Coup de cœur

Ginette

de Nicole Giraud

Ouf, il se termine enfin cet enterrement. Il n'en finit plus. Je dis enterrement mais ce n'est pas tout à fait cela. Je devrais parler des obsèques. Mon mari a fait le choix de donner son corps à la science.

Nous sommes tous là à nous prosterner devant sa photo dans cette petite église. Il est peut-être en train de se faire découper par des sauvages assoiffés de connaissance tenant pour la première fois un scalpel dans la main.

Cette photo, je m'en souviens, c'est mon petit-fils Arnaud qui l'avait prise pendant le deuxième mariage de notre plus jeune fils. Tu es superbe dans ce grand cadre. Les enfants ont insisté pour que ton portrait soit très grand, un peu comme toi mon amour. Une façon comme une autre de te rendre hommage et de combler le grand vide.

 

Je viens de penser « je me souviens ». J'avais cru comprendre que dans cette maladie je ne me souviendrais plus de rien ou si peu, même pas de l'endroit où je vais cacher la salière. La dernière fois mon aide-ménagère a retrouvé la boîte de sel dans le réfrigérateur. Elle s'est esclaffée : « Mamy le sel dans le réfrigérateur ! Je pouvais toujours le chercher ! »

Je ne me souviens plus pour quelle raison elle m'appelle « Mamy ». Elle n'est pas ma petite-fille. Tout s'embrouille dans ma tête. Formidable, j'ai encore une tête ! Et puis, le sel c'est important. Avant l'ère des réfrigérateurs il servait à conserver les aliments, une bien heureuse époque. Je n'aurais pas été obligée de manger sans sel.

 

Le sel de ma vie s'enfuit pas à pas.

 

J'en mettais abondamment du sel au moment de préparer les bons petits plats des repas organisés avec tous mes enfants et petits-enfants pour les nombreuses fêtes de l'année. Ils venaient souvent à la maison. J'ai une grande famille, un grand bonheur, tendre et sincère.

Ma maison ressemblait à un temple de douceur. Je n'ai jamais travaillé à l'extérieur. Je suis une femme d'intérieur, au foyer, précise la notice administrative. Je n'entends plus que le vide même lorsque la télévision continue de parler toute seule dans la nuit car je n'ai pas posé mon doigt sur le bouton « fin ».

 

Le curé a bien fait son travail. Les chants étaient très beaux. J'ai aperçu quelques voisins regroupés tout au fond de l'église. Je t'ai attendu longtemps. Tu n'es jamais venu. Nous avons été obligés de faire la cérémonie sans toi. Je n'ai pas compris.

 

J'ai l'impression que tout se découd peu à peu dans ma tête. De grands ciseaux malicieux s'amusent à découper en tout petits morceaux le fil de ma vie. Après tout j'ai bien cassé le fil de l'araignée qui avait élu domicile sur mon balcon hier matin. Oui, mais elle va pouvoir le reconstruire à la moindre occasion. Le mien s'échappe à chaque seconde. Je ne rattrape plus rien.

 

Maintenant, mes repas arrivent dans des petites barquettes apportées par un charmant monsieur, tous les jours sans exception. Je ne sais plus ce que je mange, tout a le même goût, le goût de rien comme moi.

Parfois, j'ai envie de pleurer mais je n'ose pas. J'ai peur d'avoir oublié. Ma tête a perdu beaucoup de savoir-faire. Mon coeur reste entier. Il bat tout seul contre ma poitrine. Il ne sait plus quel chemin prendre pour me reconquérir.

 

J'ai oublié de vous dire, je m'appelle Ginette. Je vais bientôt avoir 85 ans. Lorsque mes petits-enfants étaient très jeunes ils éclataient de rire à chaque fois que je leur disais mon prénom. Je les laissais faire en souriant avec eux. Je n'ai jamais su l'origine de ce choix par mes parents. Il faut dire qu'il n'y avait pas beaucoup de discussions dans les familles à cette époque-là. Nous ne nous serions pas aventurés à demander à nos parents les raisons pour lesquelles ils nous affublaient de tel ou tel prénom.

