Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

Une si belle femme

de Jean-Christophe Perriau

Belle vitrine. Et sacré beau mannequin. On dirait une vraie. Les yeux fermés, les cheveux longs qui retombent doucement sur ses épaules, une bouche sensuelle, la tête basculée en arrière. On s’y tromperait. Une petite robe légère, un décolleté discret, une veste en jean, classique et classe à la fois.

Une bien belle femme. Et une bien belle vitrine.

Hormis les bouts de verre qui en jonchent le sol, et qui sont venus s’éparpiller jusque sur le trottoir. Et qui sont la raison de ma présence.

Voilà donc ma nouvelle affaire : une vitrine brisée. Délibérément. Sauvagement, a cru bon de préciser la propriétaire de la boutique ! Je ne vois rien de sauvage à cette scène. Pas de vol, à priori, pas de dégradation autre que le bris de glace. Rien de bien important à mes yeux. Une affaire banale. Une affaire pour moi, le vieux flic qui n’a pas arrêté le moindre voleur depuis des lustres. Le vieux flic qui a pitié des délinquants. Le vieux flic que le système a usé jusqu’à la moelle, à coups de statistiques, de guéguerre politicienne, de falsifications des chiffres et de la vérité. Le vieux flic qui se demande tous les matins – après la première Gitane et la bière, car rien ne peut se passer avant ces moments de plaisir – s’il doit faire l’effort de lever sa vieille carcasse pour aller se présenter à son poste.

 

Bref, me voici devant cette femme aussi belle qu’immobile, de laquelle je ne peux détacher mon regard. Il faut la sortie tonitruante de la propriétaire des lieux pour m’extraire de songes qui allaient se transformer en fantasmes. Elle arrive comme une furie. Fausse blonde aux racines noires, petite boulotte engoncée dans un T-shirt orange, une jupe trop courte, des talons trop hauts... Bien loin de la grâce de celle qui occupe sa vitrine. Et une voix ! Une voix !

 

« Ah, vous voilà enfin ! C’est vous le flic ? »

À sa façon de me dévisager de haut en bas, et à la dégaine que j’ai, je devine ses doutes. Mais je suis trop fatigué pour sortir ma carte.

« Ouais, c’est moi. Qu’est-ce qu’il vous arrive ?

– Qu’est-ce qu’il m’arrive ? peste-t-elle, les yeux écarquillés. Les morceaux de verre sous vos godasses, ça vous parle ?! »

Je ne peux retenir un sourire devant la réplique de la "requérante". Ça me la rend un peu plus sympathique, ce qui, vu son accoutrement et sa voix de crécelle, n’est en même temps pas bien difficile.

« Bon, on vous a cassé votre vitrine, c’est ça ? »

Elle applaudit sèchement sans sourire.

« Et ? fais-je en attendant la suite du drame.

– Et quoi ? Ça vous suffit pas ?

– Je veux dire : est-ce qu’il y a autre chose ? D’autres dégradations, un vol ?

– Non.

– Juste la vitrine ?

– Oui. JUSTE la vitrine, comme vous dites. Vous savez ce que ça va me coûter de changer ça ? Sans compter que les clientes ne vont pas se bousculer pour venir marcher dans les bouts de verre ! explose-t-elle.

– On se calme, ma poule. »

Je poursuis rapidement pour empêcher toute réaction.

« Vous avez une alarme ? Une caméra de sécurité ? »

Elle baisse la tête, perdant de sa verve et de sa fierté par la même occasion.

« Non, bougonne-t-elle. Les deux sont en panne.

– C’est pas bon pour les assurances, ça. Et ça va pas m’aider dans mon enquête. »

Je regarde autour de moi. Les autres boutiques, les façades des immeubles, les feux de circulation... Heureusement ou pas, on n’est pas à Londres. Pas la moindre caméra. Pas encore. Pour combien de temps ?

« Vous êtes arrivée à quelle heure, ce matin ?

– Neuf heures. J’arrive tôt pour préparer la bouti... »

 

Je la coupe immédiatement en levant la main devant elle. Je ne suis pas là pour l’écouter me raconter sa vie, juste prendre sa plainte. Une plainte pour une affaire sans importance dont la non-résolution va encore creuser un peu plus les statistiques et les ulcères de mon chef. Cool !

