Premier prix

Bistrot Pamplemousse

de Denis FOUQUET

20 ans plus tôt

Après une heure passée à souffler dans mon trombone à coulisse, je voyageais encore. J’étais à  New York, New York jusqu’à cette lourde porte d’immeuble. Puis le retour brutal dans la rue. Les sons devenaient bruits. Puis tes cris. Pour la première fois, je t’entendais. Pas le temps d’un coup d’œil sur ton pantalon pourpre, ton chemisier beige ou ta veste élégante. Juste un hurlement :

« Au Voleur !!! »

L’homme courait, sac en main. Cent kilos lancés dans ma direction. Vu ma carrure, un arrêt buffet relevait de la fiction. Aussi, m’écartant légèrement, je réalisais un croc-en-jambe digne d’un élève d’école primaire. Il s’affala devant moi. Espérant ne pas me prendre un uppercut dans la mâchoire, je lui arrachai ton sac. Heureusement pour moi, en se relevant, il prit la poudre d’escampette.

Ton visage, embué de larmes, mêlant peur et joie, se rapprocha du mien. Rencontre sur un trottoir. Réponse inattendue à mon éternelle interrogation : où commencent les histoires ? D’Amour ou d’Amitié, les vraies rencontres. Celles qui vous marquent. Comment se trouver ? Même si après, on s’éloigne ou on fusionne. Mes réponses tournaient toujours autour des mêmes thèmes : études, boulot, club, association, potes qui veulent nous faire rencontrer des copines de copains, ou des copines de copines… Nous, ça avait été le vol à l’arraché.

Pour me remercier, tu m’invitas à prendre un verre.

Au bout de la rue de la Convention, près du Pont Mirabeau, nous sommes entrés dans la brasserie du coin. Elle s’appelait Au Muguet. Entre nous, nous n’allions pas tarder à la rebaptiser Bistrot Pamplemousse. La faute à ta commande : un pamplemousse pressé. Le truc facile ! Les serveurs, habitués à l’orange, ou au citron, te regardèrent avec surprise. Devant ton sourire désarmant, ils étaient allés en acheter à la boutique de fruits d’à côté. Je ne me voyais pas commander autre chose.

Notre conversation avait commencé sur les vols. Ta première fois. Comme souvent dans ces cas-là, on a toujours une amie qui en a été victime. Ou elle connaît quelqu’un qui a subi cela. Bref, une fois le sujet épuisé, le silence avait failli siffler la fin de notre récréation. Je profitais alors de cette interruption pour observer ta silhouette si gracieuse, tes yeux, ton nez, tes lèvres. Puis tes dents. Fantasmer sur des dents, quel idiot. C’est pourtant ce qui se produisait…Ton sourire bloquait mes mots. Sans trouver la moindre banalité à énoncer, je me liquéfiais doucement. Peu habitué à ces rencontres, énervé par mon incapacité à briller avec anecdotes ou citations, je songeais à partir quand j’entendis :

« Mes parents étaient fans de Michel Jonasz. Je m’appelle donc Lucille. Un peu musicienne, tu ne seras pas surpris d’apprendre que, comme beaucoup de filles, je joue du piano. »

Son prénom ? Bien sûr, j’aurais dû commencer par là. J’enchaînais :

« Heureusement que mon père n’a pas eu ce raisonnement. Sinon, avec son sport préféré, le vélo, je me serais prénommé Bernard. Comme Hinault. Ma mère a préféré David. Mon instrument, c’est le violon. On me l’a mis dans les mains quasiment à ma naissance. Avant d’entrer à l’école primaire, le bout de mes doigts était déjà durci par les cordes. »

Je lui racontais mes centaines d’heures annuelles. Mon poignet droit appliqué sur l’archet, le bras gauche, mes doigts, mes oreilles en chef d’orchestre. Bref les fondamentaux mille fois répétés pour sortir enfin les bonnes notes…

« Tu es professionnel ?

