Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

Amos, amas, amat, amamus, amatis, amant

de Marc LEPETIT

À Marie

Autrefois quand un film à la télévision était trop osé ou violent pour que les enfants le voient, apparaissait sur l’écran un petit carré blanc.

Et si une histoire était trop triste pour que les enfants la voient, on faisait apparaître quoi ? Un petit carré noir ? 


 

« Dis, tu m’aimes ?

– Tu pourrais tout aussi bien demander au pendu s’il aime sa corde !

– Pourquoi tu restes avec moi alors ?

– Comment faire autrement, ma p’tite ficelle ? Tu deviendrais quoi sans moi ?

– Je sais pas. Ballerine ? Trapéziste de haute voltige ? Pilote de chasse ? Pianiste de jazz dans un bastringue ?

– Tu sais ce que c’est un bastringue, au moins ?

– Non. Mais j’aime bien le mot ! Alors c’est quoi, un bastringue, Monsieur-je-sais-tout ?

– C’est un bal. Mais pas un de ces bals pour gens distingués où des dames en robe longue, des dames bien comme il faut, vont se montrer et danser pour y trouver le prince charmant. Non, un bastringue c’est un bal tout simple. Un bal populaire, bruyant, peut-être un peu vulgaire. Un bal avec du bruit, de la fumée, et de la bière. De la sueur aussi. Un bal où on n’est pas sûr de faire que de bonnes rencontres. Pas un bal où lâcher une pianiste de jazz comme toi en tout cas. Plutôt une accordéoniste, tu vois.

– Oui, bon, je renonce au bastringue. Accordéoniste c’est pas pour moi. Y a trop de boutons dans tous les sens sur cet instrument !

– C’est vrai qu’il y en a beaucoup. En attendant je te mets ton plateau là. Prends ton petit-déjeuner et ne renverse pas le bol sur le lit comme l’autre jour ! Tu m’appelles quand tu as terminé. »

 

« Dis, tu m’aimes ?

– Tu pourrais tout aussi bien demander au galérien s’il aime ses chaînes !

– Pourquoi tu restes avec moi alors ?

– Comment faire autrement, mon p’tit boulet ? Tu deviendrais quoi sans moi ?

– Je sais pas. Buraliste ? Accessoiriste ? Équilibriste ? Funambuliste ?

– Funambuliste, ça n’existe pas. Funambule, si tu veux.

– Non, pas funambule alors. Maître-nageur, je peux ?

– Pourquoi pas. Mais tu serais quoi exactement ? Maître-nageur, maître-nageuse, maîtresse-nageur ou maîtresse-nageuse ? Faut se mettre d’accord sur l’accord.

– D’accord !

–À propos de plongeoir et de grand bain, tu n’as pas oublié, c’est grande toilette aujourd’hui.

– Ah, non, beuark ! Tu vas encore me tourner dans tous les sens et me laver partout sans oser regarder. Faut souffrir pour être belle !

– Et sentir bon ! Mais ça serait plus facile si tu acceptais les aides-soignantes.

– Non, je veux pas que des gens que je connais pas et qui vont de maison en maison s’occupent de moi et me touchent. Je préfère encore que ce soit toi. »

« Dis, tu m’aimes ?

– Tu pourrais tout aussi bien demander à l’arbre s’il aime la cognée !

– Cogner qui ?

– Pas la cogner, la cognée. La hache si tu préfères. La cognée, c’est un mot d’autrefois pour la hache, peut-être parce qu’on cognait sur le tronc de l’arbre avec la hache, je ne sais pas.

– Tiens Monsieur-je-sais-tout qui ne sait pas quelque chose !

– Tu te souviens que je vais travailler au bureau aujourd’hui.

– Oui, oui.

– Je repasse à midi pour le déjeuner.

– Dommage que tu ne puisses pas travailler depuis la maison tous les jours.

– Oui, dommage ! Ils ont été arrangeants quand même. Trois jours à la maison, deux jours au bureau, qui dit mieux ?

– Moi ! Je te donne zéro jour au bureau, cinq jours à la maison !

– En même temps, ça me fait du bien de voir des gens.

– Et moi, j’en vois des gens, peut-être ? »


 

« Dis, tu m’aimes ?

– Tu pourrais tout aussi bien demander à l’orange si elle aime le couteau qui va la peler !

– Tiens, un couteau qui parle !

– Comment ça, un couteau qui parle ?

– Bah, oui pour l’appeler, l’orange, il faut bien qu’il parle le couteau, non ? Ou qu’il siffle alors.

– Pas  l’appeler, la peler. L’éplucher si tu préfères.

– Ah, oui ! Comme dans  Pèle la pêche à ton ami et la pomme à ton ennemi. Pourquoi on dit ça ?

– Parce que la peau de la pomme est pleine de vitamines et qu’elle est bonne pour la santé donc on veut en priver son ennemi alors que la peau de la pêche est recouverte de minuscules poils qui sont irritants pour les intestins donc on veut en protéger son ami. Encore qu’aujourd’hui avec tous les traitements chimiques qu’on met sur les pommes tu peux aussi la peler à ton ami.

– C’était la minute écolo de Monsieur-je-sais-tout ! Et à propos d’intestins, tu me porterais le bassin, ce matin ?

– Ok, mais essaie de ne pas en mettre partout comme l’autre jour, si je pouvais éviter de changer tes draps, ça m’arrangerait.

– Discret et délicat, Monsieur-je-sais-tout. Combien de fois on va revenir là-dessus ? Tu crois que c’est drôle pour moi  aussi ? » 

 

« Dis, tu m’aimes ?

– Tu pourrais tout aussi bien demander au Christ s’il aime sa croix !