« Et vous êtes partie à quelle heure, hier soir ?

– J’ai fermé à vingt heures, comme tous les soirs, et je suis partie vers vingt-et-une heures, le temps de ranger et de faire le ménage.

– Et quand vous êtes partie, la vitrine était intacte ?

– Oui, répond-elle avec impatience. »

D’accord, ma question n’était pas des plus pertinentes.

« Vous n’avez remarqué personne devant la boutique, dans la rue ?

– Non, pas que je me souvienne.

– Est-ce que vous voyez une différence entre la vitrine que vous avez laissée hier en partant et celle que vous avez trouvée en arrivant ce matin ? »

Et avant même qu’elle me tombe dessus de sa voix nasillarde, j’ajoute :

« À part les bouts de verre, bien sûr. »

Elle me fusille du regard en soupirant avant de se retourner vers sa boutique. Après quelques minutes d’observation, elle secoue la tête.

« Je ne sais pas, fait-elle avec hésitation, il y a quelque chose qui me gêne, mais je ne saurais dire quoi.

– Peut-être l’absence de vitre, ne puis-je m’empêcher. »

Si un soupir pouvait tuer, je serais déjà six pieds sous terre.

« Pardon, c’était pas malin. La position du mannequin, peut-être ? fais-je pour l’aider et pour me faire pardonner.

– C’est ça ! fait-elle en tapant dans ses mains comme si elle venait de gagner au loto. La veste !

– La veste ?

– Oui, la veste. Elle n’y était pas hier.

– Vous êtes sûre ?

– Oui, j’en suis sûre. C’est moi qui fais les vitrines. »

En plus de ranger, faire le ménage... Pauvre femme.

« Vous voulez dire qu’on a cassé votre vitrine pour enfiler une veste à votre mannequin ?

– Je... je crois, oui, lâche-t-elle, incrédule.

– Faut être un peu tordu, dites-moi. Mais bon, j’ai vu pire. C’est une veste de la boutique ?

– Oui, oui. »

 

Je regarde autour de moi. Pourquoi aurait-on pris le risque de se faire choper à briser une vitrine pour s’amuser à habiller un mannequin ? Si encore elle était habillée comme mon interlocutrice, j’aurais pu interroger le curé du coin, ou la patrouille du bon goût ! Mais là, je sèche.

Mon regard se pose sur un clochard qui dort sur le trottoir d’en face, emmitouflé dans son duvet. Peut-être a-t-il vu quelque chose ? Quand ils sont en état de se rappeler quoi que ce soit, les SDF sont souvent les meilleurs indics. Qui se soucie d’eux ? Personne. Ils sont devenus invisibles.

« Si ça peut vous aider, ajoute la bonne femme, j’ai changé la vitrine hier.

– Tout ?

– Non, juste la robe. J’ai reçu la nouvelle collection hier.

– Et le mannequin ?

– Quoi, le mannequin ?

– Vous l’avez depuis longtemps ?

– Euh oui, quelques mois. Pourquoi ?

– Très belle femme. Bien foutue. Pour un mannequin, je veux dire. »

Elle me dévisage bizarrement.

« Le clochard, là-bas, fais-je pour changer de sujet, il est là depuis longtemps ?

– Je ne sais pas trop. Quelques mois, je dirais.

– Et il reste là toute la journée ?

– Oui.

– Et la nuit ?

– Je crois, oui. Il est là le matin, quand j’arrive. Il dort, lâche-t-elle, voilant à peine le mépris qu’elle ressent pour le fainéant.

– Vous le connaissez ?

– De vue seulement. Je ne lui ai jamais adressé la parole.

– Jamais ? insisté-je, un brin perfide. »

 

Elle ne répond pas, grimace légèrement, culpabilisant peut-être. Quelques secondes, tout au plus. Ses débris de verre viennent rapidement remplacer dans son esprit le débris humain qui campe en face d’elle.

« Vous avez des photos de votre vitrine ?

