Premier prix

Drame à la petite semelle

de Éric Gohier

Théo Neuville s'immobilisa devant le bâtiment. Une nouvelle fois, il se désola de l'inesthétique façade entièrement vitrée du tribunal de grande instance. De quoi ajouter du désarroi aux quelques minutes de marche depuis le parking souterrain en compagnie de son client. Celles-ci l'avaient épuisé. Il soufflait et suait d'abondance. Traduction naturelle d'une passion très controversée pour le sport et d'un amour immodéré pour les viandes en sauce et les pâtisseries.

Pour l'heure, le gras et le sucré remportaient le combat haut la main.

 

Il se tourna vers son client avant de s'essuyer le front.

« 50 000 ! Pour chaque... et par an ! Mais c'est excellent tout ça !

– Oui, je sais. Malheureusement, il y a un hic.

– Peu importe. À chaque problème sa solution. Ce qui compte aujourd'hui c'est de satisfaire le juge. Pour le reste, il sera toujours temps de voir...

– Mais c'est justement... »

D'un bref mouvement de la main, Théo Neuville l'interrompit. Un œil à sa montre reportait à plus tard la suite des débats.

« Nous n'avons pas le temps. L'audience commence dans deux minutes... s'il n'y a pas de retard. »

Frédéric Maillard souhaita qu'il y en ait. On ne peut raisonnablement estimer une situation sans une levée exhaustive de toutes les données. S'il était aujourd'hui seul présent aux côtés de son avocat, tout un équipage était embarqué avec lui à bord du navire. Il détestait l'idée de devoir décider seul du sabordage ou de la navigation en eaux troubles. À quelques mois de fêter ses soixante ans, il commençait à ressentir physiquement les stigmates d'une immense lassitude.

La passion l'animait encore mais il craignait de ne plus être en mesure d'affronter les multiples visages de l'adversité. Entre les syndicats, la pression fiscale, les lourdeurs administratives et les fluctuantes lois du marché, il envisageait l'abdication comme une solution reposante. Abandonner la barre à qui voudrait bien s'en emparer lui rendrait sommeil et santé. Il le savait.

Mais refusait de s'en satisfaire !

 

Tout en emboîtant le pas de son avocat, il songea une fois de plus à tout ce qui le motivait encore. À des degrés divers. L'aspect financier s'habillait de vêtements légers ; à son âge, il possédait plus qu'il n'aurait jamais espéré détenir. Ses rêves de jeunesse, il les avait tous comblés. L'orgueil, sans présider, figurait au rang des invités. La fierté et l'honneur complétaient le tableau, nommés pour figurer sur les premières marches du podium.

Comment accepterait-il, l'œil sec, de voir s'écrouler l'œuvre de sa vie ? Comment pourrait-il ne tenir aucun compte de ceux qui avaient partagé avec lui une bonne part de l'aventure ? Comment réussirait-il à marcher tête haute dans les rues de sa ville sans détenir la certitude de s'être battu jusqu'au bout ? Pour toutes ces raisons, il se sentait prêt à bien des sacrifices. De tout ordre. Il venait pourtant d'achopper sur un écueil auquel il ne s'attendait pas. Un de ceux qui contraignent les navires à changer de cap. La force morale et le cynisme ne peuvent pas tout balayer... quels que soient les enjeux. Si souple qu'il soit, tout ressort connaît un point de rupture.

 

Les couloirs aveugles du tribunal bruissaient de l'habituel brouhaha. Mélange de verbe haut, de claquements de talons sur les lattes du parquet, de voix feutrées ou irritées, fouetté par le vent coutumier des regards fuyants, menaçants ou éperdus.

En ces lieux empreints d'une solennité palpable propre aux bâtiments traversant sans hâte la marche du temps décorés de robes et de toges, des destins se brisaient, des rêves s'achevaient, des vies attendaient de connaître la couleur de leur destinée, plongées dans les affres de l'indécision.

