Coup de cœur

Va, pensiero

de Pascal Titeux

En vingt ans il avait appris à être libre, dans cette minuscule pièce où presque rien ne manquait, même pas ce pour quoi les pauvres devaient encore se rendre au fond du couloir. Les livres, tout de même, faisaient défaut. Mais on lui en apportait parfois, et il les dévorait avec l'appétit d'un renard au sortir de l'hiver, quand le givre du matin rend gourds les rongeurs qu'un espoir de soleil a fait sortir du sillon. Ensuite, il usait de cette nourriture pour être deux fois plus libre encore, noircissant le papier de son écriture serrée, presque droite et sans liaison, que de place en place quelques lettres empruntées à l'imprimerie rendaient indéchiffrable aux graphologues.

Il en avait rencontré plusieurs, qui tous s'étaient perdus dans l'aridité de sa calligraphie comme en un désert parsemé de bornes contradictoires, avant de se noyer dans son regard de jade lorsque venant chercher les clés qui leur manquaient, ils avaient voulu l'interroger, pour au moins entendre sa voix à défaut d'avoir compris le mouvement de sa main. Ils n'en étaient pas repartis plus sûrs de leur art, vacillant au contraire sous la révélation d'un mystère à jamais inconnaissable, mais certains semblaient en être devenus plus sages, comme si l'aveu d'ignorance les libérait eux aussi. L'un d'eux avait même changé de métier, entamant sans amertume le long saut d'obstacles des études médicales avec le projet bien arrêté d'être légiste, comme si les morts étaient des interlocuteurs plus sincères que les vivants. Ce fut son premier diagnostic juste.

Graphologues, médecins, psychologues, avocats et même ambassadeurs, Nyima les avait tous laissés ressortir bredouilles, les accompagnant de son sourire de marbre, où seuls les sillons au coin des yeux laissaient deviner la bienveillance du maître pour l'élève de bonne volonté. Certains, ceux qui s'étaient montrés les plus attachés à son avenir, étaient repartis avec de la colère en eux, et s'en apercevant il leur avait laissé un signe d'espoir, pour qu'ils reviennent et lui laissent le temps de les apaiser. Il avait parfois fallu plusieurs entrevues, tant il est difficile aux humains de savoir où sont les vraies victoires, et ce qu'il y faut de patience. Mais en le quittant, ceux-là savaient que l'éternité est le temps des hommes lorsqu'ils sont vrais. Les dieux mêmes alors s'éteignent avant eux.

Le dernier visiteur était une femme, et un instant leur suffit à tous deux pour comprendre qu'un autre temps, une autre terre, les auraient vu construire ensemble un bonheur qui pourtant n'aurait pas lieu. Elle se nommait Hélène, et elle était aussi belle que son nom, en dépit du tailleur-pantalon trop sage que les circonstances, et sa profession, lui dictaient de porter ici. Mais c'est son malheur qu'elle fit, car elle était aussi journaliste.

Médecins et psychologues en effet n'étaient pas dangereux : s'ils n'étaient pas arrivés à déclarer Nyima fou, aucun n'avait voulu donner un avis définitif, prolongeant ainsi indéfiniment une mission qui semblait les fasciner. À chaque visite, ils repartaient différents, et le peu qu'ils avaient appris augmentait leur désir de comprendre, les faisant insensiblement passer du rôle de juge à celui de disciple. Ils eussent été bien étonnés qu'on les désignât ainsi, et jamais ils ne pensèrent tout haut que leurs doutes mêmes étaient une renaissance ; seul vint à leur conscience le désir de rencontrer Nyima une fois encore, et encore une fois, jusqu'à cette illumination que leur fonction leur interdisait d'atteindre. Même les ambassadeurs ne purent rien, ni en bien, - il est des États que nulle pression n'ébranle - ni en mal : ils croyaient la discrétion nécessaire à l'efficacité. Il n'en restait finalement que la discrétion, et leur intervention était oubliée aussitôt que faite.

Mais Hélène était différente : dépourvue d'hypocrisie, passionnée comme un poète, courageuse comme une louve et obstinée comme une abeille, elle se cogna à toutes les portes, enfonçant de son sourire de petite fille les plus rétives à s'ouvrir. C'est ainsi qu'elle brisa le silence qui depuis vingt ans entourait le sage, soustrait à ses maîtres au seuil de l'adolescence, comme si les héritiers du Guide de Plomb avaient, rien qu'à le voir enfant, deviné qu'une seule phrase de lui vaudrait plus que tout le Livre Rouge. Ils avaient tenté de le faire oeuvrer pour eux, alternant tortures et cadeaux sans comprendre que leurs chances étaient nulles, et si son existence n'était ni confirmée ni démentie, le silence l'emporta, dans un monde au demeurant occupé à bien d'autres choses, toutes payables en dollars.

