Coup de cœur

Pénitence

de Jean-Marie PALACH

Je m'appelle Adam Dabrisky et je travaille depuis trente-cinq ans au pénitencier de Livingstone, dans l'Illinois.

Aujourd'hui, 15 septembre 2010, est une journée particulière. La dernière que j'effectue dans l'établissement. J'y suis entré en 1975, grâce à mon oncle. Avant, je tournais en rond, j'enchaînais les petits boulots sans consistance et sans avenir, marchand ambulant de pizzas, laveur de carreaux, distributeur de prospectus.

Quand ma fille Louisa est née, en 1974, ma femme, Scarlett, m'a dit qu'il fallait que je me pose, que je trouve un travail sérieux pour entretenir la famille. Mais dans notre petite ville, ce n'était pas facile. Alors, lorsque l'oncle Charlie m'a annoncé que le pénitencier recrutait, je n'ai pas longtemps hésité. Bien sûr, au début, j'ai fait la fine bouche. La perspective de tourner entre quatre murs toute la journée pour surveiller des criminels ne me faisait pas sauter de joie. Mais Charlie m'a fait miroiter les avantages du métier. Des primes substantielles, la retraite à cinquante-cinq ans, les petits arrangements avec les détenus qui permettent d'arrondir l'ordinaire. Au total, de quoi assurer une vie décente à mon épouse et à notre enfant. Alors, j'ai accepté.

A la réflexion, j'ai eu raison. Après quelques années, j'ai gagné assez d'argent pour acheter un joli pavillon dans un quartier résidentiel. Il faut dire que j'ai gravi les échelons rapidement. Mon oncle m'avait donné les clés de la réussite. J'ai appliqué ses conseils à la lettre, d'autant plus facilement que nous avons fait équipe pendant trois ans, avant son départ en retraite.

Le premier conseil était aussi le plus important. Toujours obéir au directeur, même lorsqu'il donne un ordre aberrant, à la vérité, surtout lorsqu'il donne un ordre aberrant. Par exemple, obliger un prisonnier malade à participer à la promenade quotidienne dans la cour alors qu'il fait moins quinze degrés. Ou enfermer dans une cellule un jeune garçon fraîchement incarcéré, coupable d'une peccadille, et un meurtrier psychopathe. Ou encore réveiller un condamné toutes les nuits avant son exécution. Voilà le genre de choses que James Porter, le directeur que j'ai connu pendant trente ans, adorait nous demander. Certains gardiens regimbaient, baissaient la tête, essayaient maladroitement d'esquiver les ordres.

Pas moi. J'ai vite compris que monsieur Porter se livrait à des expériences du plus grand intérêt et j'ai toujours accepté sans sourciller d'être son auxiliaire dans ses études scientifiques. D'ailleurs, les jours suivants, il notait dans son petit carnet les résultats de ses travaux. Le prisonnier malade était mort d'une pleurésie. Le jeune garçon avait été violé par le fou furieux ou l'avait tué pour échapper à un sort horrible. Le condamné à mort sanglotait et hurlait en permanence en proie à un délire nerveux qu'il ne pouvait maîtriser.

Le deuxième conseil consistait à traiter les détenus comme des objets. Surtout ne pas les imaginer comme des hommes. Dans les premiers temps, j'ai eu du mal à me plier à cette discipline. Mon oncle m'a donné des cours accélérés. Il attrapait un prisonnier à qui on pouvait reprocher son attitude ou un mauvais geste et il le tabassait jusqu'à ce que l'autre tombe par terre et demande grâce. Et il se tournait vers moi et m'invitait à continuer. Je frappais, je frappais et je sentais sous mes poings la matière molle encaisser les coups. La matière, voilà, j'oubliais la vie pour me concentrer sur la matière et sur la sensation de douleur et de fatigue physique que j'éprouvais. Mon oncle m'arrêtait souvent. Je relevais la tête, hébété, les poings en sang et Charlie riait, riait et je riais aussi. Nous en avons perdu quelques-uns. Personne ne nous l'a jamais reproché. Mon oncle choisissait les cobayes pour ma formation parmi les monstres oubliés de tous, punis pour des actes dont la seule évocation faisait frémir les honnêtes gens.

Les collègues me regardaient parfois d'un drôle d'air. Certains plus âgés me suggéraient de mettre la pédale douce. Tant que Charlie me cornaquait, ils n'osaient quand même pas trop. Il dirigeait d'une main de fer la totalité des gardiens, sous l'autorité bienveillante de monsieur Porter. Ceux qui osaient protester ou émettre la moindre critique pouvaient faire leur paquetage. Mon oncle ne badinait pas avec le règlement. La plupart savaient qu'ils n'auraient jamais un emploi aussi bien payé dans notre ville laminée par les grandes restructurations des années soixante-dix. Aussi lui obéissaient-ils servilement. Un jour, il en a renvoyé un parce qu'il n'avait pas montré assez d'empressement à exécuter un de ses ordres. J'ai été surpris. Le pauvre bougre avait cinq enfants et une femme handicapée. Et puis, on voyait qu'il n'était pas bien malin, limite demeuré. Je suis intervenu auprès de Charlie pour qu'il revienne sur sa décision. Il m'a attrapé par les épaules, a planté ses yeux dans les miens et m'a expliqué son geste.