 

L'espoir d'un répit, d'un temps bonus, chuta lourdement du haut de la falaise. Le juge Gentil – raison d'être ou tromperie ? – arpentait le couloir, dossier sous le bras. Sitôt qu'il les aperçut, il vint au-devant des deux hommes, les salua d'une brève poignée de main avant de les inviter à pénétrer dans son bureau. Rien ne se laissait deviner sur son visage.

Impavide constituait sa marque de fabrique.

Frédéric Maillard le plaignit. Il n'urait pas aimé passer son temps à décider du sort des gens. Sans doute Gentil avait-il des milliers de cadavres sur la conscience même s'il avait suivi ce que lui recommandait son âme.

L'administratif ne compose jamais avec le cœur.

 

Le juge se laissa tomber dans son fauteuil. Invita Maillard et Neuville à s'asseoir face à lui de l'autre côté du bureau. Puis, d'un geste de la main, engagea son greffier à refermer la porte. La jeune femme s'exécuta. Elle semblait moins à l'aise que le juge. Sans doute certaines armes judiciaires ne se fourbissent-elles qu'au fil du temps. Elle prit place à son bureau situé un peu en retrait sur la droite du juge. Puis, d'une voix claire mais posée un peu à la va-vite sur une monodie administrative, elle lut l'ordre du jour. Long résumé rédigé dans un charabia pour initiés des épisodes précédents.

En gros, la limite extrême avant la prononciation de la liquidation judiciaire de la Sécuchauss parvenait à son terme. Le délai de trois mois accordé au cours de l'audience précédente était atteint. Jour pour jour. Sans qu'aucune pièce n'ait modifié le profil du dossier.

 

Le juge avait écouté son greffier. Attitude habituelle. La main droite posée sur son bureau, la gauche affleurant à son menton. Il lui avait fallu des années pour juger – un comble ! – de la meilleure posture. Allure docte sans forfanterie, regard perdu sur un invisible ailleurs, léger mouvement des doigts pour preuve de son attention.

Avant de prendre la parole, il toussota. Un tic. Irrépressible.

« Messieurs, la situation telle qu'exposée ne souffre aucune discussion. Le délai accordé n'a apporté aucune garantie quant au redressement des comptes de la Sécuchauss dont Monsieur Maillard, ici présent, est le représentant légal. Dans ces circonstances, je ne peux surseoir à la décision initiale et n'ai d'autre choix que de faire appliquer la loi même si, vous vous en doutez bien, je mesure toutes les conséquences que cela entraînera sur le plan humain. Malheureusement, je me vois contraint de prononcer la liquidation judiciaire de la Sécuchauss... sauf élément extraordinaire de dernière minute. »

 

 

Théo Neuville se redresse. Il aime ces instants dans lesquels il retrouve la fougue de ses jeunes années, l'allant qui l'a conduit à suivre des études de droit. À sa juste mesure, il apprécie le silence avant de laisser tomber :

« Justement Monsieur le Juge. Élément extraordinaire il y a ! »

Le juge Gentil s'efforce de masquer sur son visage l'expression qui claironnerait de manière intempestive : Ben voyons ! En pareil cas, il y a toujours un dernier argument. Lequel, prétendument armé d'un bras révolutionnaire, se veut apte à contraindre la justice administrative à réviser ses positions.

C'est de bonne guerre... mais de guerre lasse !

« Cet élément permet-il d'envisager un redressement rapide et sûr des comptes de la société ?

– Indéniablement, Monsieur le Juge ! Une commande inattendue. Susceptible d'assurer la pérennité et le maintien de tous les emplois. N'oublions pas... près de deux cent cinquante personnes travaillent pour la Sécuchauss. »

Cet argument, Neuville l'assène à chaque fois, quel que soit l'effectif de la société défendue. En période de crise, le maintien de l'emploi apparaît comme un atout majeur dans toute plaidoirie.

Le juge ne peut réprimer un léger soupir. Il devine par avance le temps perdu que tricoteront les minutes à suivre. Un temps précieux compte tenu de la surcharge de travail sous laquelle il croule. À l'instar de tous ses collègues. Dans tous les secteurs de la justice.

