Coup de cœur

Sur la route…

de Béatrice COURCHAMP

Je monte, comme chaque petit matin, dans ma fourgonnette rouge piment d'Espelette. Hier soir, je l'ai remplie des primeurs que je vais vendre sur le marché. Titine, mon bolide, rechigne à quitter le garage où elle a dormi. Je la laisse donc encore un peu ronfler, le temps d'allumer la radio pour suivre les nouvelles sur France Info. Je ne les écoute que d'une oreille, en réalité. Aujourd'hui encore, je n'en capterai que la mélodie funèbre des faits divers. Qui sait ? J'en oublierai peut-être même l'essentiel. La voix du journaliste a toujours un effet soporifique qui me fait entrer dans une semi-hypnose. Ça m'aide à réfléchir sur les ventes de la veille, ou à anticiper sur la prochaine recette de ma journée. Mes gestes de conduite sont mécaniques, je n'ai pas besoin de me concentrer dessus car je suis sûre de moi, pardi ! Et puis, je connais le chemin par cœur, à le parcourir toutes les semaines depuis dix ans. Dix ans ! Et toujours pas morte d'ennui ! Ce qui me sauve, c'est que j'adore admirer le paysage et attraper au passage, dans la nature qui défile comme un manège, les détails changeants, tellement précieux pour nos vies.

Comme nous sommes en hiver, et que la route est sinueuse, je dois tout de même rouler prudemment à travers les lambeaux de brume. Entre deux nappes, j'aperçois quelques squelettes d'arbres fruitiers, derrière les talus, qui m'observent. Parfois, mes phares renvoient des éclats de lumière sur les flaques verglacées qui se sont formées autour des pieds de vigne. Ça m'éblouit et m'oblige à fermer imprudemment les yeux pendant quelques secondes. Il fait très froid dehors. Je me réjouis d'être à l'abri dans l'habitacle de ma voiture, même si le chauffage n'arrive pas à déglacer le pare-brise. J'ai mis les essuie-glaces en marche, plus pour m'éviter de sombrer dans la torpeur, que pour nettoyer le givre qui se forme peu à peu sur les vitres. Je passe encore un mur de brouillard. Il me paraît plus long que les autres, celui-là, et j'ai presque peur car je n'y vois vraiment plus rien. Je pourrais tomber dans les gorges.

Je sors enfin de l'invisible. Le brouillard a disparu si brusquement que j'en ai été surprise. J'entends pour la troisième fois le même flash info sur les risques de verglas. J'éteins mes phares car le soleil se pointe derrière les collines. J'ai l'impression que sa venue a aussi changé toute l'atmosphère. Ce ne sont plus des stalactites que je vois pendre aux arbres, mais plutôt des petites boules vertes perlées de rosée, comme des bourgeons. Emouvant. Sur mes joues aussi, coulent de petites perles de souvenirs, libératrices.

Hier dans la soirée, il est parti. En coup de vent. Je l'ai chassé avant le souffle d'une autre de mes colères dévastatrices, à la manière des tempêtes de montagne. Je ne vois de lui que son sourire accrocheur, vampirisant, lorsque nous nous étions croisés dans la rue, il y a déjà deux fois dix ans au moins. Ma route s'était arrêtée, ce jour-là. Alors, j'avais pris sur mon temps, décidée à le suivre. Je repense, sans nostalgie, à sa façon de se pencher tendrement vers moi, m'enveloppant les épaules d'un geste protecteur. Ses longs bras s'entourant autour de ma nuque comme une écrasante étole de tristesse. M'asphyxiant avec bienveillance, il n'avait pas perçu à temps mon incapacité de continuer à vieillir à ses côtés. Dans le linceul confortable mais incommodant de notre vie à deux, je m'étouffais à petits feux.

La glace a fondu autour des vignes. Cependant, il reste quelques touffes d'herbes pétrifiées sur le bord du fossé. On dirait des griffes de morts-vivants sorties de terre. J'avance encore dans la semi-pénombre car le soleil s'attarde. Les vallons rebondis se découpent en transparence dans le ciel grisé comme des silhouettes de femmes alanguies aux formes généreuses. Je pourrais me lover aux creux des sillons dessinés par leurs mamelons.

J'aimais bien mettre ma tête d'enfant sur son ventre rond et mou pour m'endormir. Je retiens d'elle un sourire biaisé, comme une grimace d'amertume, presque embarrassée d'exister. J'imagine, tant d'années après, les effluves de son parfum de vanille éventé me picoter les narines. Elle me manque. Elle aussi est partie. De mort foudroyante, fatale gourmandise. Elle a quitté ma vie, subitement, il y dix ans et encore la moitié de dix ans, me laissant orpheline au bord du chemin. M'infligeant une lourde peine, à perpétuité, collée à mon âme, et qui ralentit mes pas comme de la boue à mes semelles. J'ai l'esprit tourmenté par un trop long deuil, et son absence m'empêche de poursuivre ma route.