– Oui, je fais une photo à chaque fois que je la change. »

 

Une heure plus tard, je suis assis derrière mon bureau, les photos de mon mannequin préféré à la main, espérant avoir une intuition qui ne vient pas. Alors je décide de me tourner vers mon seul espoir et retourne voir l’homme qui passe ses nuits à quelques mètres de la boutique d’une femme qui n’a jamais cru bon de lui parler. Comme j’aime ce monde où une femme est capable des plus délicieuses courbettes devant des gens qui ne vont parfois rien lui acheter, alors qu’un homme qui a certainement besoin d’un peu d’attention se délabre en silence de l’autre côté de son ex-vitrine !

J’allume une Gitane et m’approche. Je m’accroupis afin de me mettre à sa hauteur. Il me dévisage, pas surpris.

« Salut l’ami.

– B’jour, marmonne-t-il sans animosité, juste une permanente fatigue.

– Cigarette ? fais-je en lui tendant mon paquet. »

Il secoue la tête et lève une bouteille de vin devant moi.

« Chacun sa merde, ricane-t-il. T’en veux ?

– Pourquoi pas ?

– Assieds-toi, tu vas te bousiller les genoux, à rester comme ça à ton âge.

– C’est pas de refus, le remercié-je en prenant place sur un bout de son duvet crasseux. »

Il me passe la bouteille et me regarde boire au goulot avec un sourire amusé. Je lui rends sa bouteille et lui tends la main.

« Louis, Lieutenant de police.

– Eh ben, ricane-t-il, c’est donc ça une descente de flic ? ! »

Je rigole de bonne grâce à sa blague. Je lui propose une nouvelle fois une cigarette qu’il refuse. Alors je fume seul.

« Et toi, tu t’appelles ?

– Philippe Tassin. Clochard. SDF, sans-abri, vagabond, ramassis, rebut, comme tu le sens.

– Va pour Philippe.

– T'es vraiment flic ? demande-t-il après avoir sifflé une bonne rasade.

– Eh ouais, fais-je en sortant ma carte.

– Oh putain ! On est mal barré.

– Ça fait longtemps que tu es dans le quartier ?

– Pas mal, ouais.

– T’as dormi là cette nuit ?

– Ben ouais. Où tu veux que je crèche ?

– Je sais pas, t’aurais pu aller dans un Centre...

– Pour me faire dépouiller ? Ou pour attraper des maladies ? Non merci, mec.

– T’as rien entendu ?

– Comment ça ? »

Je le sens se fermer, brusquement. Son regard devient méfiant, je le vois serrer sa bouteille contre lui, comme s’il voulait me signifier la fin de notre brève amitié.

 

« La vitrine, poursuis-je sur le même ton, calmement. T’as pas entendu quand on l’a cassée ?

– Non, répond-il sèchement. La nuit je dors. Je vois rien, j’entends rien. Je dors. Et là, si ça te dérange pas, je vais finir ma nuit parce que les interrogatoires, ça me fatigue. »

Sur ces bonnes paroles, il disparaît dans son duvet et me tourne le dos, me laissant seul avec mes interrogations. Je me lève difficilement, m’étire et fait craquer mes vieux genoux. Je le salue et quitte son lieu de vie sans attendre une réponse qui, je le sais pertinemment, ne viendra jamais.

 

Philippe Tassin. Je n’ai plus qu’à espérer qu’il m’ait donné sa véritable identité. Je contacte le Samusocial de Paris, qui me semble être la source la plus fiable concernant ce public, mais je m’oppose à une fin de non-recevoir : leur charte leur interdit de donner la moindre information sans une demande du procureur. Même si je comprends et accepte parfaitement leur position, cette posture m’épuise. J’aurai passé ma vie de flic à essayer de défendre des gens qui font tout pour me compliquer la tâche. J’aurai passé ma vie de flic à être détesté par les gens que je suis censé protéger. Ce paradoxe m’aura usé jusqu’à l’os.

 

Je décide de tenter ma chance du côté de Google. Les gens ont accepté le principe d’étaler leur vie entière sur internet. Big Brother avec consentement et soutien tacite. La chance me sourit. Désolé, Philippe, mais le drame de ta vie a fait la une de certains journaux. Te voilà célèbre sur le net. Pris dans les mailles du filet informatique.

Le drame est expliqué, en détail, morbide, sans aucune pudeur. J’ai mal pour lui. Seules manquent les photos. Tout s’est passé il y a à peine cinq ans. Cela veut dire qu’il y a cinq ans, Philippe menait une vie normale, digne. Il n’a en fait que trente-sept ans. Moi qui lui en donnais pas loin de cinquante.

