Coup de cœur

La solution

de Thomas BURNET

Côté Nord - Secteur Nord-Est

« C’est quoi ça ? » dit la voix chevrotante. 

Un couple se tenait près de Régine à quelques pas d’un sol d’un noir profond. La femme tenait la main de sa vieille mère. 

« C’est un nouveau jeu Maman ! Tu te souviens que tu te plaignais de ne pas assez jouer avec tes petits-enfants ? Eh bien voilà ! Tu vas pouvoir bien t’amuser avec eux ! » 

Le visage de la nonagénaire s’illumina soudain. 

« Oh ! C’est si gentil !  Elle mit ses mains en visière sur son front. Mais ils sont où les petits amours ? 

– Là-bas ! Sur le grand carré noir ! Tu ne les vois pas ? 

– Non. Je ne les vois pas. 

– Avance donc Maman ! Tu verras mieux. Oui. Voilà. Lève le pied… et… » 

 

Côté Ouest - Secteur Ouest

« Oh Grand Tout ! Je suis là, je suis prête à venir Te rejoindre. J’ai passé la robe de l’épousée. Je vais me fondre en Toi pour vivre dans la vie éternelle à tes côtés. Prends-moi Grand Tout. Je sais que je ne suis qu’une pécheresse indigne mais s’il te plaît, accepte de me recevoir, vois ce que j’ai accompli en Ton nom, regarde le destin que j’ai suivi pour que ce jour puisse advenir. »

Le prêtre tenait la main de la jeune femme qui avait revêtu une grande robe blanche ajourée qui laissait transparaître sa peau pâle. À quelques pas d’un sol noir profond, l’homme leva le visage vers le ciel et s’exprima d’une voix forte. 

« Grand Tout, je T’implore, puissance divine qui règne sur le monde. Grand Tout, Toi qui nous as donné le grand portail pour que les plus purs de tes enfants puissent Te rejoindre dans la joie divine, accepte auprès de toi ta fille Sandrine. Elle a fait preuve d’abnégation, elle a réussi à réunir la somme de cent mille euros pour pouvoir donner les moyens à ton Église de grandir encore plus et de convaincre les esprits rétifs que vivre dans Ta foi est le seul moyen d’obtenir le salut de leur  âme. »

Il tendit la main au-dessus de la surface noire sur laquelle une petite fourmi marchait tranquillement. 

« Oh… ça y est… Je le sens sœur Sandrine ! Je sens la force vibratoire divine ! Regarde dans le ciel. Regarde la Grande Ourse.»

Au milieu de la constellation, un point lumineux, plus lumineux que l’ensemble des astres, passait rapidement. 

« Dépêche-toi sœur Sandrine ! C’est maintenant ou jamais. Les écritures sont très claires à ce sujet. Si l’on veut rejoindre le Très Haut, une fois la contribution à l’expansion de la foi faite, avec l’habit virginal, il faut entrer dans le portail au moment où l’étoile la plus brillante de la nuit traverse la Grande Ourse. C’est maintenant sœur Sandrine ! Vas-y ! Fonds-toi en ton créateur. »

La jeune femme fit un pas en avant. Au moment où son pied entra en contact avec la surface noire du sol, elle disparut aussitôt. 

 

Côté Sud - Secteur Sud-Ouest 

Un homme pleurait à genoux. Les yeux rouges des larmes qui coulaient sans cesse depuis des semaines, il regardait avec nostalgie le ciel noir. 

« Oh Johanna ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi as-tu brisé mon cœur ? Pourquoi a-t-il fallu que tu le choisisses lui ? J’ai mal… j’ai si mal… » 

L’homme porta la main à sa poitrine en gémissant de douleur. 

« Quand je pense que c’est lui qui est avec vous maintenant tous les jours. C’est lui qui lève les enfants. C’est lui qui les couche. Quand ils tombent, c’est lui qui les soigne. Quand ils ont peur, c’est lui qui les rassure. Je ne sers plus à rien. Je ne sers plus à rien », conclut-il dans un sanglot plaintif. 

Il se releva péniblement. Il contempla du regard la surface noire qui s’étendait dans la nuit devant lui. Une petite souris blanche se promenait à la limite, passant du noir absolu à l’herbe humide. 

