Coup de cœur

L'Aube Incertaine

de Aurélien Azam

14h21. Angel est en retard. C’est rassurant finalement. C’est une constante face à l’avenir bouleversé ; tout comme moi, rêveur désœuvré toujours à l’attendre.

J’aime bien ma routine, j’ai mes rituels. C’est pour cela que je lui donne rendez-vous semaine après semaine sur ce même quai de tramway à gouffre ouvert. Toujours une vingtaine de minutes en avance sur l’horaire convenu. 14h22. Je me répète obsessionnellement ce que mon cœur aimerait lui scander et que ma cervelle oubliera sitôt en sa présence ; c’est malheureusement habituel. 14h22. Pour détacher mon regard des secondes numériques qui ne s’égrènent pas, je fixe ma pensée sur les lambeaux sanguinolents de ciel qui suintent à travers la carcasse rouillée de la gare.

C’est le Crépuscule. C’est toujours le Crépuscule ; ou l’Aube selon mon humeur. Après tout, ce choix est laissé à la libre appréciation de chaque collaborateur de la planète-usine RED – f – OX, ce qui ne mange pas de pain pour le comité de direction soit dit en passant. Cette indistinction de dénomination est propre à une caractéristique de ma planète, pas si rare dans l’Univers mais unique en son genre pour une composante habitée de l’Empire galactique : sa durée de rotation sur elle-même est identique à sa période de révolution autour de son soleil ! En d’autres termes, cet astre atypique présente toujours une même face en proie à l’ardeur du soleil central, tandis que l’autre face est glacée à tout jamais par les noires immensités de l’espace. Entre ces deux extrêmes invivables, entre jour et nuit éternels, s’est développée une colonie de quelque 20 millions d’habitants sur une fine bande circulaire d’une centaine de kilomètres : le Ruban. De profonds canyons, engendrés par contraction de la croûte terrestre malmenée par la bataille titanesque des thermiques, criblent toute cette surface vivable.

Et comme rappel permanent de cette indécision cosmique, un éternel ciel de fin du monde. Ça aide à rester humble de se faire écraser par un ciel pareil. Les bourrasques glacées à 100 km/h en provenance des déserts nocturnes y participent aussi pour beaucoup. Elles se déversent avec des lamentations à déchirer l’âme dans les fonds obscurs de la ravine en contrebas du rail suspendu, où la Basse Ville se terre à l’abri des éléments déchaînés. Perché sur le quai des hauteurs, ma silhouette est démesurément agrandie par le soleil de type M planqué derrière l’horizon ; elle est happée par le vide dont seule une fragile balustrade me sépare ; invitation à de vertigineuses tentations sans retour.

Un sifflement se fait entendre ; suivi rapidement de vibrations, de secousses.

Le tramway arrive en station avec étincelles et stridulations arrachées au câble de fixation. Angel Evilcram quitte son compartiment brinquebalant, pour un quai grinçant. Personne d’autre que nous deux dans cette allée à courants d’air ; elle ne m’a pas remarqué, je manifeste ma présence, la rejoins. On ne s’attarde pas, les sèches bourrasques emportent les mots.

Elle mène la marche vers les plus hauts toits de la Cité ; je garde respectueusement mes distances ; coups d’œil furtifs inutilement dissimulés ; Angel me renvoie un regard amusé ; presque de la pitié derrière ses lunettes de protection ; elle a bien raison ; le vent est d’une sécheresse irritante ; il est issu des contrastes thermiques des deux enfers planétaires ; on ne pouvait guère s’attendre à une douce bise ; ça doit être pour cela que je suis en larmes ; pas l’habitude de quitter la Basse Ville ; mal réglé mes optiques ; entre autre choses ; comme une magie surréelle dans le moindre de ses mouvements ; je n’ose pas la quitter des yeux ; ne pas perdre ses traces zygodactyles ; ne pas se faire distancer.

Bourrasques ensablées ; du verre érodé ; du métal décharné ; une civilisation écrasée ; deux palpitants funambules à s’en briser les côtes ; les plus hauts perchoirs.

… Horizon ouvert …

La galaxie de ses cheveux revêches

Réunis et animés librement ;

Une constellation négligée de mèches ;

Infinies nuances de mouvements

… Vertige ...

 

Se raccrocher à ce qui est fixe ; aux barreaux de l’échelle de secours surtout ; la diffuse lumière ambrée fausse par d’intenses réflexions la vision des distances ; tout faux geste est un appel à la Grande Faucheuse ; ainsi est la Loi Gravitationnelle qui règne en tout lieu, et tout particulièrement dans la Haute Ville désertée par la foule ; une justice verticale à 75 étages descendants ; sentence percutante.