– Non, ingénieur. Enfin dans quelques mois. La musique m’a toujours attiré, mais je voulais aussi être écrivain, journaliste, sportif ou magicien. Un peu tout, rien de bien clair dans mon esprit. Alors, comme j’étais bon en maths, je me suis laissé porter. Études sérieuses, orgie de maths et de physique. J’avais promis à ma famille d’avoir ce diplôme. C’est presque fait… Et toi ?

– Médecine. Mon côté « Je veux sauver le monde ». Je suis en quatrième année. Difficile de continuer à bien pratiquer le piano. Manque de temps. »

Un coup d’œil discret à sa montre me fit comprendre que cette consultation allait se terminer. Elle confirma :

« Je dois partir. »

À peine rencontrée, déjà envolée. Une bonne surprise m’attendait cependant sur l’addition. Son numéro de téléphone. En partant, elle me fit cadeau d’une plaque de chocolat.

« Je te donne le meilleur chocolat de Paris. Tout au moins, mon préféré : Carré Noir. On se revoit ?

– Ici ? Ce sera notre lieu. Si tu es d’accord, on va l’appeler : Bistrot Pamplemousse. »

Elle acquiesça par un signe de tête et un rire qui fit tourner les têtes de tous les hommes du café.

Elle partait en star. J’allais rejoindre mon quatuor. Passer du trombone aux cordes, de New York aux danses hongroises, après ce détour heureux par le Bistrot Pamplemousse

La semaine passa dans un tourbillon de boulot, de musique, de pensées. Mon envie de l’appeler tourmentait mes nuits. Pourquoi ne l’avais-je pas fait ? Tantôt, je me répétais qu’elle m’avait donné son 06 par erreur, et le Carré Noir par reconnaissance. Tantôt, j’envisageais des plongeons dans l’océan avec elle, suivis de longues séances de serviettes.

Le jeudi, j’enfonçais enfin les touches de mon portable. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre sa voix. Ce n’était pas Callas. Plutôt une chanteuse de Jazz. D’autant plus merveilleuse, qu’elle accepta illico de me retrouver le lendemain. Au Bistrot Pamplemousse.

Cette fois, pas d’agression. Vêtue d’un élégant pantalon en toile noire, son chemisier blanc se fermait par la grâce d’un bouton unique. J’allais avoir du mal à me concentrer. Elle dégageait calme et autorité. Sans difficulté, je l’imaginais dix ans plus tard en chirurgienne aguerrie. « Monsieur, vous avez un grave problème cardiaque. Ne vous inquiétez pas, après l’opération, rien n’y paraîtra. Dans six mois, vous pourrez courir un marathon. » 

Elle attaqua directement :

« En médecine, on travaille beaucoup. Pas le temps d’avoir la vie normale d’une fille de vingt-deux ans. Pas de mec. Ou du moins, je viens de lâcher le dernier. Tu comprends, à peine après une semaine, il envisageait déjà une relation longue. Pourquoi pas le mariage tant qu’il y était ? Moi, je veux des copines, des amis mecs, une séance sexe de temps en temps. Le reste, on verra. Mais, je parle de moi. Et toi ?

– Eh bien…. disons… je cherche l’inspiration, les autres. Je me cherche sans doute aussi. Mon diplôme en poche j’irai faire le tour du monde. Pas en 80 jours. Je veux prendre le temps. M’inspirer des temples cambodgiens, aztèques, japonais. Leur passé nous a donné des clés et nous les avons jetées. Nous vivons avec la crainte de voir le sablier se vider, sans chercher de sens. »

Lorsqu’elle mit sa main dans la mienne, mes mots devinrent inaudibles. Micro débranché.

« J’aime tes phrases, ton âme. Je dois filer… À Vendredi prochain ? »

À peine nous frôlions-nous qu’elle disparaissait. Elle me quitta en tartinant mes joues de rouge à lèvres, me laissant un nouveau  Carré Noir. Avec malice, elle ajouta :

« Pense à moi en le dégustant. »

Seul face à mon verre de Meursault, je ne savais plus si je devais préparer un décollage vers le grand Amour ou perdre la vue après avoir regardé le soleil.

Les sept jours suivants furent lents, longs. Je me réfugiais dans le travail. Souvent perturbé. Alors, je chantais. Lucille, « J’m’en rappelle, y avait dans ma ville ».

