Coup de cœur

La loi du sport est dure, mais c’est la loi !

de Philippe LAPERROUSE

Huitième de finale. Nos Lions Rouges affrontent les Crocodiles Verts. L'entraînement a été durci pendant toute la semaine précédant le match. Coach Hernandez nous a seriné les caractéristiques du jeu des Crocodiles au tableau noir. A nous d'en profiter et de jouer intelligemment. Il aurait peut-être pu éviter d'ajouter « pour une fois ». Il est vrai que nous connaissons une période pendant laquelle les résultats laissent quelque peu à désirer.

En ce mois de septembre, un doux soleil accompagne notre entrée sur le terrain. Ce qui reste de notre club de supporters s'agite laborieusement pour marquer un soutien que je sens réservé. Dans un coin du stade, j'aperçois une banderole à la gloire de nos adversaires.

L'arbitre de la rencontre n'est pas connu pour aimer notre jeu. Il nous a accompagnés dans nos nombreuses défaites avec un plaisir machiavélique. Dans les vestiaires, il nous a fait savoir qu'il nous aurait à l'œil.

A la quinzième minute, l'ailier droit des Crocodiles, un Camerounais puissant et mutin, déborde habilement Ronny, notre latéral gauche. La situation est dangereuse, mais classique. Je n'ai aucune difficulté pour boucher l'angle. Même un centre en retrait est impossible, notre charnière centrale est bien positionnée. Le Camerounais va être déçu.

Et c'est à cet instant précis que je pense à Bernadette. Elle est parfois tête en l'air. Elle a dû sûrement oublier de mettre mon shampoing préféré dans mon sac. Je ne supporte que celui au miel, les autres me donnent des démangeaisons.

Le Camerounais frappe, le ballon me passe entre les jambes, je me retrouve sur le postérieur, obligé de constater que mon équipe est menée un but à zéro. J'entends au loin, très loin, la fureur de coach Hernandez, qui surpasse nettement les clameurs et les sifflets de la foule. On voit bien que ce n'est pas lui qui se gratte la tête après la douche !

Je sens un certain désappointement dans le regard de mes partenaires. Dumoulin s'énerve et me suggère de serrer les genoux. Ben Khalfa, l'avant-centre se prend la tête entre les mains, mais ne dit rien. Hernandez répète depuis cinq minutes que ce n'est pas vrai. Il ne m'aime pas beaucoup, je sens que nos relations vont encore se distendre. Mais Hernandez sait que le club n'a plus un sou en caisse pour recruter un gardien d'une envergure supérieure à la mienne, ce qui ne va pas arranger son ulcère à l'estomac, sur lequel - paraît-il - ma présence pèse avec une insistance particulièrement désagréable.

Pendant ce temps, nos adversaires s'embrassent avec une impudeur et un manque de discrétion qui m'humilient profondément. Ils auraient tout de même pu manifester un peu plus de compassion pour mon désarroi personnel.

Il faudra que je parle à Bernadette de cette histoire de shampoing.

Trente-deuxième minute, à la suite d'un très beau tacle de M'Gomo, que je m'empresse de féliciter, nous subissons un corner. J'organise le marquage dans mes dix-huit mètres. Hernandez a bien insisté : chacun prend son homme. Et quand il dit « prend », c'est presque une invasion physique, il s'agit de ne pas  laisser un espace supérieur à un centimètre et demi entre les maillots blancs et les maillots bleus. Eventuellement, on peut même bousculer son adversaire à condition de ne pas le faire exprès pour ne pas fâcher l'arbitre. Dans ces conditions, un coup de pied de coin, même bien tiré par l'adversaire est une simple formalité. Hernandez a détaché les syllabes pour que nous comprenions bien :
« Une FOR-MA-LI-TE ! »  

C'est encore leur Camerounais qui se charge de l'exécution du corner. Il arbore un sourire goguenard que l'excellence de notre défense va se charger de lui faire perdre. Le bougre tire un joli centre qui atterrit aux environs du point de penalty. Adversaires et partenaires se précipitent. Des galopades se déchaînent, des souffles rauques ahanent, des mains coquines tirent vigoureusement des maillots flottants par la plus malencontreuse des inadvertances.

Comme dans un rêve, j'aperçois la tête échevelée d'un défenseur adverse qui s'élève clairement au-dessus des nôtres. D'un bruit mat et sec, son crâne expédie la balle en direction du coin de mes filets. Avec la détente que j'ai travaillée à l'entraînement, j'ai confiance, je vais m'en saisir. Je n'ai aucun doute.

