Coup de cœur

Triptyque

de Marc LEPETIT

TOURNER LA PAGE.

« Bon, mais en même temps, si tu veux qu’il tienne bien droit, il vaut mieux le mettre comme ça.

– Ah, oui ! C’est sûr, c’est tout de suite mieux ! Mais tu sais, si on commence comme ça, ils ne vont rien y comprendre.

– Qui ça, ils ?

– Bah, les lecteurs, pardi !

– Les lecteurs ? De quoi tu parles !

– Mais si, tu sais bien, je te l’ai déjà dit : les gens qui lisent notre histoire.

– Comment ça,  notre histoire ?

– Bon écoute, je t’explique encore une fois mais je te préviens : c’est la dernière ! On n’est pas réels. On n’est que des personnages de fiction. On vit dans une nouvelle. Si personne ne lit la nouvelle on n’existe plus et ton truc qui tient bien droit, pfuittt ! Y a plus ! Et nous non plus, y a plus. Dès la dernière page lue, on n’est plus rien : je ne te connais pas, tu ne me connais pas. On n’existe plus, je te dis. Sauf peut-être un peu dans la mémoire des gens. Et encore ! Et pour combien de temps ?

– Arrête ! Tu ne me connais pas, je ne te connais pas ! À qui tu veux faire croire ça ? Je te connais moi et toi tu me connais aussi. Et ça fait même un moment qu’on est copains, non ? Lecteurs ou pas, on est là et bien là ! Pas réels ! N’importe quoi ! Si je te pince, là, tu le sens non ? Bon alors, tu vois ! On est là, je te dis et bien vivants encore ! La preuve : je te pince, la preuve : on discute.

– Tu me pinces et on discute parce qu’ils nous lisent. Mais s’ils arrêtent de lire et ferment le livre…. Pfuittt ! Finie la pincette ! Finie la parlotte ! Y a plus rien, je te dis.

– Et l’idée de te pincer et tout ce qu’on se dit, là, c’est les lecteurs aussi, peut-être ?

– Ah, non ! Ça c’est l’auteure.

– Allons bon, en voilà un autre ! C’est qui celui-là ?

– Celle-là, en fait ! C’est celle qui écrit l’histoire. C’est elle qui décide que je t’explique tout ça. Si elle avait voulu, ça aurait été moi qui ne comprends rien et toi le malin qui expliques mais elle a préféré le contraire. C’est comme ça : ni toi ni moi n’y pouvons rien. C’est la vie ! Enfin, la vie, façon de parler, hein ! Une vie d’encre et de papier ! C’est pas réel tout ça, je te dis ! Je te le dis et te le redis, te le pète et te le répète : on n’est que des personnages de fiction !

– Pas réels ! Tu me fatigues avec tes personnages de fiction ! J’y comprends rien, ça me dépasse. J’en ai assez de tes histoires, on n’est plus raccord tous les deux. Alors finies nos discussions, finie notre amitié. Fini toi et moi. Fini tout ça. Je préfère tourner la page.

— Non, Marie ! Arrête ! Attends ! Ne tourne pas la page : ça peut être dangereux ! Marie ! Non !

– …

– Marie ?

– … »

TOURNÉE LA PAGE.

Non mais où je suis là ?

Eh ! Oh ! Y a quelqu’un ?

Ouah ! Ça arrache cette lumière ! Tout ce blanc ! Y en a trop ! Ça fait presque mal aux yeux.

Ohé ! Quelqu’un !

Non mais c’est vrai, là. Trop c’est trop! Je marche sur du blanc. Tout lisse, immaculé. Au-dessus de moi, du blanc. Ça monte haut, pas haut ? Comment savoir ? Devant moi, derrière moi, à droite, à gauche, du blanc. Ça va loin, pas loin ? Comment savoir ? Rien que du blanc. C’est limite angoissant.

Ohé ! Quelqu’un ! Allez ! Répondez, quoi !

Bon, je fais quoi ? Je vais pas rester plantée là à attendre je ne sais quoi. Je bouge alors ? Et je vais où ? Ou vers quoi ? Tous les horizons sont les mêmes, blancs. Comment choisir une direction ? Et jusqu’où je marche ? Comment évaluer les distances ? Pas un point de repère, rien. Je vais jusqu’au bout ?

Y a-t-il au moins un bout ?

