monde, depuis que le hasard des trajectoires incandescentes issues du big bang l’avait amené dans ce coin de l’espace, dans un quelque part qui n’avait pas de nom, et il s’en satisfaisait. Toutes les étoiles partageaient ce sort imprécis et le Soleil ne voyait pas là matière à se plaindre.

On lui avait dit, à son arrivée, de ne pas chercher à faire l’intéressant. Les naines blanches, les trous noirs, ça faisait joli dans le décor, mais ça n’était pas très opérationnel. Lui, on l’avait formaté pour devenir le centre d’un système solaire exceptionnel, dans lequel on trouverait de la vie. Il s’agissait là d’une expérience quasiment unique dans l’univers connu. Ce projet lui donnait de sacrées responsabilités.

Alors, conformément aux consignes il avait sagement pris sa place et éjecté vers sa périphérie quelques sphères de magma rougeoyant. Celles-ci, rapidement refroidies au contact du zéro absolu, s’étaient réparties sur de lointaines orbites. Le Soleil avait sa préférée, la plus jolie, celle pour laquelle il avait particulièrement sélectionné les matières en fusion destinées à sa confection. Elle se positionna à courte distance, juste derrière deux autres planètes, plus petites et moins intéressantes. L’étoile la surveillait du coin de l’œil, d’un regard attendri. Il observa bientôt des phénomènes curieux à sa surface. Ça bougeait, ça se colorait, ça faisait du bruit. C’était donc ça, la vie ? Le Soleil trouvait l’idée originale. Elle présentait surtout l’avantage de lui proposer un peu de spectacle dans un paysage plutôt tristounet.

Deux ou trois milliards d’années plus tard, la planète animée avait hérité d’un nom : la Terre. Le Soleil était conscient de l’importance de sa petite protégée, qui se transformait sous son œil attentif. On le lui avait confirmé, la vie n’existait qu’à de très rares exemplaires dans l’univers. La Terre était un joyau exceptionnel. Pour la soutenir, la brave étoile accomplissait avec constance et fierté les tâches qui lui étaient confiées : maintenir sa trajectoire, contrôler sa vitesse, brûler à température égale. Elle se concentrait sur ce qu’elle savait faire de mieux, être un astre solaire, et sa conscience professionnelle lui évitait les états d’âme…

Pourtant, sa situation excitait la jalousie des étoiles avoisinantes. L’éther bruissait d’innombrables conversations de couloir, des couloirs ouverts à tous les vents galactiques, et cela lui revenait aux oreilles : il était pistonné, c’était un fayot… Au début, ces calomnies l’avaient fait souffrir. Mais il avait fini par blinder sa susceptibilité. Ce que l’on pensait de lui, ces cancans, ces ragots qui agitaient les Landerneau intersidéraux, désormais il s’en moquait. Il comprenait les autres soleils, placés au centre de systèmes sans vie. Cela ne devait pas être très rigolo. Mais lui n’y était pour rien. Il avait été choisi, ce n’était ni juste ni injuste. La marche du monde restait incompréhensible pour la majorité des objets célestes, mais à son avis il ne fallait pas voir des intentions malfaisantes dans le destin moins reluisant des uns ou du favoritisme dans la réussite des autres. Le soleil croyait au hasard, c’était la façon la plus apaisante d’aborder les questions métaphysiques…

Droit dans ses bottes, fidèle au poste, il vivait une période idyllique. Tout l’amusait : la dérive des continents, les chaînes volcaniques, le surgissement des montagnes, le mouvement des nuages, les va-et-vient des glaciations. La Terre faisait preuve d’une agitation exubérante. Quelle créativité ! Quelle vitalité ! L’agitation brownienne de la soupe originelle avait laissé place aux premiers organismes, dans une explosion de formes baroques et colorées. Il avait assisté aux tâtonnements de ces êtres vivants à la sortie de l’eau, puis à la multiplication des arbres, des fleurs, des insectes et des reptiles. Happening permanent, vif et surprenant. Sa chère planète ne tarissait pas d’imagination. Le spectacle le ravissait. Quel contraste avec ses voisines, grises ou rouges, inertes, muettes, balayées de vents inhospitaliers. Et voilà que débarquaient les ébauches humaines, puis l’homo sapiens et la grande histoire des civilisations…

