Coup de cœur

Carte blanche pour carré noir

de Lucie de RIVOIRE

Laëtitia pousse la porte. Elle ne s’est pas trompée, sur la vitrine il est écrit en grosses lettres SANS RENDEZ-VOUS. 

« Bonjour mesdames.

– Bonjour madame. Vous désirez ? 

– Un carré noir, s’il vous plaît. 

– Je vous demande pardon ? 

– Un carré. Noir. S’il vous plaît, madame. 

– Mais madame, vous êtes dans un salon de coiffure, pas un salon de thé, une pâtisserie ou que sais-je. 

– Un carré noir… une coupe carrée et une coloration noire. Est-ce possible ? 

– Heu, oui. Un carré court ?

– Oui, madame. 

– Mais vous êtes blonde aux cheveux très longs. Pourquoi feriez-vous un petit carré noir ?

– Vous m’avez dit que c’était possible, n’est-ce-pas ?  

– Mais… euh… oui, madame. » 

La bouche-en-cul de poule et les yeux au ciel, la coiffeuse s’adresse aux autres clientes : « Le client est roi et la cliente est reine ! » Puis, elle regarde l’intéressée « Puisque c’est ainsi, je vous invite à patienter au bac. »

 

Laëtitia obtempère. Confortablement assise sur le siège massant, elle dévisage la coiffeuse qui commente l’histoire du carré noir avec chaque cliente. « Et alors ? Je fais bien ce que je veux », pense-t-elle. Laëtitia parcourt la galerie de photos sur son téléphone, elle est encore animée par l’œuvre qu’elle vient de contempler. Pendant près de deux heures, elle a admiré, scruté les moindres détails ; elle s’est laissée littéralement absorber, engloutir, phagocyter par l’élan artistique qui se présentait à elle. Cette œuvre numérique est pour le moins moderne et unique en son genre ! C’est la première fois que Laëtitia vit une telle expérience. Pourquoi cela l’a tant émerveillée, bouleversée même ; est-ce la nouveauté, le texte ou cette beauté sans pareille ? 

 

« Une danse de pixels sublime qui heurte le carré noir, c’était délicat, envoûtant et si profond », songe-t-elle. 

Les mots se bousculent dans son esprit sans qu’elle puisse se décider à choisir ceux qui décrivent son état ni ce qu’elle a vu. Elle se résigne et relit en détails les informations inscrites sous le cadre. Black Square d’Antoine Schmitt, 2016. Vidéo générative. Écran, programme spécifique, ordinateur, cadre bois, 57 x 40 x 6 cm. Durée, infinie. Laëtitia répète à voix haute : « Durée infinie, mais il est là le génie ! »

Toutes les clientes se retournent vers Laëtitia. Cette fois c’est certain, elles la prennent pour une fêlée du bocal. L’une d’elle s’adresse à la coiffeuse : « Eh bien, Jeanine, tu ne vas pas t’ennuyer avec celle-là, ça c’est sûr ! » Laëtitia serait bien tentée de montrer les crocs, mais elle préfère laisser filer. Il ne faudrait pas être mise à la porte, elle y tient à son carré noir ! La jeune femme imagine les expressions de surprise de ses collègues et de ses élèves. 

 

Laëtitia poursuit sa lecture, pour s’imprégner des commentaires si puissants qui accompagnent ce qu’elle considère comme une prouesse artistique. Elle visite souvent des expositions de styles, d’époques, et d’artistes différents mais elle n’a jamais ressenti cela auparavant, c’est certain. Black Square confronte une nuée de particules blanches soumises aux lois de la nature avec un carré invisible presque impénétrable, et qui donc apparaît noir. Une lutte immémoriale et sans fin entre abstraction et réalité, langage et nature

« Ce tableau s’écoute en silence et se contemple en musique ! » se dit-elle. Une beauté indescriptible. Laëtitia se sent privilégiée de l’avoir vu en avant-première. Restée trop longtemps assise, elle s’est résolue à changer de pièce quand une armée de fourmis déterminées s’est emparée de ses deux jambes… La fascination était telle, que les insectes s’apprêtaient à poursuivre leur ascension... 

Laëtitia interrompt sa lecture et son flux de pensées en dérive lorsqu’elle entend la coiffeuse commencer le shampoing. 

« Pour la température, madame, ça vous convient ? Pas trop chaud ?  