Malheureusement, c'est à cet instant que la date du jour me vient à l'esprit. Nous sommes le seize septembre ! Plus tard, Hernandez, qui ne suit pas l'actualité fiscale de près, me hurlera qu'on soit le seize septembre ou le trente-trois février, cela ne change rien à l'affaire, je suis un nul et je resterai un nul en toutes saisons !

Le problème qu'il ne perçoit pas, c'est que je ne me souviens plus, à l'instant précis où l'homme échevelé expédie son puissant coup de boule, si j'ai pensé à payer mon dernier tiers provisionnel en temps voulu. Je me rappelle que l'an dernier, j'avais déjà souffert de cette inquiétude, la différence c'est qu'il n'y avait pas corner contre nous à ce moment-là.

Toujours est-il qu'une fraction de seconde consacrée à cette interrogation retarde mon geste salvateur et que la tête de mon adversaire est victorieuse.

Dumoulin tente une protestation auprès de l'arbitre en raison d'une entorse au règlement dont il vient d'inventer un paragraphe. Ben Khalfa se saisit de son visage entre ses mains velues. Hernandez s'étrangle. Il demande encore à son entourage qu'on lui dise que ce n'est pas vrai. Le soigneur de l'équipe se replonge dans la lecture de son journal.

Quarante-quatrième minute. Depuis mes buts, j'assiste à une partie agréable. Nous dominons les Crocodiles par un jeu plaisant, fait de passes courtes et de dribbles chaloupés. Tout irait pour le mieux s'ils n'avaient pas profité de deux minuscules occasions pour me mettre dans l'embarras. La mi-temps arrive qui va nous permettre de ressourcer nos forces et d'imaginer une nouvelle organisation grâce à la science stratégique d'Hernandez.

Voici que, par un pur hasard, Marcellin, l'avant-centre des Crocodiles a échappé à notre milieu de terrain. Il s'avance au vingt-cinq mètres et arme un tir. Quelle malheureuse initiative ! Avec moi, un shoot aussi lointain n'a pas la moindre chance ! Indiscutablement, c'est l'indice du désarroi et de l'impuissance des Crocodiles !

Comme prévu, le tir de Marcellin est mou, le travail va être facile.

Mais par un manque de veine inouï, c'est à cette seconde que je pense à Elsa. L'anniversaire de ma sœur tombe samedi prochain, et je n'ai encore rien acheté !

Le ballon roule doucement sous mon thorax pour achever sa course au fond des buts. La foule de nos supporters qui commence à se clairsemer hue, siffle, vitupère. Le teint du visage d'Hernandez, naturellement cuivré, vire au rouge cramoisi. Celui de Ben Khalfa a disparu derrière ses mains osseuses.

Menés trois à zéro à la mi-temps, nous ne pouvons nous attendre à être félicités dans les vestiaires. La diatribe d'Hernandez est à la hauteur de l'évènement. Nous sommes comparés successivement à la passoire du ménage de sa tante, au paillasson de sa concierge et à la serpillière de sa femme de ménage. D'après ses réflexions, je crois comprendre que même l'équipe des Tigres, qui n'a jamais marqué le moindre point en championnat, pourrait nous dominer aisément. Notre prestation n'est pas digne des minimes qu'il entraîne chaque mercredi.

Le pire avec lui, c'est qu'Hernandez tombe facilement dans la vulgarité. Il ne manque pas l'occasion de nous demander où nous pensons pouvoir nous mettre la prime de match.

Quant à moi, je peux prendre ma douche, je suis remplacé par Jérémy Boulin, le gardien des juniors. Je tente d'expliquer à Hernandez qu'en dépit de trois petites secondes d'inattention, ma prestation est globalement satisfaisante. J'ajoute que s'il connaissait Elsa, il comprendrait.

Hernandez me fait savoir sur un ton rogue, qu'il proposera l'année prochaine qu’on adapte le calendrier de la coupe à celui des anniversaires de ma famille, mais que pour le moment, j'aurais intérêt à disparaître de son champ de vision.

Sous l'impulsion d'un Ben Khalfa, débordant d’énergie, notre équipe des Lions réalise une seconde mi-temps extraordinaire. Nous remontons le score et l’emportons quatre buts à trois. Le petit Boulin est excellent dans les buts en suivant scrupuleusement mes conseils.

A la sortie du stade, je croise Pierrot, le goal des Crocodiles qui erre comme une âme fortement chagrinée, le sac sur l'épaule. Il se confie :

« Faute professionnelle ! Tu te rends compte, je suis accusé d'une faute professionnelle ! Pour quatre courtes secondes d'inattention ! »

@Copyright 2010 Philippe LAPERROUSE