« Les gens pensent que c’est sans douleur. Qu’on disparaît simplement. C’est tout ce qui m’importe. Disparaître simplement de la surface. Je ne vais manquer à personne. Je ne serai tout simplement plus là… »

Désabusé, il leva le pied et disparut à l’instant où il le posa sur la surface noire du carré noir. Aussitôt, la forme s’agrandit de dix centimètres. Sous la souris, l’herbe devint noire et l’animal disparut en même temps que le jeune homme désespéré. 

 

Côté Nord - Secteur Nord

« Moi, je dis que c’est moi qui vais gagner ! 

– Même pas vrai ! Je suis sûre que c’est moi ! 

– Ok ! On y va ! »

Les deux filles s’avancèrent. Par précaution, elles restèrent à quelques pas de la limite du grand carré. Elles posèrent un petit sac plein de cailloux à leurs pieds. 

« Je commence ! 

– Si tu veux », répondit la plus grande, sûre d’elle. 

La première prit un caillou dans le petit sac et le lança sur la surface noire. 

« À moi ! »,  lança la seconde. 

Elle reproduisit les gestes de sa copine. 

« À moi ! », reprit la plus petite. 

Pendant quelques minutes, elles continuèrent à lancer des petits cailloux qui rebondissaient sans bruit sur la surface noire devant elle. 

Le caillou de la première venait d’atterrir sur le sol quand soudain, tous les cailloux disparurent et la limite du sol noir avança vers elles. Elles crièrent de surprise et la première rajouta un « Oh Yeah ! » de victoire en formant un V avec les doigts. 

« On recommence ? »

 

Côté Est - Secteur Sud-Est

« Alors le froussard ? On a peur de faire un p’tit saut ? On a peur de disparaître ? »

Le grand Noah rigolait de loin. Ses copains entouraient Max, bien plus près de la limite du carré, et s’amusaient à lui donner de petites tapes pour essayer de le déséquilibrer.

Le garçon, tremblant, essayait de ne pas pleurer. 

« S’il vous plaît, arrêtez. S’il vous plaît, arrêtez. » 

Sa voix faiblarde provoquait chez les cinq autres de grands éclats de rire. Noah l’imita en ridiculisant sa voix : 

« Bouh ouh ouh ! Laissez-moi ! Bouh ouh ouh ! Je suis une tafiole ! Bouh ouh ouh ! Je veux ma môman ! » 

Les autres rirent de plus belle. 

Soudain, il se tut et redevint bien plus sérieux. Il s’approcha. 

« Alors ? Maxounet ? On a très peur ? On va faire dans son froc ? » 

L’adolescent se rapprocha de la limite du carré. Il se saisit de la main du garçon paniqué. 

« Allez ! Viens avec moi Maxou ! Je suis sûr que tu n’as pas les couilles de marcher au bord du carré ! C’est pas grave ! Dis-le si t’es une mauviette ! Dis-le ! DIS-LE ! »

Le garçon était secoué de sanglots : 

« J… je… je s… je suis une …une mauviette. 

– Eh ben voilà ! Au moins on est fixé ! Monsieur est en fait une belle demoiselle ! » 

Il le poussa au loin en ricanant d’un air mauvais. 

 

« Eh oui, parce que tu n’as pas le cran de faire ce que les durs sont vraiment capables de faire. » 

Il joignit le geste à la parole en s’approchant de la limite. Il était à moins de vingt centimètres du bord. Il se mit à rire en criant :

« TU VOIS LA MAUVIETTE ! VOUS VOYEZ TOUS ! MOI JE N’…. » 

Il ne finit jamais sa phrase. Il avait disparu. Le carré s’était agrandi de vingt centimètres d’un coup, le faisant disparaître dans la foulée, ajoutant dix centimètres supplémentaires à la forme sombre au sol. 

Max et les anciens comparses de Noah s’enfuirent en criant chacun dans une direction différente. 

 

Côté Ouest - secteur Nord-Ouest. 

Journal de Bord – Jour 23. 

Aujourd’hui, je tente une nouvelle expérience. J’ai bien démontré que la forme absorbe toute vie humaine. Si un élément non humain est présent sur la forme au moment de l’absorption, celui-ci disparaît aussi (cailloux, animaux, bâtiments, champs, entre autres). De même, si un élément humain touche la forme au moyen d’un élément non humain (perche, bout de bois, marteau-piqueur, pelleteuse, entre autres), il disparaît, ainsi que le biais par lequel il a touché la forme. Je veux démontrer qu’il est possible d’aller au-dessus de la forme, sans contact avec elle. 


