Coup de cœur

La tentative

de Joël BEAUMONT

Marc Destat ouvrit les yeux avec la terrible sensation d'être en retard. Effectivement : son radioréveil marquait 7 heures 25. Inexplicablement, il avait oublié de le programmer pour 6 heures 30. Il enfila ses vêtements avec une fébrilité qui n'excluait pas l'efficacité, se précipita dans la salle de bains, et se brossant les dents tout en passant sur ses joues le rasoir électrique, il eut la certitude de parvenir à combler son retard. Ce n'était pas dans ses habitudes de négliger un détail qui risquait de le faire arriver à l'agence en même temps que les employés qui n'occupaient pas un poste de responsabilité comme le sien, mais hier soir Marc Destat avait résolu de se suicider, et cette décision lui avait fait négliger certaines nécessités pratiques auxquelles il s'attachait d'ordinaire. Marc Destat était un homme perpétuellement satisfait d'être occupé à résoudre un problème immédiat, et pour lequel la dépression était une maladie aussi exotique que la lèpre ou le choléra. Hier soir, dans son lit, à l'instant de s'endormir, il avait eu trois courtes secondes d'inattention à la vie, il avait pensé à la mort, et il lui était brutalement apparu comme une évidence qu'il valait mieux mourir tout de suite puisqu'il mourrait bientôt. Conception, décision, réalisation, il n'avait cessé toute sa vie professionnelle d'énoncer que ces trois concepts devaient être menés de front, et il revendiquait d'être parvenu à une maîtrise qui l'autorisait à passer directement à la réalisation sans avoir une idée précise du pourquoi et du comment il agissait. Il se rappelait parfaitement ces trois secondes d'inattention mortifère, et concomitamment sa décision de se supprimer sans sursis. S'il n'était pas passé à l'acte, c'est qu'il avait sombré brutalement dans un sommeil profond comme il le faisait chaque soir à l'instant où sa tête se posait sur l'oreiller.


 

La vitesse à laquelle il devait s'activer pour rattraper son retard l'obligeait à se concentrer sur son lacet de chaussure ou ses boutons de chemise, et ce ne fut qu'au café où il prit son petit déjeuner au comptoir, qu'il trouva quelques instants à consacrer à son suicide. Il se reprocha son imprévoyance : s'il avait mis son réveil à six heures, cela lui aurait laissé une bonne demi-heure pour disparaître. Il ne mesurait pas le temps nécessaire à une mort volontaire, mais ça ne devait pas durer une éternité. Il fut tenté de se jeter sous une voiture en sortant du café, mais il ne pouvait prendre le risque de rater son coup d'essai en se contentant d'un véhicule léger, et il n'avait pas le temps d'attendre le prochain bus. Le garçon lui ayant fait remarquer : « Vous êtes en retard aujourd'hui, Monsieur Destat », il s'empressa de payer et se hâta vers l'agence.

Il était 16 heures 30. Marc Destat annotait un dossier. Il releva brusquement la tête vers le tableau fixé sur un des murs, représentant un pied géant rongé par des insectes. Il venait de voir s'élargir d'une manière imprévue l'étendue des problèmes posés par son arrêt de mort. Il eut la tentation de se replonger dans l'étude du dossier, car il n'aurait jamais permis à des préoccupations d'ordre privé de venir interférer dans l'exercice de son métier, mais il faisait la preuve de sa conscience professionnelle en effectuant sans la moindre arrière-pensée létale ses huit heures de labeur quotidien et ses deux heures supplémentaires et tout aussi quotidiennes. D'autres n'auraient pas hésité à augmenter artificiellement leur productivité individuelle pour se tuer à la tâche, ou auraient justifié de leur mort imminente pour obtenir un arrêt maladie et avoir tout le loisir de se faire la peau. Confronté à ce concept inédit : la mort, il réalisait qu'il ne possédait aucune connaissance sur le sujet, et était incapable d'imaginer les modalités pratiques pour y parvenir. Il lui paraissait évident qu'on ne peut se néantiser n'importe comment : non seulement il ne pouvait envisager un échec, mais comme à chaque étape importante de la vie, il devait exister des dispositions à prendre avant de se mettre à exécution. Il fallait préparer son suicide comme on prépare ses vacances, et rassembler le maximum de renseignements pour l'accomplir en toute connaissance de cause. Lui qui classait tous ses papiers, lisait ses contrats d'assurance, apprenait par cœur la plupart des règlements et des modes d'emploi, ne pouvait s'autodétruire sans connaître les risques et les conséquences d'un tel passage à l'acte. Il avait toujours été agacé par ceux qui gâchent bêtement des avantages faute de s'enquérir de leurs droits, et il était contraire à son éthique de vie de ne pas s'occuper de ce qui se passerait ensuite sous prétexte qu'il était sur le point de la quitter.