Au rendez-vous suivant, j’avais tellement peur d’arriver en retard que je m’assis au Muguet/Pamplemousse avec une demi-heure d’avance. Un peu parano, j’avais souhaité cette attente. Mes questionnements apportaient des nuages sur un ciel anormalement bleu. Pourquoi mon esprit torturé cherchait-il à plomber ma joie de la retrouver ? Sans doute aurait-elle un bon quart d’heure de retard…

Mon cœur bondit quand je la vis arriver. Seulement dix minutes après moi. Elle me prit dans ses bras, me serrant si fort que je crus étouffer. Délicieux supplice…

« Parle-moi de ta musique, tu composes ?

– Pour l’instant, je pose des notes sur les portées. Je les joue. Je rature, réécris. Ça s’améliore. Rien de bien fini.

– Tu me feras écouter ? Tu as des paroles à mettre dessus ?

– Je ne sais pas comment font les autres. Je considère qu’il faut d’abord une bonne mélodie. Les mots viendront s’installer dessus… »

Fascinée par mes hésitations, mes recherches, ses regards m’installaient dans son univers. Puis, elle me raconta ses longues journées, son apprentissage. Sa passion pour son futur métier. Son sang-froid la mettrait à l’abri d’émotions souvent néfastes. Elle m’impressionnait.

Sans s’arrêter, elle mit encore ses mains dans les miennes. Délicatement. Mon sang bouillonnait. Puis elle décida de partir. Une fois de plus. Non sans m’avoir donné son Carré Noir. Pendant les sept jours suivants, chaque carré fut un sourire. La mise en bouche un fantasme.

Malheureusement, le zénith avait été atteint. Nos rencontres furent plus courtes les mois suivants. Quelques instants volés. Apparemment débordée par l’hôpital… Il me restait quand même des mains frôlées, des joues approchées. Et mon Carré Noir

La lassitude avait sans doute gagné notre couple en formation. Quand, un vendredi, elle arriva assez agitée. D’emblée, elle prit ma tête dans ses mains et m’embrassa voluptueusement. Peu préparé à cette démonstration, je dus réagir avec tiédeur, car elle s’arrêta très vite. Puis les larmes. Elle me raconta la maladie de sa mère. Son impuissance à la soigner. Ce soir-là, notre premier dîner fut un délice salé. Des années plus tard, je pouvais encore décrire ses intonations, le battement de ses cils, la perfection de ses dents. Par contre, le souvenir de l’assiette s’évapora dès les jours suivants. La soirée se termina sans autre baiser, ni promesse. Elle disparut, courant rejoindre sa mère. Tant de vendredis pour un premier restaurant. Cette fin de repas en pointillé sentait le repas de fin. Pourquoi n’avais-je pas mangé davantage, parlé plus ? Pourquoi la laisser partir seule…

S’ensuivit un tunnel de quatre semaines sans elle, sans carré noir. Une éternité. L’entrée vers l’enfer ?

Jusqu’à son appel inattendu, joyeux, me proposant de la retrouver dans notre antre. Un Vendredi 13. J’aurais dû m’en douter. Ce jour-là, pas d’embrassades ni de rouge à lèvres… Juste un Carré Noir  d’entrée de jeu. Pour m’annoncer qu’elle avait trouvé le grand Amour. Un chirurgien de l’âge de son père. Un choc. Je ne pouvais me réjouir de cette nouvelle. Alors, sans vraiment réfléchir, je lui expliquais que je partais. Je sortais de mes interrogations. D’autres continents me tendaient les bras. Dès le mois prochain…

Après avoir été proches, la séparation. Brutale, mais au fond, je m’attendais à quoi ? Quelques dizaines de pamplemousses pressés, des Carrés Noirs, quelques baisers mal reçus n’avaient jamais constitué les bases d’une relation solide…

Dès le lendemain, j’avais adhéré à Ingénieurs Sans Frontières. L’acronyme était drôle, ISF. La réalité des missions allait me passionner.

Pendant 20 ans, j’ai découvert de nombreux pays. Cambodge pour débuter, puis Indonésie, Inde, Burkina Faso, Sénégal. Enfin cinq belles années au Mali. 