Un peu plus loin, l'herbe a mieux poussé, et la mousse verte sur les troncs des pommiers et des cerisiers m'apparaît fluorescente. C'est la réverbération qui me donne des hallucinations. Je vois leurs ombres tacher le capot de ma fourgonnette orange sanguine au cœur éventré. Bon sang, ce serait gâchis de perdre tout ce jus !

Je n'en suis pas encore à la moitié de mon trajet. Gros gros soupir ! Bon, ne pas se laisser aller à la nostalgie du passé... Et à quoi pourrais-je m'accrocher de toute façon ? Les fleurs roses des pommiers et celles blanches des cerisiers volent autour de la voiture jaune citron comme des plumes de moineaux. Je m'imagine allongée sur un matelas de ce duvet et planant au-dessus des gours. Surtout ne pas tomber dans la rivière au risque d'attraper la mort, car l'eau reste fraîche.

Une pensée fugace pour mon fils quand il avait dix mois se pose sous mes paupières embrumées. Ses petits pieds potelés pataugeaient dans la flaque. Je m'étais autorisée à regarder ailleurs, l'espace d'un soupir, rassurée de l'entendre rire aux éclats. Soudain, des cris, au vol inattendu d'une libellule bourdonnante. La tête renversée dans la mare, il se débattait à l'envers, seul. Je m'étais approchée de lui au ralenti, l'avais soulevé, sans montrer d'affolement. J'avais remarqué, sans m'y arrêter, sa pâleur et le filet de bave, au coin de ses petites lèvres bleuies par le froid. Il avait repris de l'air, avidement, dans ses petits poumons atrophiés, et m'avait regardé avec un soulagement plein d'amour reconnaissant. Je l'avais rassuré à voix basse tout en lui frictionnant le torse. Mon petit astre de dix ans et demi maintenant, qui brûle de vie pour moi, sait depuis sa naissance que je voudrais pouvoir à jamais lui indiquer la voie. Pourtant, à cet instant, exactement, j'avais ressenti, jusque dans mes chairs, la crainte de ne pas pouvoir le guider, un jour.

Le soleil a dépassé la cime du Mont Ventoux. J'en suis, dans mon rétroviseur, la courbe rendue ondulante par l'évaporation. On dirait qu'il tangue, tantôt se penchant vers moi, tantôt fuyant dans un pas tournant de valse, à m'en donner la nausée. Le soleil sera bientôt derrière moi. Pour l'instant il m'éblouit et me chauffe l'oreille gauche, le traître ! J'ai ouvert la fenêtre pour changer l'air surchauffé de la cabine. Je respire fort. Il y a de la buée sur les vitres. Et France Info annonce encore des pluies orageuses dans les Cévennes. Bon Dieu, mais qui s'en plaindrait par cette moiteur ! Moi, en tout cas, je suis couverte de sueur. Je me dis que je vais peut-être passer au loin des orages dévastateurs, car le ciel est pour l'instant bleu clair de mon côté. Les cumulo-nimbus sont toujours au Sud, devant moi, traçant dans l'horizon des esquisses de fantômes. Je rattrape doucement leurs traînes vaporeuses. Je vole vers eux.

Il y en a un qui ressemble à un petit têtard à peine formé, baignant dans un liquide ouaté et suave. Il y a dix ans et quelques funestes minutes, j'ai vu son reflet renvoyé par l'écho des rayons. J'ai vu ses grandes orbites concaves au milieu d'un crâne démesuré se tourner vers moi. J'ai vu l'épine dorsale accrochée à mes entrailles se dérouler le long de sa silhouette d'alien. Je n'aurais jamais dû le voir flotter à l'écran car je n'avais pas le droit de m'y attacher. Le cœur aurait fini par lâcher, de toute façon, au bout de quelques aléatoires années de santé souffreteuse. Mais je n'arrive pas à me persuader que j'ai bien fait d'écouter les sages décideurs pour nos vies à tous les deux. Oui, je l'ai fait partir, mais je pense encore à cette destinée que je n'ai pas eu le temps de mettre en route. Et à ce qu'aurait pu être mon parcours si je l'avais tenu dans les bras. Je m'interroge encore sur cette direction imposée par la raison du plus fort.

Les sarments ont bien poussé à cet endroit, il faudrait les tailler, avant de se blesser les mains. Et aussi couper l'herbe haute du talus car je ne vois plus le début du parapet. Un chauffeur imprudent pourrait facilement manquer le ravin au tournant, et agoniser longtemps avant qu'on ne remarque son corps écrasé sur les roches.