Je fais trois pas et je me cogne le nez contre un mur (un mur tout blanc, bien sûr) ou bien je marche quarante jours, je marche quarante nuits et c’est comme si j’étais toujours au même endroit ?

Y a-t-il au moins des jours et des nuits ?

Ohé ! C’est pas possible qu’il n’y ait personne quand même ! Avec tout cet espace.

Ça fout la trouille.

Allez, quoi ! Montrez-vous, parlez-moi !

J’en crève d’être là toute seule. Je vais finir par regretter Élie ! Bon d’accord, c’était plus tout à fait ça lui et moi mais il avait ses bons côtés, le gars.

Et puis, c’était quelqu’un à qui parler. 

À force de tourner en rond comme une lionne en cage je vais finir par broyer du noir, moi.

Broyer du noir sur tout ce blanc ? Ça risque de faire tache.

Ah, ah, ah ! Trop drôle, Marie !

Une grosse tache noire sur tout ce blanc ! 

Mais je suis où, enfin ? Pas avalée par un trou noir en tout cas ! Tombée dans le néant ou quoi ?

Le néant ! Ça existe vraiment un truc comme ça ?

Pas un son, pas un souffle, personne. Y a que moi.

Ouah ! Regarde ça, j’ai même pas d’ombre, c’est pourtant pas la lumière qui manque ici !

Y a que moi, que moi, que moi !

Et rien d’autre.

Et personne.

Et encore ! Moi ! C’est quoi Moi, si personne n’est là pour que je sois moi ? Si personne n’est là pour voir que je suis moi ? Si personne n’est là pour me dire : Toi ?

Ai-je encore seulement un cœur qui bat ?

Ah, oui, si je cours un peu, là, je le sens. J’ai donc encore un cœur qui bat. Grande nouvelle !

Alors voilà tout ce qui restera de moi, perdue dans ce néant.

Juste une tache noire en plein milieu de tout ce blanc.

Et un cœur qui bat.

TOURNEZ LA PAGE.

Elle s’assit en face de son ordinateur et ouvrit un nouveau document sur le traitement de texte. Une page blanche apparut sur l’écran. « À nous deux ! » pensa-t-elle. 

Une page blanche ? Attends, attends. Au beau milieu de sa page blanche une tache noire attira son regard. « Allons bon, qu’est-ce que c’est que cette tache ? Une petite saleté collée sur l’écran sûrement. » 

Elle gratouilla l’écran du bout de l’ongle mais la tache était toujours là. Elle résista aussi à son index mouillé de salive.

Un problème avec l’écran lui-même alors ? Elle ferma le traitement de texte et fila sur internet mais de ce côté-là tout était propre pas la moindre tache.

Elle rouvrit le traitement de texte,  à nouveau la tache apparut.

À y regarder de plus près ce n’était pas vraiment une tache. Les contours en étaient trop nets et trop précis. Plutôt un petit carré noir formé de pixels bien alignés les uns à côté et au-dessus des autres.

Si elle scrollait sa page, le carré noir se déplaçait en suivant les mouvements de la molette de la souris. Il n’était pas sur l’écran mais sur la page elle-même, comme une marque indélébile, petite île perdue au milieu de l’océan de la page blanche.

« Il faudra faire avec ! De toute façon, ça disparaîtra à l’impression. Enfin, peut-être. On verra ! »

Les doigts sur les touches du clavier, elle entreprit la rédaction d’une courte nouvelle qu’elle avait décidé d’intituler  Triptyque.

 

« Bon, mais en même temps, si tu veux qu’il tienne bien droit, il vaut mieux le mettre comme ça.

– Ah, oui ! C’est sûr, c’est tout de suite mieux ! »

 

Trois lignes. Elle s’arrêta, dubitative : « Si je commence comme ça, ils ne vont rien y comprendre, les lecteurs ! » se dit-elle.

Elle réfléchit un moment et relut ses trois lignes.

Sur l’écran de son ordinateur, derrière le dernier des mots qu’elle venait d’écrire, le curseur du traitement de texte clignotait, attendant qu’elle poursuive la rédaction de son texte.

Elle s’aperçut alors que depuis qu’elle avait commencé à écrire, le petit carré noir au centre de la page, suivant le rythme du curseur, s’était mis lui aussi à clignoter régulièrement.

Comme un cœur qui bat.

@Copyright 2020 Marc LEPETIT