« Tu vois gamin, les autres savent ce que tu me racontes. Et ils voient que je n'en tiens pas compte. Pas de sentiment, c'est pour ça qu'ils me respectent, tu comprends ?

– Oui, je crois.

– Pas de sentiment pour les détenus, pas de sentiment pour les collègues, c'est le secret de la réussite ici. Mets-toi ça dans le crâne et ne me redemande jamais rien, tu as compris ? »

J'avais compris, pas de sentiment, jamais, j'ai retenu la leçon.

Le troisième conseil était complémentaire des deux premiers. Rester sur ses gardes, de jour comme de nuit. Vis-à-vis des prisonniers et des autres gardiens. Charlie m'a appris à développer un sens particulier de veille pour capter tous les sons, toutes les odeurs, analyser les bruissements, les voix lointaines et les murmures proches. Pendant de longues séances, il m'a instruit sur les caméras de surveillance, les sonorités spécifiques des tuyaux des différents réseaux qui parcourent l'établissement et les enseignements qu'on pouvait tirer de leur écoute attentive. A plusieurs reprises, nous avons déjoué des tentatives d'évasion en collant une oreille sur une canalisation qui transmettait le bruit d'un détenu en train de scier, la nuit, les barreaux de sa cellule. Ou nous avons surpris des conversations malveillantes de collègues. Les dons de Charlie pour être au courant de tout, deviner l'état d'esprit des gardiens et anticiper les velléités de révoltes des détenus suscitaient la crainte et l'admiration.

Mon oncle m'a formé. Ensuite, il est parti, tranquille, en sachant que la relève était assurée. Le directeur m'a confié le poste sans hésiter, malgré mon jeune âge et mon peu d'expérience. Charlie a été heureux de l'apprendre, bien qu'il n'en ait pas été surpris. Cela a été sa dernière satisfaction. Une semaine après sa mise à la retraite, on l'a retrouvé mort, au bord de la rivière, égorgé. On n'a jamais identifié le coupable. Au pénitencier, j'ai bien eu l'impression que tout le monde était au courant, les détenus comme les gardiens, mais je n'ai pas pu en savoir plus. A croire que Charlie avait oublié son troisième conseil, rester sur ses gardes, ne pas céder à trois courtes secondes d'inattention.

Mais la vie a continué. J'ai appliqué à la lettre les consignes de mon oncle, en les durcissant encore. Monsieur Porter a poursuivi ses études sur les prisonniers. J'ai régné sans partage sur mon univers, redouté de tous. Quand je sentais un certain relâchement, je frappais un détenu que j'avais savamment choisi ou je renvoyais un gardien, pour l'exemple. Et tout fonctionnait de nouveau à merveille.

Scarlett a joliment arrangé notre nid douillet. Mes émoluments confortables, agrémentés du pourcentage que je percevais sur tous les trafics organisés dans la prison, lui ont permis de se consacrer entièrement à notre foyer. Nous avons payé de belles études à Louisa. Elle a voulu devenir avocate, je ne sais pas pourquoi. Elle exerce à Boston. J'ai refusé qu'elle accomplisse un stage dans mon pénitencier. Depuis, elle en a fréquenté beaucoup d'autres pour rencontrer ses clients et les défendre. J'évite de parler travail avec elle. Nos points de vue sont trop éloignés. J'adore l'écouter parler de la sensibilité des prévenus qu'elle défend, de leur profonde humanité, des circonstances qui les ont poussés à commettre un crime à leurs corps défendant. Elle m'émeut. Les films aussi me touchent. Il m'arrive souvent de pleurer le soir, avec Scarlett, devant une fiction bien troussée. Ce n'est pas la vraie vie.

 

Le nouveau directeur a apprécié la manière de fonctionner de son prédécesseur. Il m'a demandé de ne rien changer et les cinq dernières années ont été fantastiques. Je suis devenu le patron de l'établissement. Mes méthodes de management, éprouvées depuis tant d'années, me garantissent une paix royale.

Aujourd'hui, j'effectue pour la dernière fois le tour du pénitencier. Tous m'observent étrangement, les gardiens et les condamnés. Dans leurs yeux, je discerne la lueur qui m'avait tellement étonné, voilà trente-deux ans, quand j'avais accompagné mon oncle dans son ultime tournée.

Et je viens de comprendre ce qu'elle signifie.

Quand je sortirai, ma vie ne tiendra qu'à un fil, ne pas céder à trois courtes secondes d'inattention.

@Copyright 2010 Jean-Marie PALACH