– Non, c’est bien. Merci. » 

Leurs échanges sont glacials. Malgré une nouvelle tentative de la part de la coiffeuse pour la faire changer d’avis, la jeune femme résolue, confirme sa demande de petit carré noir. Et, clac, et clac, les lames affûtées des ciseaux rompent en quelques secondes les longues années de patience pour faire pousser de si longs cheveux. Pendant que les mèches blondes marinent dans la coloration noir ébène, Laëtitia lit la suite du texte. La figure du carré n’apparaît pas dans la nature […] Black Square incarne cette féroce lutte immémoriale mais irréconciliable entre la plus abstraite des formes, la forme sans cause, le carré, avec les forces de la nature. 

 

C’est fascinant ! Laëtitia a l’intime conviction qu’elle doit partager sa découverte. Elle décide donc de proposer ce sujet à ses élèves de Prépa. Elle se questionne un moment pour savoir comment elle pourrait l’intégrer au programme et quel travail elle pourrait proposer. Après quelques minutes de réflexion, la réponse se présente comme une évidence. Laëtitia prend un air satisfait et son expression alimente les discussions de comptoir des clientes du salon. C’est décidé, dès le lendemain, Laëtitia proposera aux étudiants de plancher sur le sujet suivant : Quel conflit a donné naissance au carré ?

Entre la préparation du travail, la rédaction puis la présentation, elle prévoit que cela les occupera pendant plusieurs cours. « Les échanges seront riches, sans aucun doute », se dit-elle. Elle fait preuve d’inventivité et d’idées toujours plus farfelues les unes que les autres pour stimuler ses élèves. Ils le lui rendent bien, c’est une promo qui aime les challenges, ils sont créatifs. 

 

La coiffeuse vient régulièrement examiner la situation capillaire de Laëtitia et elle continue à marmonner dans un soupir pincé : « Quel gâchis, quel gâchis… » 

Laëtitia montre ouvertement son agacement. Les commentaires sont désagréables mais ce qui la gêne le plus ce sont les irruptions incessantes dans sa réflexion. 

 

Le lendemain, lors de son arrivée dans l’enceinte de l’établissement, collègues et élèves font part de leur étonnement. Cette nouvelle coupe, tout à fait inattendue provoque un effet de surprise bien réel, étonnement, bouches bées, sourcils haussés, ooohhh  et bien d’autres mimiques ou onomatopées en tout genre. 

 

Arrivée devant sa classe, Laëtitia attend que les remarques qui fusent en tous sens, cessent, pour commencer son cours. Elle sait que ce nouvel exercice est un défi à relever. Et, elle aime l’idée d’un voyage littéraire qu’elle fera avec les étudiants vers des terres inconnues. Les Lettres regorgent de trésors. À elle seule, elle ne saurait tout enseigner ; alors, impliquer les élèves est, selon elle, une bonne pédagogie. Enthousiaste et détendue elle s’adresse à son auditoire. 

« Bonjour à tous, je vous propose un projet que vous réaliserez en groupes pendant les prochaines semaines. Vous allez visionner un tableau puis je vous lirai un texte. Il s’agit d’une œuvre numérique, elle n’est pas réalisée sur toile mais sur un écran d’ordinateur. Puis, dans la foulée, vous fermerez les yeux et vous serez attentifs aux images et aux mots qui se présenteront à vous. Au bout d’une dizaine de minutes nous échangerons sur vos idées.  

– Serons-nous obligés de vous dire tout ce qui nous est passé par la tête ? Parce qu’il y aura peut-être, pour certains, des images qui ne s’expliquent pas en public, enfin, vous voyez… 

– Merci, Etienne pour ces propos indéniablement essentiels à notre réflexion ! Décidément, c’est dans vos habitudes de dissiper vos camarades. »

La classe tout entière glousse… le calme revient dès que la vidéo commence.

Les échanges qui s’en suivent ne font que ravir Laëtitia, elle qui est encore envoûtée par Black Square. Chacun leur tour, les étudiants livrent avec sincérité leur ressenti. 

« J’ai vu un jeu d’échecs avec le roi, la dame, les cavaliers, les tours, les fous et les autres pions qui interagissaient comme une incarnation de différentes figures de la société. 

– Personnellement, j’ai pris Carré Noir à l’envers, à savoir, un Noir carré. J’imagine un jeune homme à la peau noire, un intellectuel, très costaud. Tout moi, en fait… 

– J’avais l’impression d’être au milieu de l’océan sur un immense pilier carré. Les vagues venaient de toutes parts dans un mouvement incessant, parfois lent, parfois violent. C’était un beau moment mais de plus en plus angoissant ! 

– Pour ma part, c’est le texte qui m’a le plus interpellé. Particulièrement l’opposition entre, d’une part, le carré noir, une forme inventée par l’homme. Et, d’autre part, l’incapacité de la nature à produire un carré malgré sa richesse et sa créativité. J’avoue que ça me laisse perplexe et ça m’incite à réfléchir. 