 

À six heures, en rangeant son bureau, il éprouva un peu d'inquiétude à constater sa satisfaction du travail accompli. N'avait-il pas décidé que tout était vain ? Il devait se méfier de ces défaillances et se mettre hors d'état de vivre de toute urgence. Il dut parcourir plusieurs librairies pour acquérir avec difficulté des ouvrages spécialisés. Ce soir-là, il devait dîner avec Anne-Marie, mais il n'était pas mauvais pour l'évolution de leur relation qu'elle mesure la nécessité de lui laisser un minimum d'existence personnelle. Il n'apprit pas grand-chose dans les ouvrages achetés, et il aurait mieux employé sa soirée à se tirer une balle dans la tête, car les suicides, manifestement, n'obéissaient qu'à une règle précise : se donner la mort, et les modalités étaient confuses, diverses et contradictoires. L'improvisation, appelée « raptus suicidaire », était assez courante, ce qui heurtait son sens inné de la prospective organisationnelle. Certains avaient longuement préparé, et minutieusement mis en scène leur dernier acte, mais ces désespérés étaient des malades mentaux, ou des artistes, et il devait éviter de fournir des arguments à ceux qui ne manqueraient pas d'interpréter son geste, et de salir sa mémoire, en le présentant comme un aventuriste en équilibre sur une corde raide de laquelle il était tombé au premier faux pas. Il aurait voulu choisir un processus de disparition complexe afin de démontrer une dernière fois ses capacités de manager, mais la seule mort à petit feu qui exigeait un vrai effort de planification : mourir d'amour, lui était inaccessible, il n'aimait que son confort et un peu son directeur parce qu'il encourageait sa carrière. Il lui aurait plu, à la rigueur, de se tuer à la guerre, dans l'ordre et la discipline, mais un nombre non négligeable de combattants en revenaient vivants, et s'il existait une chance d'en réchapper, il ne pouvait considérer cette option comme une forme de liquidation volontaire fiable et compétitive. Quant à être l'auteur d'un attentat suicide, il aurait été bien en peine de citer la moindre cause politique qui l'ait jamais intéressé. Il lui fallait se résigner à se supprimer comme tout le monde, et le choix des moyens était immense : on attentait à sa vie n'importe où, on utilisait les objets les plus ordinaires comme les plus baroques. Malheureusement, les problèmes pratiques et administratifs n'étaient pas abordés : pas la moindre piste sur le protocole à respecter, aucune explication sur les formalités nécessaires. Une simple lettre semblait indispensable pour éviter les interprétations post-mortem. Il la lui fallait courte et dense, sans aucun sentimentalisme, comme une simple note de service destinée à résoudre un dysfonctionnement. « Je me suicide » lui paraissait confus : l'emploi du présent indiquait qu'il était en train d'accomplir l'acte alors qu'au moment de la rédaction cette décision restait une prospective. « Je vais me suicider » laissait planer un doute sur la réalisation, léger certes, mais il lui fallait être prudent, car il n'aurait pas la possibilité de rectifier la moindre erreur. « J'ai la ferme intention de mettre fin à mes jours après avoir écrit cette phrase » lui parut la formule la plus cohérente. Certains tuaient beaucoup de monde avant de se donner la mort, généralement leur femme, leurs enfants ou quelqu'un de la famille, mais rien qu'à imaginer la tête de son père s'il lui avait envoyé une décharge de chevrotine dans la figure lors de leur traditionnel repas dominical mensuel, lui donnait une envie de rire qui ne pouvait que l'empêcher de tirer juste. À onze heures il avait décidé de se pendre : classique et efficace. Faute de corde, il avait choisi une cravate assortie à sa chemise dont il testait la résistance, lorsque Anne-Marie avait sonné à sa porte. Il ne pouvait pas se pendre devant elle, elle l'en aurait sans doute empêché ou, pire, aurait voulu l'accompagner dans une mort romantique et passionnée. À la pensée de leurs deux corps se balançant doucement au bout de la cravate bleu nuit qu'il tenait encore à la main, il prit conscience de l'attachement qu'elle lui portait pour préférer partager un nœud de cravate mortifère plutôt que de vivre sans lui. Des larmes lui montèrent aux yeux en imaginant le chagrin qu'il allait faire à cette fille en mettant fin à sa vie et à leur relation, et il l'entraîna vers sa chambre pour un ultime rapport amoureux, remettant son évasion corporelle au lendemain.