Le Soleil ne se lassait pas d’admirer sa chouchoute. Il rayonnait, au sens propre comme au figuré. Cette merveilleuse aventure se déroulait grâce à lui. La vie lui devait son énergie, sa tiédeur, sa lumière… D’ailleurs, sur Terre, on l’adulait. Un peu partout, les hommes avaient fait de lui une divinité. En Égypte, dans l’empire inca, chez les Chinois, chez les Indiens, la forme de vie la plus élaborée de la planète bleue reconnaissait son rôle essentiel. Ces attentions flattaient son ego, il l’admettait sans fausse modestie. Son bonheur était à son comble.

Las, toutes les choses agréables ont une fin. L’homme, ce petit bijou, semblait dévier de la voie royale que lui avait tracée la nature. Il se mêlait de devenir lui-même un créateur et, dépassant les ambitions placées en lui, jouait aux apprentis sorciers. Passe encore qu’il ait inventé le feu, il voulait maintenant dompter toutes les formes d’énergie. À cette époque, le Soleil en vint à croire que l’homme avait oublié ses bienfaits et se croyait même capable de se passer de sa vieille étoile. En quelques siècles, l’astre du jour accumula les déconvenues. Plus question d’être divinisé. La créature humaine, matérialiste, orgueilleuse, motorisait ses transports, effaçait les différences entre le jour et la nuit, gommait les contrastes entre l’été et l’hiver. Elle domestiquait l’atome et exploitait son sous-sol. Elle oubliait son bienfaiteur. Ce faisant, sans le savoir, elle réchauffait consciencieusement sa planète, lui faisant courir de graves dangers…

Le Soleil observait ces dérives. Les premiers temps son orgueil en avait souffert, mais cela ne dura pas. Être considéré comme un dieu lui plaisait, mais il préférait la satisfaction du devoir accompli. Il continuait à s’acquitter parfaitement de sa tâche. Il chauffait. On l’avait mis là pour ça. L’homme, lui, réchauffait. La nuance était d’importance. La créature ambitieuse avait lancé une mécanique infernale dont il était très fier et qui allait le faire disparaître, victime de sa démesure et de son aveuglement.

Certes le Soleil s’était attaché à l’être humain, à son charme, à son originalité. Mais d’autres espèces avaient disparu avant lui. Personne n’est irremplaçable. Les dinosaures, par exemple, qu’il adorait. Quelle puissance, quelle variété. Ils n’avaient pas résisté à une grosse météorite. À l’époque l’astre royal s’était fait une raison. Pour l’homme ce serait la même chose. La planète et le système solaire survivraient à la disparition de l’humanité, même si l’homo sapiens entraînait dans sa perte quelques écosystèmes sympathiques et une poignée d’espèces fragiles. D’autres formes vivantes viendraient prendre les places laissées libres. La Terre s’était jusqu’ici adaptée à tout. Elle saurait surmonter cette nouvelle péripétie.

Le temps d’y penser c’était fait. Plus trace d’un être humain sur la Terre. Le Soleil relativise l’événement. Il le sait, son lopin d’univers est négligeable à l’échelle de l’infini. Le monde file vers l’éternité. L’histoire de l’Homme n’y laissera aucune trace. Elle est déjà oubliée.

Le Soleil brille. Sa planète préférée a toujours besoin de lui. Il la couve d’un regard inchangé, celui du père qui a vu sa fille s’émanciper et se réjouit de ses choix d’adulte. Et de fait, la Terre resplendit. Il y fait chaud. Des végétaux improbables y prospèrent. Des animaux inédits s’y reproduisent. La vie continue. Le Soleil est heureux. 

@Copyright 2017 François Chollet