 

Je contacte les collègues d’Evry et parviens à me faire envoyer tout ce qui concerne la tragédie qui a frappé Philippe. Gitane éteinte à la bouche, je patiente à côté du fax. Une sonnerie, les pages s’impriment lentement. Un premier rapport, un interrogatoire, le rapport du légiste, et enfin... la photo. Qui parle d’elle-même. Qui explique tout. Claudia Tassin.

Pauvre Philippe...

 

Quand il se réveille, il me trouve assis sur son duvet. Comme si je n’étais jamais parti.

« T'es encore là ? peste-t-il les yeux plissés.

– Belle femme, hein ?

– Quoi ?

– Le mannequin dans la vitrine. Une sacrée belle femme.

– Tu m’emmerdes avec ta vitrine.

– C’est pour elle que tu t’es installé là ?

– De quoi tu parles, à la fin ?

– De Claudia. Ta femme. Le mannequin lui ressemble vraiment. On dirait des jumelles. »

 

Il se tait. Me dévisage avec haine, me reproche de m’être immiscé dans sa vie, dans son passé. Dans les raisons de sa folie. Son regard me dit tout. Oui, Claudia était aussi belle. Plus belle, même. Oui, sa mort l’a rendu fou. Oui, il a planté ses affaires ici parce qu’un jour, alors qu’il errait à la recherche d’un squat confortable et discret, il est tombé sur cette vitrine. Sur ce mannequin qui lui rappelait les plus belles heures de sa vie.

 

J’ai dans les mains la photo que m’a donnée la propriétaire de la boutique. On y voit le sosie de Claudia, tel que je l’ai vu ce matin : les yeux fermés, les cheveux longs qui retombent doucement sur ses épaules, une bouche sensuelle, la tête basculée en arrière, lascivement, un cou parfait. On s’y tromperait. Une petite robe légère, noire, pas trop longue, pas trop courte, un décolleté discret. Seule manque la veste en jean. Les bras sont nus, les poignets visibles. C’est cette image qui a rendu Philippe fou de rage. Au point de détruire la vitrine.

Je n’ai pas amené la photo qu’a crachée le fax. Celle qui a été prise sur la table du médecin légiste. Celle où apparaissent clairement les marques sur les poignets de Claudia. La preuve que la pauvre femme s’est donné la mort, abandonnant Philippe à sa douleur, à une vie de misérable. Les mêmes marques qui apparaissent sur les bras du mannequin, là où le bras et la main du pantin s’encastrent.

Philippe regarde la photo dans mes mains. Ses mâchoires tremblent, ses yeux sont maintenant noyés de larmes. Il sait que j’ai compris. Pas besoin de parler, nous savons tous les deux que, la veille, il s’est approché de la vitrine, comme chaque soir, pour parler à celle qu’il aime, qui lui manque cruellement. Il est venu souhaiter une bonne nuit au mannequin qui a quelque peu soulagé sa peine. La vitrine vient juste d’être changée. La collection été, une petite robe légère... sans manche. Philippe voit les bras, les marques. Une vision insupportable, une douleur insoutenable. Un coup de sang. Il explose la vitrine, trouve une veste qu’il enfile délicatement sur les bras, les épaules de Claudia, couvrant soigneusement les traits de la mort. Et il l’embrasse délicatement, dans le cou, avant d’aller se coucher à quelques mètres à peine.

 

Je ne lui pose pas de question. Même si je sais que son geste a été accompli sous le coup de la folie, je le comprends : on n’oublie pas une si belle femme.

« Allez, debout. On y va.

– Tu vas m’arrêter ? demande le clochard, l’air résigné.

– Non, je t’amène aux urgences psychiatriques. Parce que si tu ne te fais pas soigner, tu vas finir par faire une connerie plus grave que saccager une vitrine. Une connerie irréversible que tu regretteras toute ta vie. Mais il sera trop tard. »

Il me dévisage, plonge son regard dans le mien. Et hoche lentement la tête. Je crois même deviner un sourire soulagé.

 

Encore un délinquant en fuite.

Grâce à ce vieux con de flic !

Mais qui s’en soucie vraiment ?

@Copyright 2015 Jean-Christophe Perriau