 

Il avait programmé ses préparatifs pour le soir, après la sortie du bureau, mais il était invité avec Anne-Marie à un dîner chez des amis communs, et il était trop tard pour s'excuser. Il dut repenser son planning : le rendez-vous était fixé à 20 heures 30, il avait juste le temps d'une mise à mort volontaire avant de s'y rendre. Il rentra chez lui en taxi, et après s'être changé avec célérité, il estima avoir gagné une bonne demi-heure qu'il s'empressa de mettre à profit. Il ouvrit le gaz, s'installa confortablement dans son fauteuil de télévision, et les pieds appuyés sur un pouf de cuir rouge acheté durant un stage en Tunisie, il ferma les yeux et attendit la mort sans impatience, en espérant toutefois qu'elle arriverait avant 20 heures. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il constata qu'il était déjà 19 heures 30. L'odeur désagréable du gaz lui laissait espérer un dénouement proche et positif, mais à 19 heures 45, s'il ressentait un léger mal de tête, il n'était d'évidence pas encore entré en agonie. Il n'avait plus d'excuse pour manquer ce dîner, il avait juste le temps de passer chez un fleuriste avant la fermeture, car il ne pouvait tout de même pas arriver les mains vides chez ses hôtes. Il décida de tenter de se tuer par un excès d'alcool pour sauver sa soirée. Anne-Marie le raccompagna chez lui ivre mort, mais malheureusement encore bien vivant.


 

Le lendemain matin il se réveilla avec une gueule de bois douloureuse. La latence entre sa décision et la réalisation de son suicide devenait abusive. Bien que ce retard soit indépendant de sa volonté, il se reprochait l'imprévoyance dont il avait fait preuve ces deux derniers jours en manquant à ce point d'anticipation dans sa gestion thanatologique. Si cette gueule de bois rendait ses pensées plus claires en ralentissant sa suractivité cérébrale habituelle, elle lui ôtait toute force de décision. Il ne pouvait tout de même pas se jeter par la fenêtre sous prétexte qu'il passait devant, ou s'ouvrir le ventre entre deux dossiers avec un coupe-papier ! Il fallait des loisirs pour quitter la vie, et depuis l'avant-veille, il n'avait pas eu une minute à lui. Ce soir, quoi qu'il arrive, il préservera sa soirée et l'emploiera à se tuer. Il y mettra le temps qu'il faudra, mais c'est en cadavre qu'il ne se réveillera pas demain matin. « Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer » se répéta-t-il en regardant dans la glace ses yeux cernés, souriant de ce serment d'enfant qui lui était revenu en tête, sans même en mesurer la portée métaphysique.