Croix d’ bois, croix d’ fer, si j’ mens, j’ vais en enfer. 

– Ne mens pas alors, l’enfer c’est pas marrant !

– Tu connais ?

– Disons que j’ai ma petite idée.

– Qu’est-ce que ça veut dire exactement quand on dit Chacun porte sa croix ?

– Jésus avant d’être crucifié a dû porter sa croix sur son dos jusqu’au mont je ne sais plus comment. Ça a été une terrible épreuve, elle était tellement lourde ! Jésus est tombé plusieurs fois mais s’est relevé à chaque fois. Chacun porte sa croix ça veut dire que chacun, dans sa vie, subit des épreuves et souffre aussi.

– Et qu’est-ce qui se passe si quelqu’un tombe et ne peut pas se relever ?

– Quelqu’un d’autre l’aide à porter sa croix.

– Il y a des gens qui portent deux croix alors ?

– Peut-être.

– Comme toi.

– Ne dis pas de bêtises ! Dis-moi plutôt ce que tu veux manger à midi.

 

– Je sais pas. Quelque chose de bon.

– C’est ça qui va m’aider ! »

 

« C’est quoi ces cachets ?

– C’est pour que tu dormes.

– Mais je dors !

– C’est pour que tu dormes mieux alors. Allez, avale.

– Comme tu veux. Tu restes un peu ?

– Oui, je vais attendre que tu t’endormes et puis j’éteins et je pars sans faire de bruit.

– Dis, tu m’aimes ?

– Oui. »

 

Et il prit dans sa main la main de sa petite Marie et la tint ainsi jusqu’à ce que le rythme de sa respiration s’apaise et ralentisse. Jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux et s’endorme.

Indéfiniment.

Puis il éteignit la lumière et s’en alla. Sans faire de bruit.

Pas pour le bruit bien sûr, qui l’entendrait ? Juste pour tenir parole.

La vie n’avait pas été facile depuis l’accident. Sa femme au volant, morte sur le coup et puis Marie, clouée dans son lit depuis. Jambes inertes. Marie, douloureuse autrement que couchée. Marie à la vie gâchée.

Et sa vie à lui, implosée, explosée, éclatée, en lambeaux.

Sa vie, leur vie à tous les deux, dont il ne pouvait plus, dont il ne voulait plus.

Alors il prendrait lui aussi ses cachets. Pour dormir mieux ! Et puis il rejoindrait sa petite Marie dans son sommeil.

Leur sommeil.

Profond.

Interminable.


 

Il relut ce qu’il venait d’écrire.

Ce n’était pas simplement une histoire, c’était son histoire. Une confession si l’on veut.

Enfin pas tout à fait, bien sûr. Sinon comment aurait-il pu l’écrire !

Il avait un peu triché avec la vérité. La toute fin des derniers jours de Marie ne s’était pas absolument passée comme il venait de la décrire.

Il avait espéré que relater ces évènements comme il les avait prévus, comme il les aurait voulus, plus que comme il les avait vécus l’apaiserait, lui donnerait une certaine forme d’absolution, son propre pardon. 

Celui de Marie il l’avait déjà obtenu.

Plus que son pardon, son consentement !

Mais le sien à lui, non.

On ne triche pas dans une confession.

Sinon que vaut l’absolution ?

 

« C’est quoi ces cachets ?

– C’est pour que tu dormes.

– Mais je dors !

– C’est pour que tu dormes mieux alors. Allez, avale.

– Comme tu veux. Tu restes un peu ?

– Oui, je vais attendre que tu t’endormes et puis j’éteins et je pars sans faire de bruit.

– Dis, tu m’aimes ?

– Oui.

– Tu vas pouvoir poser ma croix maintenant.

– Comment ça ?

– J’ai compris, tu sais, tes cachets. Je vais dormir toujours. Je veux bien. C’est mieux comme ça. Ne viens pas avec moi. Je trouverai bien le chemin. Reste. Tu peux marcher, toi. Je n’ai pas peur. Je vais retrouver Maman, elle m’attend. Je lui dirai que tu vas bien. Tu peux faire du bruit quand je serai endormie, je ne l’entendrai pas. S’il te plaît, pense un peu à moi pour que je vive encore un peu dans ta mémoire. Je serai bien dans ta mémoire. Tranquille et bien. »

 

Alors il ne prit pas ses cachets à lui. Pour penser à elle et pour qu’elle vive encore un peu dans sa mémoire, tranquille et bien.

 

Je relis à présent ce que je viens d’écrire. À quoi bon tricher plus longtemps, ce n’est pas simplement son histoire. C’est mon histoire.

Il.

Je.

Où est la différence ?

Je suis lui.

Il est moi.

Marie n’est plus.

Tous mes écrits ne me la rendront pas.

Ne m’absoudront pas.

Pendant presque trente ans j’ai pensé à toi, Marie, pour que tu vives encore un peu dans ma mémoire.

Je n’ai pas oublié les années d’avant l’accident, quand tu courais, quand tu sautais, quand tu grimpais aux arbres, pour qu’encore et encore, tu puisses en profiter.

En as-tu bien profité pendant ces trente années ?

Il y a trente ans que j’ai posé ta croix, Marie. 

Mais la mienne, depuis lors, a été bien plus lourde à porter. Aujourd’hui elle est plus lourde encore qu’elle ne l’a jamais été. Je crois bien que je vais la poser.

Ne m’en veux pas, je ne serai plus là pour me souvenir de toi.

Alors j’écris.

Pour que tu vives encore un peu, dans d’autres mémoires que la mienne.

Si tu le veux.

@Copyright 2020 Marc LEPETIT