 

Mais Angel n’obéit qu’à sa propre folie ; elle est déjà sur la terrasse de maintenance de la plus haute des tours d’hypercommunication. Une rambarde ? Bien sûr que non ! Il ne s’agit que d’un promontoire à escalader, pour embrasser l’horizon lointain ; grand ouvert au plein air. Elle essaye d’apercevoir les étoiles, elle veut rencontrer ces curieux lampions qui guident les rêves des baroudeurs de l’espace. C’est bien sûr peine perdue, le soleil est encore bien trop jaloux et éclipse l’éclat de ses lointaines cousines ! Le grand chambardement n’est pas pour maintenant, du moins dans les cieux. Demain tu les rejoindras, Angel… En équilibre sur la frontière inoxydable de l’acier et du vide, elle veut s’élancer.

Je reste en retrait, abrité au mieux, amarré à la plateforme. Eviter de songer au ciel qui chaque jour paraît plus sombre. Tout est en mouvement. Elle n’a aucune attache, elle me donne le tournis. Fixe tes pensées sur de l’agitation prédictible. Le tournoiement optimisé des milliers de pales des éoliennes accroche mon attention. Toutes suspendues avec une trompeuse anarchie sur les parois de la ravine, qui agit comme un goulet d’étranglement naturel pour accélérer encore le flux d’air. Une ravine parmi les 6457 rendues exploitables par l’Homme pour répondre aux besoins énergétiques colossaux de toute les usines électrochimiques de RED – f – OX depuis un millénaire. Toute cette industrie d’oxydo-réductions alimente, avec l’efficacité inégalable de la vitalité d’une planète entièrement adaptée à cette tâche, une multitude inchiffrable de mondes impériaux en immenses batteries et en produits aluminés très énergivores.

Cette subtile mécanique est bien rodée. Une simple rotation asynchrone et tout s’effondre.

 

Le vent finit d’enivrer Angel, la saoule, elle se lance dans le vide, elle déploie ses ailes…

… Sa wingsuit pour être plus exact. Un vêtement bien pratique en ces lieux ; elle se laisse planer entre les pics érodés de verre et d’acier ; vitesse et efficacité du mouvement ; elle se joue des zones de turbulences – qu’elle connaît par cœur – pour agrémenter son vol de quelques loopings avec un soupçon d’adrénaline ; le Crépuscule révèle sa véritable nature volatile ; cette fille n’est pas un joli oiseau chanteur ; c’est une chauve-souris assoiffée d’acrobaties et incapable de tenir en place.

Et moi je la contemple dans toute sa folie, jusqu’à ce que je la perde encore de vue. Pas grave ; je sais très bien quelles sont ses habitudes. Rejoignons-la raisonnablement en passant par les escaliers intérieurs de cette tour puis en empruntant le funiculaire : c’est plus lent mais je suis certain d’arriver à destination.

 

Il y a foule aujourd’hui au café-librairie de l’Enclave du Dedans ; beaucoup s’abritent, sous la protection des entrailles de la Ville Basse, de l’air toujours plus glacial de l’extérieur ; la chaleur humaine est plus réconfortante que la solitude des hauteurs. Nous sommes attablés en fond de salle ; loin des hurlements tempétueux et avec l’intimité du brouhaha des vocalises humaines, il est enfin possible de discuter.

« Il t’est toujours possible de faire marche arrière Angel. Après tout, tu réagis à un bouleversement cosmologique. Ça n’aura peut-être aucun impact à l’échelle d’une vie humaine…

– J’ai besoin de changer d’air. J’étouffe dans cet univers cloisonné. Je ne désire que les étoiles.

–… Et puis tes compétences sont trop spécialisées. La recherche en dynamique des flux est une voie royale pour faire carrière à RED – f – OX. C’est stupide et déraisonnable de sacrifier un si bel avenir tout tracé. Tu connais le vent mieux que personne, et tes travaux sur les structures des futures pales d’éolienne redonneront un nouveau souffle à notre communauté.

– Tu inverses le problème ; c’est toi qui n’es pas prêt au changement. C’est bien beau d’être expert en matériaux de cathodes NMC pour des batteries lithium-ion. Mais en dehors des cercles fermés des électrochimistes de RED – f – OX, ça reste du charabia ; alors même que cette technologie est la voie de stockage et conversion énergétique la plus capable d’être stable et performante pour les voyages interstellaires. Les autres planètes-mondes s’arracheraient ton savoir-faire si tu te manifestais un peu plus ; ne laisse pas se perdre ces connaissances à vouloir rester pour une patrie condamnée d’avance !

– Je resterai fidèle à mon entreprise, Angel. Que les rats quittent le navire, je m’en contrefiche ! Mais toi, je ne veux pas te perdre. Rien n’indique que notre planète soit perdue ! Je refuse de te perdre pour un changement aussi imperceptible !

– Un battement d’aile de papillon suffit à engendrer un ouragan : ce sont les lois de la Nature. Une variation tourbillonnaire du noyau de fer liquide de notre planète, ça paraît seulement être une curiosité comique en dynamique des fluides. Pourtant, ça a suffi à légèrement accélérer la vitesse de rotation de l’astre entier ; ce qui a désynchronisé temps de rotation et temps de révolution autour du soleil. Par effet domino, la zone crépusculaire habitable se déplace de plusieurs mètres par an ; d’ici quelques centaines d’années, le Ruban sera entièrement englobé par la face nocturne. C’est inéluctable.

