Coup de cœur

Une présence

de Olivier Dreux

Il y avait toujours du bruit dans ces vieux immeubles, des craquements, des crissements, des écoulements, des claquements, des chocs ici ou là, et depuis leur emménagement deux ans auparavant, ils avaient appris à les reconnaître, les uns après les autres, les rendant ainsi plus anodins et par là même, supportables : la perceuse tardive du pharmacien du sixième, la chasse d'eau rétive de Madame Boudin, la cascade sur la ferronnerie du balcon lorsque les retraités du dessus inondaient leurs jardinières, la caisse de Lego déversée sur le parquet, les Stilettos sur le carrelage, les mille et une autres preuves flagrantes qu'ils n'étaient pas seuls à habiter au vingt-six de la rue Louis Lejeune.

 

Mais à cette heure avancée de la nuit, en général accordée au silence, David ne parvenait pas à identifier le ronflement lancinant qui l'avait tiré de sa rêverie. Il lui était pourtant familier ce ronron mécanique, régulier et obsédant. Il s'interrogeait dans un demi-sommeil lorsqu'une sonnerie brève et cristalline le réveilla pour de bon.

« Tu as entendu ? »

Sandra grogna une vague réponse et se retourna en remontant la couette épaisse sur son épaule. L'appartement était calme. David se leva, sortit de la chambre, remonta le couloir et entrouvrit la porte de la cuisine. Il avait mis une origine sur le ronflement sourd et la sonnerie sèche.

Le micro-ondes était à sa place sur le plan de travail. Rien ne bougeait : la table lambrissée, les tabourets design, la corbeille à pain, la crédence métallique, les ustensiles aimantés, l'horloge murale géante, tout n'était là qu'ordre et volupté suédoise.

David repoussait la porte lorsqu'un détail attira son attention : un bocal était ouvert près du four, une cuillère plantée à l'intérieur. L'odeur de l'arabica monta à ses narines. Il referma le pot de café soluble oublié sans doute la veille et le rangea dans un placard. En se relevant, il croisa le regard de Bart Simpson qui le fixait derrière la porte vitrée du micro-ondes de son habituel air rigolard. Il ouvrit le four et la lumière éclaira un mug fumant.

 

« Sandra ? Sandra, tu t'es fait un café ?

- Café... déjà l'heure de se lever... pas entendu le réveil...

- Non, non, c'est encore la nuit... mais... c'est bizarre... le micro-ondes s'est mis en marche et... il y a une tasse de café à l'intérieur... C'est pas toi ? »

Sandra le regarda, soupira et replongea dans le sommeil laissant David, perplexe, assis sur le rebord du lit. Il était tard et après une minute de vaine réflexion, il abandonna au lendemain la recherche d'une explication, forcément rationnelle.

 

Ils dormaient de nouveau tous les deux lorsque David se redressa soudain. Cette fois, il n'avait aucun doute sur l'origine du bruit. Dans le silence de la nuit, ce robinet qui coulait à grande eau était assourdissant.

La baignoire se remplissait, une fine mousse parfumée se formait à la surface, la vapeur chaude humidifiait l'atmosphère de la salle de bain et le miroir du lavabo s'embuait déjà.

David ferma le robinet, le serrant plus fort qu'à l'accoutumée, tira sur la bonde et regarda l'eau tournoyer autour du siphon.

« Qu'est-ce que tu fous ? »

Sandra, en chemise de nuit, les paupières mi-closes, une main dans ses cheveux ébouriffés, se tenait chancelante dans l'encadrement de la porte.

 

Ils ne fermaient jamais les volets de la cuisine et malgré la clarté apportée par les lampadaires de la rue, David alluma les spots du plafonnier. Sandra cligna des yeux, aveuglée par l'intensité lumineuse soudaine.

Café dans le micro-ondes, eau chaude dans la baignoire, elle ne comprenait pas grand-chose si ce n'est qu'ils étaient debout alors qu'ils auraient dû être couchés et que David était tendu.

Il lui mit sous le nez le mug Bart avant de vider le café tiédi dans l'évier.

« Pour toi, tout est normal ? demanda-t-il.

- J'en sais rien... l'un de nous deux fait peut-être du somnambulisme.

- Tu es somnambule, toi ?

- Pas que je sache.

- Ben, moi non plus. »

Il était nerveux depuis quelque temps, un rien prenait des proportions inhabituelles, sa recherche d'emploi durait un peu plus longtemps que prévu et cela finissait par le rendre irritable. Elle le savait et essayait de le ménager, mais discrètement car s'il s'en rendait compte, il entrait dans ces colères froides dont il avait le secret. Elle chercha le point d'équilibre entre franchise et bienveillance, mais il ne lui laissa pas le temps de trouver la phrase idéale.

« Tu vas me dire que je suis sur les nerfs en ce moment, que je pète un plomb, c'est ça ?

- Ecoute, tu as fait le tour de l'appartement, il n'y a personne, la porte est verrouillée, c'est bizarre, c'est vrai, mais... »

Le claquement sec les fit sursauter en même temps. La porte du réfrigérateur était entrouverte et oscillait doucement. Un pot était éclaté sur le carrelage et du yaourt aux fruits se répandait entre les morceaux de verre. Ils échangèrent un regard inquiet.

« Tu veux bien refaire le tour de l'appart ? » dit Sandra.

Ils nettoyèrent rapidement, puis restèrent éveillés près d'une heure, naviguant de pièce en pièce, sans qu'il ne se produise plus aucun évènement. Jusqu'à cette nuit, ils s'étaient toujours sentis chez eux dans cet appartement.