Cet oubli donna aux topos nerveux d'Hélène l'allure d'une révélation. Son flair de professionnelle s'ajoutant à la fusion immatérielle qui un instant l'avait unie à Nyima, elle avait en effet quitté le pays dès l'entrevue, refusant l'appât des autres reportages et fonçant à Washington sans même repasser par son camp de base parisien. En quelques jours ses articles avaient parcouru les media, suscitant ici la gêne, là l'indignation, partout l'exigence.

L'empire n'avait pas l'habitude d'être surpris garde basse. Il opposa bien sûr son déni cinglant, et dans les chancelleries on courba vite la tête, comme d'habitude. Pour la presse, c'était un peu plus compliqué, mais la méthode était bien rodée. Une rumeur, lancée de Suède, pour le sérieux, parcourut bientôt le net : et si tout cela n'était que bidonnage ? Ce ne serait pas la première fois, et de ce Nyima on ne trouvait de traces qu'incertaines, peut-être mythiques. La suite était reprise d'une guerre gagnée chez l'ennemi même, grâce à un subtil pilotage de ses media. Nul besoin de les déshonorer de quelque pot de vin : il suffit de donner aux ambitieux un espoir de Pulitzer. L'exclusivité des petits secrets les fait renoncer à en chercher de grands, et ensuite ils vous sont redevables. Le plus puissant pays du monde y avait perdu sa culotte.

Les prisons de l'empire grouillèrent bientôt de reporters dénichant, avec la morgue de ceux à qui on ne la fait pas, des prisonniers sans importance qu'on pouvait lâcher comme un lest, en même temps qu'ils se prouvaient à eux-mêmes l'absence de tout Nyima sur les registres. À Paris, Hélène, tremblant d'imaginer le sort de celui qu'elle avait voulu sauver, apprit d'un bref coup de fil la fin de sa collaboration avec le Post, et ses dernières piges pour d'autres journaux furent refusées. Une semaine plus tard, on la retrouva fracassée au bas de son immeuble, aucune trace ne permettant bien sûr de juger la chute suspecte. Accompagnée des ricanements des confrères, la nouvelle fit le tour du monde, une seule fois, atteignant le cachot secret avant de s'éteindre. Le lendemain matin, Nyima salua profondément le garde qui lui apportait son maigre déjeuner. Puis il se redressa, et enserrant de ses bras le cou du maton, il lui brisa la nuque.

Il n'y eut évidemment pas de procès : qui s'en serait soucié ? Quand ils vinrent le chercher, aucun des soldats n'osa dire : c'est l'heure. Car il y avait bien longtemps que pour eux toutes heures étaient un même néant, et que leur inexistence n'était plus masquée par l'illusion du pouvoir. Même le plus cruel, celui que sa névrose avait mené jusqu'au bureau directorial où les cris ne parvenaient qu'étouffés, avait cessé de jouir des pauvres pics hormonaux qui au début récompensaient sa pulsion de mort.

Son rêve désormais se réduisait à l'air enfin léger, et aux pourboires en devises, que lui procurerait à la retraite un emploi de guide sur la Grande Muraille. En regardant Nyima partir vers la balle anonyme qui bientôt trouerait sa nuque, et songeant une fois de plus au mur où se brisent collines et vallées, il comprit enfin que le serpent de pierre né d'une arrogance disparue n'avait traversé les siècles que pour donner son nom prémonitoire à la prison de l'humanité. Car désormais la geôle est des deux côtés, le tour du monde même n'y faisant plus échapper : boucle sans fin, esclaves, touristes et gardiens mêlés. Le règlement est commun, les maîtres interchangeables, la pensée dictée des mêmes antennes, et la mort aussi vaine que la vie. Flics ou visiteurs, ils ne savent pas que la fin du monde est déjà venue, et qu'ils en sont la signature.

 

Autant vaut que nul ne le sache. Oubliez, il est trop tard. Tout au loin, dans la neige des hautes crêtes, autour de la dépouille du lama que nul disciple n'est venu couvrir, les yaks s'agenouillent sans comprendre, et le vent qui déchire le papier emporte à jamais les prières. 

@Copyright 2015 Pascal Titeux