–Il suffirait tout simplement de déplacer usines et habitations ! Notre communauté en a les capacités, et nous disposons de centaines d’années pour réagir ! Qui plus est, ce problème ne nous concerne pas dans l’immédiat ! Pourquoi partir ?

Pas de réponse. Ce sont des évidences pour elle aussi. L’argent. Déplacer toute une cité sur des milliers de kilomètres, c’est l’équivalent d’un suicide économique pur et simple. Plus d’avenir, moins d’investissements, moins d’argent, moins de raisons d’espérer. Ce n’est pas la rotation planétaire qui achèvera RED – f – OX ; un cercle vicieux de découragement l’aura liquidé bien longtemps avant. Depuis l’annonce publique du désastre il y a un an de cela, tout le monde a fini par se résigner à anticiper la chute de RED – f – OX et partir, ou bien résister avec la beauté de la vanité. Pas Angel. Elle perçoit tout cela comme une opportunité, un vent ascendant de liberté qui lui permettra de voler de ses propres ailes ; je l’envie.

– Ils t’ont proposé quoi à l’Institut Scientifique Impérial de Contrecœur ?

– Une place en R&D sur des bactéries magnétotactiques ; aucune idée de ce que c’est ; mon job est d’améliorer leur diffusion dans un milieu aqueux de culture, afin d’accroître leur reproduction et in fine leur production. Mes compétences en mécanique des fluides ont été jugées suffisantes ; et on ne refuse pas une proposition de la Capitale.

– Cela ne te ressemble pas de te sacrifier par loyauté pour l’Empereur. Ou alors les 127 ans de voyage par voile solaire inspire ton âme poète ? Prête à sacrifier ton enveloppe charnelle et à transférer tes pensées dans une matrice robotique pour des illusions ?

– Pour le vent interstellaire je sacrifierais tout. Il est vain de me retenir ou d’attendre un retour impossible ; tu n’as rien à espérer ; fais-toi la promesse de passer à autre chose.

– Je ne donne pas ma parole quand je sais que je ne la tiendrai pas. Je t’écrirai. Il y aura peut-être quelques troubles de transmission sur le chemin, mais une fois que tu seras arrivée à Contrecœur, il n’y aura plus de soucis. Tous les réseaux hypercom y mènent après tout. Je serai ravi d’avoir de tes nouvelles.

Elle garde le silence et arbore son sourire enchanteur de volatile pas chanteur. Et puis elle me répond comme à un enfant :

– Cette promesse tu dois te la faire à toi seul ; pense à toi ; reste fidèle à toi-même ; oublie-moi.

 

Nous nous enlaçons une dernière fois ; amicalement. Des centaines d’années-lumières temporelles et spatiales, le vertige, nos tempéraments nous séparent ; je me sens plus proche d’elle que de nulle autre. Comme toujours, c’est un simple détail qui suffit à désunir.

Et elle part.

 

Angel s’engouffre dans les entrailles d’une navette stratosphérique. C’est un navire magnifique de paradoxes.

Renfermé sur l’intérieur, pas d’ouverture sur le dehors et austère avec sa coque d’aluminium traitée à haute température. Il s’avance sur la piste avec lourdeur et fracas, prend péniblement de la vitesse dans un brouillard de poussières, de sable et de vapeur. Il s’élance maladroitement vers un tremplin surplombant le ravin ; aucune échappatoire ; une mort certaine ; le navire s’enfonce à toute allure dans le gouffre…

… Et la créature de métal cliquetant déploie enfin ses ailes. Des voiles articulées ; courants ascendants ; la navette s’arrache avec furie à la gravitation ; elle s’élance vers le ciel à présent ; se révèlent désormais les grâces de ses rondeurs aérodynamiques et adaptées au vol.

Et dans un délirium à voiles et à vapeur, Angel Evilcram rejoint enfin le firmament qu’elle n’avait jusqu’à présent qu’esquissé en rêves sidérés.

Moi je reste sur le plancher des éoliennes, à fixer la réflexion embrasée de la carlingue du vaisseau, jusqu’à qu’elle ne soit plus distincte dans l’atmosphère orangée.

Dans ma poche, un billet pour un aller simple vers Contrecœur, acheté en secret, planifié pour dans cinq mois. Je l’avais acheté initialement pour la rejoindre ; je ferais n’importe quoi pour elle. Mais je me suis fait une raison. Cinq mois de déphasage ça parait court, mais ce petit rien conduit à un siècle de séparation ; ce rien est devenu définitif. Je suis libre comme l’air.

Alors comme je suis maître de mon propre arbitre jusqu’à preuve du contraire, je fais aujourd’hui ce choix. Le ciel n’est pas un crépuscule inéluctable : c’est une Aube Incertaine. 

@Copyright 2017 Aurélien Azam