 

Il hésitait. Lui qui n'avait jamais hésité commençait à s'agacer de ses hésitations. Dans la vie le choix se réduit généralement à deux propositions : oui ou non, allumer ou éteindre, acheter ou vendre. C'est net, facile à trancher, mais dans la gamme infinie des morts possibles, laquelle choisir ? Son expérience de la veille lui faisait repousser le gaz, et il n'habitait qu'au second, mais il restait des valeurs sûres comme la corde achetée cet après-midi, le vieux rasoir couteau offert par son père pour ses dix-huit ans et jamais utilisé, ou le revolver ramené d'un stage aux États-Unis. Il fit couler un bain pour se mettre dans une situation propice à une autoexécution : s'il renonçait à se saigner dans sa baignoire, il lui serait toujours possible de se pendre ou se tirer une balle dans la tête. Il s'assit dans l'eau, enroula la corde autour de son cou et la tendit au-dessus de sa tête. La pomme de douche ne semblait pas très solide. Il regarda le pistolet. Le noir lui parut redondant, une faute de goût. Le rasoir était plus élégant. Il l'ouvrit. En enfonçant les bras dans l'eau chaude, ça ne devait pas être trop douloureux, plus que le pistolet pourtant. Il hésitait, regardant tantôt le rasoir, tantôt le pistolet qui dépassait de la surface de l'eau, la corde s'enroulant à ses jambes, lorsque le téléphone sonna. Jean-Pierre l'attendait avec Anne-Marie dans un petit restaurant de la rue des Vinaigriers. Il replongea dans son bain en maugréant. Il n'avait pas une seconde à lui, il lui était véritablement impossible de mourir et ça pouvait durer encore longtemps ! Il sursauta à cette idée. Ne venait-il pas de découvrir le secret ? S'il utilisait son temps à plein-temps, il n'en aurait plus pour mourir... Il pouvait devenir immortel ! À quoi bon se tuer s'il ne mourait plus ? Il se retint de crier sa joie, plongea le pistolet dans l'eau savonneuse pour noyer symboliquement sa mort, tandis qu'il jetait de l'autre main le rasoir qui retomba sur le fil de la radio installée dans la salle de bain. Marc Destat n'avait pas l'habitude de ressentir de l'enthousiasme, cela provoqua trois courtes secondes d'inattention à la mort qui lui furent fatales : il tendit la main vers le poste radio pour entendre un peu de musique et alimenter son bonheur de vivre renaissant. Le fil dénudé par le rasoir provoqua un mauvais contact, et le pistolet qu'il tenait permit au courant de parcourir son corps en toute facilité pour le tuer sans alternative. Il n'avait pas pensé à l'électrocution. C'était une mort inattendue, et il mourut surpris. Il découvrait ainsi une sensation nouvelle, la mort lui ouvrait des perspectives, cette idée le rassura à l'instant où il trépassa.


 

On s'étonna de le découvrir grillé dans son bain, une corde au cou, et un pistolet dans la main. On échafauda les hypothèses les plus fantaisistes (cérémonie sectaire, jeu sexuel...) pour expliquer cette étrange mise en scène, mais suicide ou accident, sa mort n'avait rien de suspect et on l'oublia très vite : le lundi qui suivit, le tableau représentant un pied géant rongé par des insectes avait été remplacé dans son bureau par son successeur. Certains désespérés trouvèrent ce système d'expédition outre-tombe particulièrement ingénieux et essayèrent de l'imiter sans succès : ils partaient de données précises afin d'éliminer tout hasard, alors que c'était ces trois secondes d'inattention qui l'avaient tué. Anne-Marie se reprocha amèrement son aveuglement : elle le prenait pour un bel indifférent, et il s'était tué à cause d'elle. Son souvenir gâcha toutes les aventures qu'elle eut avec d'autres hommes : elle comparait leur réalité à un être imaginaire et idéal. Elle fut malheureuse et vécut dans la solitude. Il aurait été drôle que l'un d'eux se suicide pour elle, dernière conséquence de ce faux suicide réussi, mais cela n'arriva pas, ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants.

@Copyright 2010 Joël BEAUMONT