Protocole d’expérience : une échelle échafaudage est disposée aux abords de la forme. L’échelle permet d’avoir un espace horizontal d’une longueur de cinq mètres, à une hauteur d’un mètre du sol. Une planche de bois très solide est posée sur l’échelle. Cette planche dépasse de l’échelle sur une longueur de trois mètres. Elle est maintenue par un puissant cordage à l’échelle afin que le poids du sujet ne fasse pas basculer la planche vers la forme. Le cobaye doit aller au bout de la planche et revenir pour que l’expérience soit validée. 

Cobaye : Cobaye numéro 345. Si l’expérience réussit, il recevra la somme de 10 000 €. 

Expérience : le dispositif est installé à une distance d’un mètre de la forme, afin d’éviter d’être absorbé par une augmentation soudaine de la forme. Le cobaye monte par le côté le plus éloigné de l’échelle échafaudage. Il arrive à la planche. Il s’avance, passe la distance d’un mètre, qui s’est entre temps réduite de trente centimètres, et marche avec succès au-dessus de la forme. Le fait qu’il ne soit pas en contact avec la surface du sol fait qu’il ne disparaît pas. En revanche, une fois qu’il est revenu sur l’échelle, la forme s’est subitement élargie d’un mètre supplémentaire, absorbant le dispositif ET le cobaye numéro 345.

Conclusion : on peut donc conclure qu’il faut absolument que l’humain soit au contact de la surface de la forme pour disparaître. S’il est au-dessus de la forme, il ne se passe rien. 

Perspective : on peut être au-dessus mais pas en dessous. Pourquoi ? 

Remarque : avec tous ces timbrés qui se jettent dans le carré, il devient de plus en plus difficile de mener une expérience d’un bout à l’autre et de garder des cobayes vivants. C’est peut-être une bonne chose pour les finances du laboratoire. 


Centre de commandement, à deux kilomètres du côté nord du carré. 

Un capitaine de l’armée et ses deux lieutenants étaient assis à une table, un café à la main. Les deux subalternes parlaient, sous le choc. 

« Le carré fait déjà plus de dix kilomètres de côté mon capitaine. C’est une catastrophe ! On ne peut vraiment plus le surveiller ! Chaque nuit, il grandit de plusieurs mètres ! À chaque disparition, c’est dix centimètres de plus… Je vous laisse calculer combien ça fait d’imprudents ou de fous qui se jettent dedans ! 

– D’autant plus qu’il nous est impossible d’installer des équipements de surveillance ! À chaque fois qu’on a mis des poteaux avec des caméras, l’agrandissement du carré les a engloutis. Pareil pour les périmètres de sécurité ! C’est exponentiel ! On met des barrières, les gens passent quand même et nos barrières finissent par disparaître ! Le gouvernement a autre chose à faire que d’acheter des barrières à tire-larigot ! 

– Dire que ça a commencé avec un carré de 10 par 10… Et je parle en centimètres ! 

– Vous vous souvenez quand le premier escadron est arrivé. Il ne faisait qu’un mètre de côté ! Si seulement, on avait réussi à le contenir ! 

– S’il n’était pas apparu au milieu de la place d’un village de la campagne tourangelle, ça aurait été plus simple ! 

– Si le bruit ne s’était pas répandu aussi vite… » 

Un silence suivit cette phrase. C’est le capitaine qui reprit la parole, l’air grave. 

« J’ai peur qu’on ne finisse par en venir aux armes… 

– Non ?!  s’exclamèrent d’une même voix les deux lieutenants. 

– Vous ne vous rendez pas compte messieurs ! Une forme mystérieuse fait disparaître les êtres humains et, à chaque nouvelle disparition, un bout de Terre supplémentaire est annihilé. Le village dans lequel il est apparu n’existe déjà plus… Le carré commence à attaquer les abords de la ville moyenne voisine. Si on n’empêche pas les gens de se jeter dedans, c’est la planète tout entière qui va disparaître… 

– Oh merde », laissa échapper un des lieutenants. 

Le capitaine ne releva pas. Il prit une gorgée de café avant de conclure : 

« Moi, je vous le dis, on finira par tirer à vue. » 

 

À une distance tellement lointaine que les mots ne sauraient la qualifier, deux lumières très vives avançaient dans l’infini. L’une se tourna vers l’autre : 

« Albert, as-tu trouvé une solution pour ton problème d’humains dans ton univers ? 

– C’est en cours Marcel, c’est en cours… » dit l’être luminescent en souriant calmement. 

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