« J'accepte de l'entendre mais soyez précis... et concis !

– Je crois que le mieux est de laisser Monsieur Maillard vous l'exposer », répond l'avocat.

Ce n'est pas une dérobade. Simplement un moyen de parfaire son système de défense. Le temps que son client prendra pour s'exprimer, il le mettra à profit pour tirer la quintessence des éléments nouveaux dont il vient à peine de prendre connaissance.

« Entendu... je vous écoute Monsieur Maillard. »

Le juge se retire au creux de son fauteuil, huître dans sa coquille. Il croise les mains sur son ventre. La jeune femme greffier se prépare à galoper des doigts sur le clavier. Elle sait la vélocité des mis en cause. Les arguments-pédale au fond des cale-pieds. Le verbe hâtif. La tête en bas du guidon. Les mains délaissant les cocottes de freins. Les mots volent en roue libre, martèlent de leur poids l'énergie dernière... celle du désespoir.

« Il y a une semaine, nous avons reçu une délégation étrangère. Nous étions en relation avec ces gens depuis longtemps, précise Frédéric Maillard devant l'œil surpris du juge. Je ne l'avais jamais évoqué jusqu'à présent. J'avais mes raisons. Ces personnes m'avaient réclamé la plus grande discrétion sous peine de voir capoter les négociations. »

Gentil ne se formalise pas de la précision. Au cours de sa carrière, il a vu et entendu des exigences plus farfelues. À croire que le monde des affaires s'identifie à celui des services secrets.

« Après trois jours de négociations – ces gens ont un sens aiguisé du moindre détail... et du prix qu'il coûte – nous sommes parvenus à un accord... il nous reste cependant à le finaliser. Le marché laisserait au bas mot pas loin de deux millions d'euros de bénéfice par an. »

Le juge décroise les mains. Finalement, il ne perd peut-être pas son temps. Sa hiérarchie lui sait gré de tout chômeur économisé sur l'affligeante addition mensuelle propagée sur les ondes. Quelques virgules sur les statistiques établies suivant la sacro-sainte variation des données saisonnières. De pauvres centimales épargnées par le goupillon administratif. Des riens qui ne s'additionnent même pas mis bout à bout.

Dans la misère, la soustraction est reine.

 

« Puis-je savoir qui sont ces gens ?

– Un groupe chinois Monsieur le Juge. Yeux de chouette du magistrat. Bouche en cul de poule. Un bestiaire de stupeur à lui seul.

– Des Chinois ! Dans le matériel de sécurité !

– Je précise qu'il s'agit de la Suong Cheng Company. Pas un groupe industriel. Plutôt le genre chasseurs de têtes. Sauf que là-bas ce ne sont pas les têtes que l'on chasse mais plutôt les bras et les jambes. Des recruteurs de main d'œuvre en quelque sorte.

– Intéressés par la sécurité ? s'étonne le juge Gentil.

– Oui, justement. De toute évidence, les Chinois en ont soupé des idées reçues. Ils souffrent beaucoup de l'image que les occidentaux colportent à leur propos. En traitant avec un industriel européen, ils espèrent tirer tout bénéfice sur le plan de la communication. Certaines croyances – d'après eux – nuiraient à leur développement sur de nombreux marchés extérieurs. »

Le juge veut croire au miracle. En quarante ans d'exercice, il en a vus peu. La religion judiciaire prend toujours ses distances avec les épiphénomènes. Celui-là lui ôterait un peu du goût amer qui altère ses papilles administratives. Deux millions, c'est une somme ! Largement de quoi bricoler un plan de redressement. Dette apurée sur cinq ans, taux d'escompte réduit au minimum... tambours et trompettes pour le juge Gentil.

« Sur quel secteur porterait exactement cette collaboration avec votre groupe chinois ? »

Frédéric Maillard n'a pas le cœur à s'amuser de la formulation. Le voilà tout soudain affublé d'un groupe chinois ! Il aimerait que les choses soient aussi simples.