– En regardant la vidéo, j’ai imaginé que le carré noir pourrait être la société et que tous les petits points blancs seraient les personnes qui essayent d’y entrer, sans y parvenir réellement. 

– Merci Saïd, Etienne, Jérémy, Sarah et Maylis pour vos idées, elles sont excellentes ! Je suis ravie de voir que Black Square vous ait autant inspirés. Vous avez carte blanche, alors soyez créatifs pour mettre en scène vos réflexions.

– Et vous aussi, madame, vous allez faire quelque chose ? 

– Pourquoi pas, je trouve que cela peut s’avérer très intéressant. » 

 

Deux semaines plus tard, chaque groupe présente son travail. Les élèves qui observent les saynètes sont invités à commenter et argumenter leurs points de vue. Laëtitia ajoute son avis d’enseignante après chaque intervention. 

Le premier groupe met en scène, sur un damier, une confrontation entre stagiaires, employeurs, professeurs et d’autres professionnels du monde du travail. Chaque protagoniste se déplace avec grâce de carré noir en carré blanc, tout en énonçant son texte. Subtile mélange entre théâtre et danse, à l’issue duquel les étudiants gagnent, bien évidemment. 

Le second groupe slame un texte en maniant avec adresse une joute verbale tout en jonglant avec les lettres des mots carré et noir. Une prouesse littéraire appréciée par tous les spectateurs et publiée sur les réseaux sociaux dans les minutes qui suivent la présentation.

Le troisième groupe excelle en relatant une histoire à suspense qui a tenu toute la classe en haleine. Des experts, habillés en combinaison noire, cherchent les boîtes noires d’un avion qui s’est crashé en pleine mer. Les vagues, représentées par des élèves habillés de petits carrés blancs encerclent les experts et resserrent plus ou moins leurs étreintes. Un spectacle visuel, silencieux, absolument magnifique et qui prend aux tripes, seconde après seconde. 

Les derniers étudiants incarnent passionnément leurs rôles ; ils mettent en scène une conférence de presse avec le président de la République. Ils effleurent avec adresse les questions de société sur l’intégration, l’inclusion et l’assimilation. Ils ironisent avec tact sur le fait que ce soient les Blancs qui veulent s’intégrer. Ils ne manquent pas de rappeler que la société d’accueil s’apparente à un gouffre sombre peu avenant. Le message sous-jacent, fort et percutant fait résonance en chacun et bouleverse au cœur des sensibilités.

 

Vient le tour de Laëtitia qui fait une entrée remarquée et remarquable. Petites lunettes au bout du nez, fausse moustache, chapeau melon vert et un vieil imperméable assorti. Elle écrit au tableau, je m’appelle Professeur Tournesol et elle ajoute : « Allez, notez ! » 

Devant des élèves interloqués et amusés, elle déambule en silence sur l’estrade en agitant son pendule. À cet instant, une mèche noire glisse de son chapeau et vient devant ses yeux. 

« Un signe, pour ranimer ma détermination d’hier et me donner du courage pour dire mon texte, pense-t-elle. 

– Carré noir… Voyons voir ! Indéniablement, il s’agit d’un espace de protection, puisque peu de particules y pénètrent. Tel un pays, un lieu, un individu qui repousse une invasion de microbes. Tantôt moindre, tantôt plus offensive, la lutte est continuelle et permanente pour parvenir à un équilibre. Cela nous rappelle sans aucun doute que l’humanité a été confrontée à de nombreuses épidémies et même des pandémies ! Mon cher Tintin, nous avons là un indice CARRÉ-ment important ! Il s’agit, sans aucun doute d’un avertissement ! L’invasion d’un nouveau virus qui mettrait à mal l’humanité ! Votre mission se révèle comme une évidence, vous devez protéger notre nation d’une attaque microbiologique qui risque de faire des ravages. Allons, allons, ne tardez point, la tâche qui vous attend est de grande envergure ! »

 

Après de chaleureux applaudissements, Maxime prend la parole : 

« Sans rire, madame, les grosses épidémies mortelles telles que la peste, la grippe espagnole, le choléra ou autres, ça ne devrait plus arriver en Europe, n’est-ce pas ? Quand bien même cela arriverait, aujourd’hui, nous serions en mesure de la contrôler ! Nous sommes en 2016, il paraît impensable, en France, que le système de santé soit dépassé par une crise sanitaire ! Qu’en pensez-vous ? »
 

Avec l’aimable autorisation de l’artiste Antoine Schmitt que je remercie.

Description de l’œuvre extraite de :

https://www.antoineschmitt.com/black-square-fr/

@Copyright 2020 Lucie de RIVOIRE