Je suis partie de chez moi depuis maintenant quarante minutes. Tiens bon, le supplice du voyage ne sera plus très long à présent ! Il fait extrêmement chaud. Mes oreilles bourdonnent douloureusement du chant strident des cigales. J'entends aussi comme le vol d'un insecte effrayé dans ma tête. Lui aussi voudrait s'en sortir. Le coude gauche posé sur la portière épluchée de ma voiture vert pomme, ma tête lourde dodelinant, je compte les coquelicots des prairies que je devine dans les herbes jaunes, presque sèches. De grosses boules rouges se balancent dans les arbres comme au bout de doigts écharnés, le mistral n'ayant pas réussi à leur faire lâcher les branches. Je me serais bien arrêtée pour en cueillir, mais j'ai peur d'avoir ensuite trop envie de dormir, et de ne plus jamais me réveiller. Ma tête est douloureuse. Le sang cogne dans mes tempes. Quand je tourne mon cou cassé vers le rétroviseur, j'y vois un visage déformé, les yeux exorbités et injectés de sang, la bouche tordue dans un triste rictus. En fait, j'ai mal dans tout le corps. Je ne me repose pas assez ces temps-ci, et c'est ma carcasse qui me le rappelle. Le soleil tape vraiment dur à présent. Ce sera bon pour le cidre et les confitures.

Je suis bientôt arrivée à destination. Allez, courage, tout sera bientôt derrière toi ! J'aperçois le clocher du village et les tuiles roses des mas. Je m'engage sur la dernière grande montée, comme soulevée vers le ciel blanc. Sous le capot écrasé de ma fourgonnette bleu myrtille, dont la couleur me rappelle, bizarrement, celle des oranges du Professeur Tournesol de mes dix ans, ça bouillonne. C'est qu'elle en a fait du chemin avec moi, ma vieille guimbarde ! Elle est toute cabossée, toute écaillée, mais je me sens tellement en sécurité quand je la conduis que je la pousserais jusqu'en enfer !

Que d'images morbides dans ma tête ! Que de noirs souvenirs ! Ils me reviennent en accéléré comme un mauvais film qui se rembobinerait trop vite. C'est étrange de voir passer sa vie ainsi en négatif, à travers le pare-brise de sa voiture. On dirait des diapositives aux couleurs passées, s'allumant et s'éteignant, à chaque battement de cils, sur un écran rendu opaque par les déjections de pigeons. C'est tout aussi inquiétant de se sentir rajeunir aux souvenirs macabres de sa courte vie de, combien déjà ? trois fois dix ans ? Mon cerveau tourne, lui, au ralenti, je n'arrive plus à compter. Je retombe en enfance, je me recroqueville dans mon siège en skaï, puis je reviens comme en rêve au commencement de mon histoire. Je sens la vie, non pas m'emplir, mais s'écouler chaudement de mes veines, le fluide expulsé de mes flancs ruisselant au bout de mes doigts nécrosés. Dans un ultime sursaut, je me barbouille de cette marmelade, à m'en gaver, comme l'aurait fait mon fils, bébé. Et c'est alors qu'à son rappel, je sens la liqueur glacée des fruits répandue autour de moi, comme un bain de jouvence, réveiller mes sens engourdis. J'enfante à nouveau. La vie exulte de mon corps une nouvelle fois, dans une lueur d'esprit salvatrice, comme une rédemption. Ai-je traversé tant de tunnels depuis mon départ, ce matin ? Je distingue, à travers mes paupières collées, un halo de lumière très puissante au bout de celui qui pourrait bien être le dernier d'entre eux, et j'y entre.

Je suis maintenant sur la place du village. J'ai l'impression d'être partie depuis une année entière, presqu'une éternité, et en même temps d'avoir traversé la campagne en un éclair. Le soleil doit être au zénith car c'est très lumineux tout autour de moi. Très bruyant aussi : j'entends les sirènes d'une ambulance, au loin, et un hélicoptère au-dessus de moi, aussi. Les habitants du lieu m'entourent, me fixent avec anxiété. Je ne reconnais aucun client habituel ni collègue parmi eux. Ils ont l'air de flotter comme des âmes en peine autour de moi, sans oser s'approcher. Je suis sans doute arrivée trop tôt. Pourtant, je n'ai pas eu l'impression de rouler plus vite que d'habitude. S'il n'y avait pas eu ce brouillard, j'aurais peut-être même pris encore plus de risques. Allez, je vais aller prendre un café pour me réveiller. J'aperçois le garde forestier, inquiet, suivi des gendarmes. Il y aura eu un accident sur la route, comme ça arrive si souvent par ici. On se laisse facilement happer par le vide lorsqu'on est distrait par tant de Beauté...

@Copyright 2010 Béatrice COURCHAMP