Coup de cœur

Le blues de la banquise

de Hermann Sboniek

Par 71° 14’ 40’’ de latitude Nord et 22° 25’ 33’’ de longitude Ouest, sur la côte orientale du Groenland, se trouve un petit promontoire qui domine la mer. Sur cette butte couverte de neige, deux ours polaires sont assis côte à côte, les yeux fixés sur les rouleaux d’écume qui se brisent au sommet des vagues. Ils se tiennent le dos bien droit, confortablement assis sur leurs fesses, dans une position un peu ridicule. Les pattes arrière écartées et les pattes avant posées sur le ventre. Ils restent ainsi, parfaitement immobiles, la tête relevée et la truffe frémissante. Après avoir pris une profonde inspiration, l’ours de droite qui s’appelle Éric s’adresse à son compagnon qui lui se prénomme Bob :

« C’est beau hein ?

– Oui, mais dommage qu’il fasse si chaud, soupire Bob.

– Tu n’es jamais content.

– Si, j’suis content, mais je remarque simplement qu’y fait d’plus en plus chaud et qu’y a de moins en moins à manger.

– Qu’est-ce que tu peux être pessimiste !

– « Notre époque est détraquée. Maudite fatalité, que je ne sois jamais né pour la remettre en ordre »

– Pardon ? t’as fumé Bob ?

– Mais non crétin ! C’est de Shakespeare. Hamlet, Acte 1 scène 5.

– C’est pas notre époque qu’est détraquée Ducon ! La banquise va revenir et les phoques avec et on va bientôt s’en mettre plein l’cornet comme avant, dit Eric en se grattant le ventre de ses grosses pattes velues.

– Tu sais Eric, pour moi c’est ton optimisme qui est une énigme inexplicable.

– J’me recentre sur les fonctions de base, manger et baiser ; tu veux quoi de plus ?

– Tu me fais rire, c’est quand la dernière fois que t’as fait un vrai repas et que t’as « pécho une gonzesse » comme tu dis ?

– Écoute-moi un peu gros nigaud. Hier après-midi, pendant que t’avais le nez dans tes bouquins, j’ai été voir la petite qui habite la pointe tout au bout de la baie. J’ai profité qu’sa mère était partie chasser et j’lui ai donné un de ces cours d’éducation sexuelle ! J’peux t’dire qu’elle a tellement le feu aux fesses qu’c’est sûrement elle la responsable de ton réchauffement climatique. On a baisé comme des fous. J’lui ai parlé de toi, elle n’est pas contre un plan à trois, elle m’a dit qu’elle avait toujours rêvé d’avoir un ours en plus.

– Très drôle …

– Après, on a eu un gros coup de bol, y’avait un phoque qui roupillait sur un morceau de glace flottante. On avait les crocs comme des baïonnettes alors on lui a fait sa fête. On s’en est mis jusque-là.

– Moi j’ai rien mangé depuis deux semaines et la dernière fois que j’ai essayé de copuler, il fallait se battre au préalable avec un certain Jean-Claude pas commode du tout. Tu vois le genre, un gamin tout en muscle avec des dents à faire peur et des griffes comme ça ! Tu sais comme j’ai horreur de la violence, j’ai préféré m’abstenir.

– J’crois, Bob, qu’tu devrais laisser ton instinct prendre le dessus des fois.

– Et toi, si tu essayais de t’élever spirituellement mon petit Eric ?

– J’ai pas ton bagage intellectuel moi ! J’essaye de perpétuer la race et je remplis mon rôle de prédateur, un point c’est tout.

– Tu crois que ça peut faire redescendre la température ?

– Tu m’fatigues avec tes problèmes de climat. Moi, c’qui m’inquièterait vraiment c’est qu’on puisse manquer de gonzesses.

– Allez, ça recommence ! Avec toi on est sûr de ne pas se tromper de sujet de discussion : La bouffe et le cul. Tu ne te dis pas que s’il ne reste plus que nous, c’est peut-être parce que nous sommes exceptionnels.

– Tu crois ?

– Oui, « Si l’on est différent, il est fatal que l’on soit seul »

– C’est encore de Shakemachinchose ?

– Non, c’est de Kierkegaard cette fois.

– Tu m’saoules avec tes citations ! Allez, viens plutôt te baigner, elle a l’air super bonne.

– Désolé d’avoir un peu de culture.