Sandra retourna se coucher, en prenant soin de laisser la lampe de chevet allumée. David s'assit sur le canapé du salon, télécommande en main, et piqua vite du nez devant les programmes insipides de la nuit. Elle serait fatiguée pour sa journée de travail. Il ne serait pas au mieux pour ses deux entretiens du lendemain. Les mauvaises nuits annonçaient les sales journées. Et la nuit n'était pas finie.

 

« DAVID ! DAVID ! »

 

La télécommande tomba sur le parquet lorsqu'il se leva d'un bond, les piles sautèrent de leur réceptacle et roulèrent sous le canapé. Il n'avait jamais vu Sandra aussi blême. Elle se blottit derrière lui, montrant l'entrée de la chambre d'un doigt tremblant.

« Dans le lit... dans le lit... il y a quelqu'un... »

Comme un enfant craignant l'obscurité, David appuya sur tous les interrupteurs qu'il croisa avant d'entrer dans la chambre. Elle était éclairée de biais, d'une étrange lumière rasante, par la lampe de chevet couchée sur le tapis. Dans la panique, Sandra avait dû la faire tomber. La couette en désordre sur le lit formait une masse compacte. Un court instant, David crut la voir se soulever au rythme d'une respiration. Le souffle court, il tira dessus, la jetant sur le côté et dévoilant un lit vide.

« Je te jure qu'il y avait quelqu'un... J'ai senti sa respiration... Il respirait mal... comme... quelqu'un de malade...

- Je te crois, répondit David en la serrant dans ses bras, je te crois. »

Toutes les lumières de l'appartement étaient allumées. Sandra avait enfilé à la hâte un pantalon et un vieux pull. « Je ne reste pas ici une minute de plus ! » avait-elle dit en fourrant quelques affaires dans un sac de voyage. Ils avaient envisagé d'aller finir la nuit ailleurs, dans un hôtel, chez des amis, mais qui déranger à trois heures du matin en pleine semaine ? Et que leur raconter ? Comment expliquer cette fuite soudaine ? Un semblant de calme revenu, ils tournaient maintenant en rond dans le salon, aux aguets, prêts à réagir au moindre bruit suspect, au moindre mouvement, sans savoir à quoi ils avaient affaire. Ils n'étaient certains que d'une chose : ils ne dormiraient plus cette nuit.

Ils en étaient là lorsqu'une sirène monta dans le lointain, le son strident approcha puis s'arrêta. La lumière bleutée d'un gyrophare éclaira la rue, rebondissant sur les fenêtres de l'immeuble d'en face, faisant danser les ombres et onduler le décor. David écarta le voilage de la porte-fenêtre. Une ambulance des pompiers stationnait au milieu de la rue.

Ils sortirent sur le balcon. Au pied de l'immeuble, une équipe de sapeurs-pompiers s'affairait avec méthode autour d'une forme étendue sur le trottoir, posée au milieu de sacs en plastique pleins formant comme un nid dérisoire, une silhouette humaine perdue sous une épaisse couche de vêtements sales et de couvertures marronnasses.

Ils virent les pompiers retirer le bonnet de la tête hirsute, découvrir un poitrail maigre, masser, tenter pendant de longues minutes d'injecter de la vie dans le corps inerte. Quelques voisins emmitouflés dans une robe de chambre étaient comme eux à leur balcon ou leur fenêtre.

Et puis les pompiers s'écartèrent, desserrant le cercle étroit autour du malheureux. Leur travail était terminé. Un court instant, David et Sandra virent le visage de l'homme.

« C'est pas le clodo qui est toujours devant la supérette ? » demanda Sandra.

David ne lui répondit pas. Il ne regardait plus la rue, il fixait, immobile, figé, l'intérieur de leur appartement. Il posa sa main sur l'avant-bras de Sandra qui se retourna à son tour.

Il était là.

Dans leur salon.

Chez eux.

Il était dans la rue, étendu sur une civière, un drap blanc relevé sur son visage froid dévoré par une barbe dure et les morsures de l'hiver, son corps glacé embarqué dans l'ambulance.

Il était aussi face à eux, sa silhouette grise brouillée par un anorak informe, planté sur le tapis épais, les bras ballants portant ses sacs en plastique, occupant l'appartement.

Leur appartement.

Des radiateurs, de l'eau chaude aux robinets, un matelas ferme, de la nourriture dans le réfrigérateur. Un trois pièces ordinaire.

Sandra et David grelottaient sur le balcon, de froid, de peur, d'incompréhension. Ils se serrèrent l'un contre l'autre. Ils regardèrent la silhouette diffuse de l'homme sans âge poser ses sacs, laisser glisser son anorak sur le sol, s'asseoir sur le canapé, la tête relevée, les yeux fermés, la respiration apaisée.

L'ambulance s'éloigna. Son gyrophare éteint ne faisait plus valser les ombres sur les façades de la rue Louis Lejeune. Il n'y avait plus d'urgence.

Les quelques voisins encore aux fenêtres disparurent, il y en eut peut-être un ou deux pour se demander pourquoi ce jeune couple restait ainsi sur son balcon à contempler son intérieur.

« Ça ne se peut pas...

- Non. » répondit simplement David.

Ils se regardèrent, Sandra prit sa respiration, saisit la main de David et ils rentrèrent.

« Ça ne se peut pas. » répéta-t-elle.

David referma la porte-fenêtre derrière lui. Sans un mot, ils passèrent devant l'ombre assise sur le canapé, au repos, de passage, et sortirent du séjour. Ils se glissèrent tout au fond de leur lit, blottis l'un contre l'autre.

Il avait trouvé refuge dans leur appartement, un trois pièces ordinaire, chauffé, confortable.

Il était là pour un temps.

Et sa présence ne les empêcha pas de dormir.

@Copyright 2015 Olivier Dreux