Coup de cœur

Et tes lèvres…

de Marion FARGE

Un - les deux arcs de chair fruitée s'avancèrent comme pour un baiser tandis que leurs commissures arrondissaient la bouche en un fruit défendu. Deux – les extrémités buccales, tels deux amants désunis, se séparèrent ; et les lèvres s'étirèrent, découvrant une large rangée de dents blanches que vint frapper un bout de langue rose. Trois – les lippes enfin laissèrent béant l'écrin de son haleine avant de se clore sur son parfum enivrant.

Et merde. Merde, qu'est-ce qu'elle vient de dire ?

Elle a dit quelque chose, sans quoi ses lèvres n'auraient pas bougé. Sans quoi elle ne me regarderait pas comme ça, sourcil levé, tête penchée... Expectative embarrassée. Expectative de ma réponse, embarrassée par mon silence... Et son regard, et ses longs cils, et ses longs cheveux... Et ses joues qui rosissent parce que je ne réponds pas.

« Ô mon amour... Pardonne mon mutisme, mais ne m'en tiens pas rigueur ! Et châtie plutôt ta bouche et ta beauté car mes sens, happés par leurs charmes, ne m'appartiennent plus ; et tout comme mon ouïe n'a pu saisir un seul des mots que tu viens de prononcer, de même ma parole, ravie par la tienne, ne dépend plus de moi. »

Voilà ce que je ne lui ai pas dit. L'attente dans ses yeux se transformait en ennui tandis que mon sourire béat - au moins aussi embarrassé que son sourcil -  laissait échapper de mes lèvres un mince filet de salive.

« Déjà dix-huit heures ! Je suis vraiment désolé mais il faut que j'y aille, sinon je vais manquer mon bus... On se voit lundi ! »

Et voici ce que je lui ai dit avant de tourner les talons pour ne plus voir son visage franchement incompréhensif... et vaguement déçu.

Vaguement déçu ? Oui. Du moins me semblait-il. Le souvenir objectif de son expression avait déjà disparu, remplacé par une interprétation personnelle et subjective de ses traits. C'est ainsi que ma mémoire lui prêtait promptement de grands yeux quasi-larmoyants de désillusion.

« Déçue, déçue... » scandait encore mon esprit, peu soucieux du corps dégingandé qu'envoyait valser chaque impulsion du bus. « Déçue. Elle attendait quelque chose de moi. Quelque chose d'important. Pire : une réponse à une déclaration importante. Bon sang. »

Dix-neuf heures, et la porte de la maison qui claque derrière mon dos. Dix-neuf heures deux, et bonjour-maman-bonjour-mon-chéri-tu-as-passé-une-bonne-journée-oui-merci-maman. 
Dix-neuf heures cinq, et blanc le plafond au-dessus de mon lit. Blanc et abyssal comme ma mémoire que je torture pourtant consciencieusement.

« Une déclaration importante, IM-POR-TANTE, alors fais un effort, merde ! Tu as quand même bien saisi quelque chose, elle était à moins d'un mètre de toi ! Une voyelle, une intonation, une intention dans la voix... N'importe quoi, mais souviens-toi ! »

Mais non. Rien. Rien de tangible. Rien que le souvenir attentif d'un parfum floral laissant parfois paraître le musc plus ardent d'une féminité en éveil ; et d'une bouche qui se meut avec l'innocente sensualité de la chair fraîchement dénudée.

Vingt heures, et « A table ! ». Strident. Traversant les murs – ça, au moins, je l'entends. Vingt heures cinq, et « Trop bons tes flageolets maman ». Vingt heures cinq, et sous des dehors triviaux, je pense à toi.

Je pense à toi mon amour, et Dieu seul sait depuis combien de temps je t'aime. Chaque flageolet, chaque plat de pâtes, chaque part de tarte consommés durant ces trois dernières années, je les ai mangés en scandant ton nom, en m'enivrant de ton souvenir, en rêvant de goûter à tes lèvres dont j'imagine le goût vingt fois supérieur au mets le plus délicat. Je t'aime et, aujourd'hui, ma passion a sans doute tué l'amitié qui, instaurée depuis peu entre nos âmes complices, me comble de joie sans assouvir ma soif. Je t'écoutais pourtant, mon amour... Je t'écoutais plus attentivement que tu ne pourras jamais l'être... Qui plus attentif qu'un cœur ? Mais qui moins sensé qu'un sentiment ? Je t'écoutais au-delà des mots, te comprenais au-delà de toi, au-delà de moi ! Voilà pourquoi, mon amour, ma vie, mon âme, voilà pourquoi je n'ai même pas été fichu de te répondre. Et merde.

Vingt-deux heures, et mon lit, et noir mon blanc plafond dans l'obscurité de la chambre.

Une heure trente-sept, et « eurêka ! ».

Mon corps entier se soulève, victorieux, s'arrachant à la moiteur du lit en même temps qu'à l'absurdité du rêve. Absurde, ce rêve – évidemment : c'est un rêve.  Absurde et pourtant...  Porteur d'un tel espoir...   Se pourrait-il ? Cette déception, cette gravité que j'ai cru lire dans son regard... Mon Dieu, se pourrait-il ? Oui, il se pourrait... Possible... Possible et pourtant si peu probable... Trop tard, déjà mon imagination s'emballe, et les sacro-saintes prunelles qui hantent mon souvenir semblent se mouvoir sous mes yeux, leur disque évanescent se métamorphosant en lèvres ; lèvres qui, dans cette efflorescence de rêve, articulent – distinctement cette fois :

« Pourquoi ne réponds-tu pas, mon amour ? Je viens pourtant de te déclarer ma flamme... Je t'aime. »

Samedi, neuf heures, et je me lève.