« Notre vecteur numéro 1, celui de la chaussure de sécurité. La Suong Cheng Company envisage d'équiper tous ses ouvriers. »

Le juge révise ses calculs. Avec les Chinois, on roule sur du lourd. En deux ans, l'affaire sera peut-être pliée.

« Soit un marché de... ?

– Aux dernières nouvelles, près de douze millions de Chinois sont sous contrat avec eux. Et leur effectif progresse sur un rythme de plus de 15% l'an. »

Le juge pose les mains à plat sur son bureau. C'est encore mieux qu'il ne l’espérait.

« C'est un marché colossal... mais je m'étonne qu'il ne dégage que deux millions d'euros de bénéfice par an. »

Théo Neuville ne dit rien. Mais jubile. Le juge vient de mettre le doigt sur le détail qui le chagrine.

« Nous avons beaucoup tiré les prix pour obtenir le marché... nous ne sommes pas les seuls en Europe sur le secteur. Mais, surtout, la Suong Cheng Company souhaite procéder par étapes avant de monter en puissance si notre collaboration correspond en tous points à ce qu'ils en attendent.

– Très bien, je comprends, apprécie le juge. Et j'admets que ce nouvel élément change radicalement les données du problème. Seulement, avant de valider une prolongation du sursis accordé par l'administration, j'aurais besoin de papiers officiels, de contrats signés, d'engagements fermes visés par vos Chinois. Vous comprenez que je ne peux rien décréter sans une garantie formelle. »

Frédéric Maillard se tait. Son avocat le regarde. Fixe le juge. Il ne comprend rien à ce temps suspendu.

« Cela pose problème Monsieur Maillard ? intervient le juge.

– Je ne sais pas.

– Comment ça vous ne savez pas ! »

Gentil ne sait plus que penser. Le responsable de la Sécuchauss lui semble soudain emprunté. Indécis.

« Ce contrat avec les Chinois sauve notre entreprise Monsieur le Juge mais j'ignore encore si je dois le signer. »

Pour une fois, le juge et l'avocat font tronc commun dans l'hébétude. Les rôles sont inversés. La réticence abandonne la justice pour voguer aux côtés de ceux que d'ordinaire elle afflige. Le juge y perd son latin... déjà si désuet.

« Éclairez ma lanterne. Dites-moi pour quelle raison vous hésitez. Vous craignez de ne pas être à la hauteur... de ne pas réussir à respecter les délais de fourniture ?

– Non, nous sommes tout à fait en mesure d'adapter notre production pour répondre aux exigences de la commande.

– C'est quoi alors, vous redoutez de ne pas être payé ?

– Oh non, pas de souci de ce côté-là, leur société est prospère et sans aucun doute solvable. Notre service comptabilité a pris tous les renseignements nécessaires.

– Alors je ne comprends pas... » soupire le juge.

L'avocat ne sait plus lui non plus à quel saint se vouer. Il se retient cependant de soupirer. Ce n'est pas son rôle.

Frédéric Maillard sent le moment venu de se jeter à l'eau. Mais pas seul. Au-devant de la noyade, il exige d'être accompagné.

« Monsieur le Juge, 50 000 unités par an et par pointure, nous nous sentons forts de le faire.

– Eh bien alors ! s'emporte un peu le juge.

– La première commande est un peu spéciale. »

Le juge et l'avocat se suspendent aux lèvres de Maillard. Maladroitement. Les contorsions, ils sont bons ! La haute voltige, passe encore ! Le purement physique les laisse mal à l'aise.

« Tout le reste des commandes à suivre y est malheureusement conditionné. »

La jeune femme greffier s'interroge. Doit-elle consigner le silence qui suit ? Quelle ponctuation saurait fidèlement reproduire la lourdeur du temps qui s'attarde au sablier ?

La vérité tombe. Du plomb dans un océan de mercure.

« En tout premier lieu, ils veulent commander toutes les tailles intermédiaires comprises entre le 26 et le 32 ! » 

@Copyright 2015 Éric Gohier