– Tu parles comme un livre, mais en réalité t’es pas plus futé qu’un brin de lichen. Tu t’la pètes, tu passes ton temps à gémir et à étaler ta « CULTURE », mais tu ne fais rien pour éviter que tout parte en couille autour de nous !

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que je signe une pétition pour le retour du phoque sur la banquise ? Que je vote écolo ? Tu sais Eric, je me pose des tas de questions : D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi fait-il si chaud ? Et je n’ai pas la queue d’une réponse. C’est bien simple, je suis tellement au bout du rouleau que j’ai même été voir un psy.

– Toi, Bob, chez le psy ?

– Oui, la semaine dernière, je suis descendu jusqu’à Ittoqqotoormiit, j’avais rendez-vous avec Simiut Johansen, le meilleur spécialiste de toute la ville.

– Raconte, tu m’intéresses.

– Hé bien, je me suis pointé dans son cabinet à l’heure dite. Le mec est un peu spécial. Les cheveux en bataille, une barbichette poivre et sel et une paire de lunettes à triple foyer sur le nez. Il reçoit ses clients en tenue de cycliste, et pendant la séance il n’arrête pas de pédaler sur un vélo d’appartement.

– Il était pas trop surpris de recevoir un ours en consultation ?

– Je ne sais pas trop s’il s’en est aperçu, il moulinait comme un fou sur sa machine les yeux fixés sur le compteur. Tout en pédalant, il m’a dit : « Ça n’a pas l’air d’aller, vous êtes tout blanc. »

– Très bon diagnostic ! s’esclaffe Eric en se tapant sur les genoux. Et ensuite ?

– Sans quitter son compteur des yeux, et tout en désignant le canapé, il a ajouté : « Installez-vous sur la banquise je vous prie. »

– Normal, des fois tu t’comportes comme un ours ! hoquette Eric, les larmes aux yeux.

– Je peux finir ?

– Mais oui mon p’tit Bob. J’t’imagine tellement bien chez ton psy, c’est à hurler de rire.

– Quand j’ai été allongé, il m’a déclaré : « Allez-y, je vous écoute. »

– Et alors qu’est-ce que tu lui as raconté ?

– Tout ! Mes angoisses, mes craintes : je lui ai parlé de notre environnement, je lui ai dit combien le lièvre arctique était neurasthénique, je lui ai parlé du cafard de l’eider, du chagrin du pingouin, du spleen de la sterne. Et je lui ai dit que tout en haut de la chaîne alimentaire je ne me sentais plus à ma place. Je lui ai parlé des territoires qui rétrécissent et des phoques qui s’éloignent. Je lui ai expliqué que j’avais l’impression d’appartenir à une espèce en voie de disparition. Mais je lui ai dit aussi combien j’aimais courir des heures entières sur la neige la truffe au vent et le plaisir que j’éprouvais encore à nager entre les icebergs.

– Bon, alors comment ça s’est fini, qu’est-ce qu’il a dit ?

– Il a dit : « Ce n’est pas grave, vous êtes bipolaire, c’est deux mille couronnes. »

– Et alors, t’as payé deux mille couronnes pour ces conneries ?

– Non, je l’ai mangé, j’avais faim…

– Enfin un comportement rationnel ! C’est bon le psychiatre ?

– Pas autant que le phoque, c'est moins gras.

– Allez, laisse tomber tes états d’âme et viens te baigner, dit Eric en se jetant à l’eau.

Au loin, là où le glacier plonge dans la mer, un pan gigantesque de la falaise s’effondre en provoquant un craquement sinistre. Une vague imposante arrive quelques instants plus tard, et ballotte l'ours qui fait la planche.

– Je crois que c’est toi qui as raison Eric. Pousse-toi un peu, je vais faire une bombe.

– A la bonne heure ! J’te retrouve mon copain, tu m’as fait peur avec tes âneries.

– Ce n’est rien, un petit passage à vide de temps en temps, c’est mon blues de la banquise. A propos, avec ta copine, ça tient toujours le plan à trois ?

– Elle aime pas trop les intellos, mais si tu la mets en veilleuse, t’as ta chance.

– Attention, j’y vais !

Là-dessus Bob saute à son tour, éclaboussant Eric qui rit aux éclats.

– Alors mon pote, tu vois bien qu’j'avais raison ; au début elle est chaude, mais après elle est bonne… » 

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