A l'esprit ? Ma révélation. Enfin... Ma supputation nocturne du moins. Pour préférer le premier terme – tellement plus prometteur ! –  au second, encore me faut-il valider ma théorie.

Dix heures, et hardiment campé devant le miroir de la salle de bain... Je grimace. Souvenir de mes mots, à défaut de souvenir des siens. L'observation minutieuse de ses mouvements de lèvres, et l'envolée lyrique qu'ils éveillèrent en moi me reviennent :

« Un – les deux arcs de chair fruitée s'avancent comme pour un baiser tandis que leurs commissures arrondissent la bouche en un fruit défendu. »

Un – J'avance les lèvres et j'arrondis ma bouche en cul de poule.

Voilà qui pourrait bien être un « u », ou un « o »... Ou un « e »... Et si cela peut être un « e », cela peut être un « je », non ? Après tout, il semble bien plus logique de commencer une phrase par « je » que par « jo », ou par « ju » !

« Deux – les extrémités buccales, tels deux amants désunis, se séparent ; et les lèvres s'étirent, découvrant une large rangée de dents blanches que vient frapper un bout de langue rose. »

Deux – Ma bouche s'étire en un rictus grotesque et ma langue s'abat sur ma couronne supérieure.

Consonne dentale, sans l'ombre d'un doute ! Un « d » ou un « t ». Le « t' » paraît plus probable, dans la mesure où elle s'adressait à moi.

« Trois – les lippes enfin laissent béant l'écrin de son haleine avant de se clore sur son parfum enivrant. »

Trois – Mes lèvres s'ouvrent largement comme pour bailler et se referment.

Un « a ». Indéniablement un « a ». Ou un « è », à la rigueur. Je récite intérieurement l'alphabet pour n'en plus douter... Je n'en doute plus. Quant à cette dernière consonne, quelle autre qu'un « m » ? « M » magistral, « m » dont le seul nom connote la passion ; « m » dont le seul son, décliné en berceuse, apaise les cœurs... Et éveille le mien... Car la somme de mes découvertes est à la hauteur de mes plus hautes aspirations ! Inutile de tergiverser : quelle autre phrase que celle-ci ? « Je t'ame » eût été insensé ! « je t’arme » eût été déplacé ! Je « t'ème »... oh et puis, n'ayons plus peur des mots : « JE T'AIME ! », qui tantôt inespéré, demeure bel et bien la seule possibilité ! Elle m'aime ! Elle m'aime !

Dix heures trente-sept, et danse frénétique devant le miroir de la salle de bain.

Onze heures, et blanc le plafond au-dessus de mon lit. Onze heures vingt-huit, et le sourire douloureux à force de béatitude. Midi quatorze, et si léger le corps à force de gratitude. Midi quarante et une, et incrédule encore l'esprit.

Midi cinquante-trois, et « A table ! », et je pense à toi.

Je pense à toi et à notre idylle. Je pense à toi et à notre futur ensemble. Et quel bonheur de pouvoir dire « notre » et de pouvoir dire « ensemble », plutôt que « toi » et plutôt que « moi » ! Quand je pense que j'aurais pu ne jamais savoir... Et quand je pense que tu aurais pu pleurer mes dédains, tout comme je pleure les tiens depuis de longues années !

Qui eût cru que trois courtes secondes d'inattention eussent pu suffire à ruiner deux vies ?

Mais lundi mon amour, oh oui lundi dès le matin, lorsque nous nous verrons, je m'élancerai vers toi et je hurlerai de toutes mes forces et de toute mon âme, oui je hurlerai faisant fi des convenances, je hurlerai à la mesure de mes sentiments, je hurlerai comment je t'aime ! « JE T'AIME ! »

Et file le dimanche.

Lundi, et huit heures, et le lycée.

Et elle, de sa démarche de danseuse, gracieuse, élancée, ses cheveux derrière elle tels le voile d'une mariée en marche pour l'autel, son sourire confiant, un bras tendu vers moi...

... Et l'autre bras derrière elle, prolongé par une autre main, elle-même prolongée par un autre bras. Masculin.

« Salut ! Je te présente le garçon dont je t'ai parlé vendredi... »

Et... Un-les-deux-arcs-de-chair-fruitée-s'avancent-comme-pour-un-baiser-tandis-que-leurs-commissures-arrondissent-la-bouche-en-un-fruit défendu.

«... Oc... »

Et... Deux-les-extrémités-buccales-tels-deux-amants-désunis-se-séparent-et-les-lèvres-s'étirent-découvrant-une-large-rangée-de-dents-blanches-que-vient-frapper-un-bout-de-langue-rose.

«...t... »

Et... Trois-les-lippes-enfin-laissent-béant-l'écrin-de-son-haleine-avant-de-se-clore-sur-son-parfum-enivrant.

«... ave... »

Octave. Et merde.
 

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