Je marche dans la rue. Je ne vois plus personne. Je ne comprends pas. Où sont-ils passés ?

C'est encore mon imagination qui me joue des tours. Les gens n'ont tout de même pas été exterminés.

Mes pas se font plus lents. Ils accompagnent mon cerveau.

J'ai envie de courir comme lorsque j'étais enfant. Mes jambes ont juste la force nécessaire pour me faire avancer, alors courir inutile d'y penser. Ginette tu rêves ?

« Tais-toi veux-tu voix du sommeil, laisse-moi encore un peu de vie. Je ne suis pas pressée de tout ralentir. La vie s'éteindra bien assez tôt. »

 

Comment suis-je arrivée au bord de mer ? Aucune réponse. La voix s'est tue. Heureusement pour moi elle n'a pas réponse à tout. J'arrive encore à prendre le dessus. J'entends les cris des mouettes bavardes. Elles volent au-dessus de ma tête. Je regarde la mer devant moi. Elle n'a jamais été aussi bleue. Le soleil la fait briller de mille feux. Elle étincelle.

Je voudrais me baigner, ressentir le froid de l'eau sur ma peau, faire revivre un peu ce corps endormi avant qu'il ne sombre avec mon cerveau.

Est-ce que mon âme va arriver à survivre à cette hécatombe, à cette plongée dans le précipice infini ?

 

Je dois vous avouer une chose : j'ai peur !

J'ai peur de cette descente en pays inconnu, de cet abandon, de cette perte de moi. J'ai souvent envie de me révolter.

 

Je ferme les yeux. Mon visage se réchauffe au soleil. Je suis bien. « Respire Ginette, respire. Fais entrer l'air dans tes poumons. Voilà très bien, tu vois quand tu veux t'appliquer. »

C'est la voix grave de mon grand-père. Elle raisonne en moi. En même temps que les respirations, je devais courir à grandes enjambées régulières.

Je m'entraînais pour la course à pied organisée chaque année pour la grande fête de notre village. J'étais la meilleure, je devais encore gagner. Mon entraîneur, c'était Daddy, militaire à la retraite. L'air sévère, déterminé, bien affûté et un coeur plein de bonté et d'humanité.

 

Je ressens encore le goût de la terre dans ma bouche. Les genoux me brûlent horriblement. Ma tête va exploser. Mon corps n'est que douleur. Je viens de tomber, juste à quelques mètres de la ligne d'arrivée. C'est Françoise ma grande rivale, la responsable. Elle a mis son pied devant les miens pour me faire tomber.

Une simple bousculade de fin de course. Je ne le saurai jamais. Je n'ai rien dit. J'ai accepté la souffrance, comme la défaite. Je ne pouvais pas accuser sans preuve.

Je n'ai jamais raconté à mes petits-enfants qu'à leur âge leur grand-mère était la championne de course à pied de son village. Encore un secret bien gardé. Il faut bien qu'il me reste quelques souvenirs bien à moi.

 

J'ai pris l'habitude de faire tous les jours une grande promenade à pied. Je pars lorsque je ne supporte plus le silence de la maison. Je loge près d'une église. Un SDF, toujours le même, est assis sur les marches avec tous ses paquets. Une petite boîte de conserve est posée devant lui, attendant sagement la bonne volonté des passants. Une bouteille de vin lui tient compagnie, prête à l'emploi. Elle ne chôme pas.

Lorsqu'il a trop bu, il perd la tête.

Nous nous ressemblons. Je perds la tête. Je perds ma vie.

Mais qui s'en soucie ?

Dans quelque temps le siège de ma mémoire aura déserté mon cerveau. Mes souvenirs seront bien gardés dans un couloir mystérieux. Ils s'endormiront pour toujours. Le sourire accroché à mon visage restera mon seul compagnon fidèle.

Je vais vous faire une confidence, je suis heureuse.

Je suis en paix avec ma vie, avec moi-même.

Mais qui s'en soucie ?

@Copyright 2015 Nicole Giraud