Aucun Carré Noir pendant ces 240 mois…


 


 

2019

Auréolé de ma réputation de spécialiste mondial de l’assainissement des eaux, je revins à Paris. Mes voyages m’avaient fait rencontrer des gens passionnants, sincères. Des êtres reconnaissants, joyeux. Leurs croyances et leurs visions de notre passage sur terre avaient eu des effets tranquillisants sur moi. J’avais aussi découvert la face sombre du genre humain. Comment oublier ces voyous-violeurs, ces militaires violents, ces politiques si habiles à détourner l’argent… J’avais frôlé l’Amour au Cambodge. Il s’était rapproché plus encore au Mali… Hélas, mes histoires ne furent qu’une succession d’occasions ratées. L’Amour ne peut pas grand-chose face à la religion ou aux traditions ancestrales…

Être célibataire ne me gênait plus. À Paris, en quelques semaines, j’avais eu l’occasion de constater que ce statut plaisait beaucoup, à toutes. À tous aussi…

Peu actif sur les réseaux sociaux, j’avais fait le minimum pour conserver mes belles amitiés, mes amours manquées. Un Vendredi, je reçus sa demande de mise en relation. Sans même la lire, je l’acceptais. Ce ne pouvait être qu’elle.

« Vingt ans déjà. Deux enfants, un ex-mari parti vers son quatrième mariage. Besoin de toi au Bistrot Pamplemousse… J’ai du Carré Noir pour toi. »

Ma réponse fut brève, sèche : « Vendredi 17 Heures. »

Elle n’avait même pas donné son nom… C’était elle. Vingt ans durant, je l’avais rangée dans le tiroir des émois post-adolescents. Des sentiments trop rapides, romantiques ou naïfs. Pourtant, dès la première fois j’avais compris. Je savais que ce visage, ce sourire, ces dents ne pouvaient s’oublier.

Nous arrivâmes tous les deux en retard. La peur de se retrouver. Fallait-il venir ? Quelques cheveux gris embellissaient son coiffé-décoiffé. Son rouge à lèvres illuminait son visage. Ses rides dessinaient un visage plus expressif, plus craquant. Et ces dents… toujours aussi parfaites. Le baroudeur blasé redevenait un homme hésitant. Une fois de plus, elle ne me laissa pas le temps de parler. Sur les réseaux sociaux, elle avait suivi les aventures de ce French Water man. Depuis vingt ans. 

Elle connaissait la date de mon retour.

Patiemment, elle me raconta son attente du Pamplemousse. Elle m’avoua que, depuis quelques années déjà, son téléphone était son seul compagnon. Les vieux avaient besoin d’un chien de compagnie, à qui parler. Le sien s’appelait iPhone. Décrivant ses enfants si beaux, son amour si vite avorté. Son débit s’accélérait dangereusement, jusqu’à son « Et toi ? Et nous ? »

— Nous ? répétais-je avec une ironie que je ne me connaissais pas. Tes départs toujours précipités, tes carrés noirs en guise d’ersatz. Nous ? Je peux juste te parler de moi. Du monde. De ses beautés, de ses merdes. Des gens, avec leurs malheurs, mais aussi leurs joies, leur sincérité. De moi. Grâce à eux je me connais mieux. »

Elle savait que j’étais en train de dériver, que j’allais refaire le monde. Que mes propos allaient l’oublier alors que j’étais là. Refusant de révéler ma joie d’être avec elle, je m’attendais à ce qu’elle parte. Une fois encore. Toujours trop tôt.

Elle me fit taire avec ses mains, puis avec ses lèvres. Son baiser me pénétra. Puis, me laissant respirer, elle reprit :

« Depuis quinze ans, chaque premier Vendredi du mois, je viens prendre un pamplemousse pressé ici. Seule. Tu ne m’as jamais quittée. Mon bonheur était là. Je ne l’avais pas remarqué… »

Ouvrant son sac, elle compta : un mois multiplié par quinze, cela fait…

Puis, elle déversa 180 Carrés Noirs devant moi…

@Copyright 2020 Denis FOUQUET