Premier prix

Tête baissée...

de Anne-Marie Landru

« Tu vois, Biscotte, si tu ne le prends pas dans le fil, le châtaignier, il ne se laisse pas faire. »

La vieille chienne leva les paupières et tapa mollement du fouet, soulevant quelques copeaux. Aimé posa son outil et glissa quelques pas jusqu'à la porte. Il faisait encore chaud, bien trop chaud pour la saison. Le monde à l'envers, après tout un été pourri voilà qu'on frôlait la canicule à dix jours de la Toussaint. Ce n'était pas assez des gens, la Terre aussi se marchait sur la tête.

L'ombre du marronnier s'allongeait : juste le temps, avant la soupe ! Aimé retourna à l'établi et tira son paquet de gris de derrière une boîte de clous. Il n'en restait pas beaucoup, de quoi rouler cinq ou six cigarettes. Samedi sa petite-fille lui en apporterait, en cachette de sa bru qui lui interdisait de fumer. Cette mauvaise bronchite n'était pourtant pas venue du tabac, pour sûr. C'était plutôt d'avoir dû quitter son « gourbi », comme elle disait, pour aller dormir avec le chauffage central dans la « belle maison ».

Ah, ce n'était pas du temps de Madeleine qu'elle aurait pu imposer ça ! La Mado n'aurait jamais quitté son royaume, deux pièces au levant qui prenaient le soleil comme personne à l'heure d'ouvrir le lit et la fenêtre. C'est comme ça qu'elle était partie, la Mado, en ouvrant grand pour venter l'édredon rouge. Elle était tombée d'un coup, les pompiers étaient venus mais rien à y faire, une attaque du cœur. Et lui était resté tout seul dans son « gourbi ». Un gourbi ! Non mais ! Aimé regarda autour de lui. C'est vrai qu'une fois la Mado partie, sa « menuise » avait gagné de la place. Du temps de sa femme, il n'avait droit qu'à l'établi devant la fenêtre. Puis il s'était servi de la grande table devant la cheminée. Pas toute entière, il gardait vide le bout près de l'évier, c'était bien assez pour la soupe d'un homme seul. Car Marie-Claude avait commencé par les déjeuners, qu'il avait dû aller manger en face, pour « faire au moins un bon repas par jour ». Lui restaient sa soupe et son café pour partager les tartines avec Biscotte. Mais ça n'avait pas passé l'automne. À la Toussaint, en rentrant du cimetière, sa bru l'avait suivi jusqu'à sa porte, caqueté haut comme une volaille battant des ailes. Biscotte s'était tassée sous l'établi, lui-même avait baissé la tête. Pas la peine de discutailler.

Biscotte s'étira, trottina jusqu'au seuil et battit du fouet en regardant son maître.

« Bon Dieu de bois, faut que je m' dépêche, j'ai seulement pas rentré les poules ! »

Aimé écrasa son mégot dans une vieille boîte, enfila les sabots de caoutchouc par-dessus ses charentaises, et fonça lentement vers le poulailler. En chemin il cueillit deux feuilles de menthe, qui vous chassent comme un rien le tabac de l'haleine.

 

« Je ne comprends pas que tu n'aies pas encore moissonné les tournesols ! Tu attends qu'il gèle, ou quoi ? »

Aimé glissa vers sa chaise derrière le dos de la bru. Pas encore ce soir qu'on souperait en paix !

« Ils prennent encore, les tournesols, et la météo n'annonce que du beau, au moins jusqu'à dimanche. »

Gilbert en bout de table attendait la soupe, et la fin de l'orage. C'était un calme, ce fils, il avait pris de lui. Et de sa mère aussi, la Mado ne s'énervait pas souvent, rare qu'elle monte un mot au-dessus de l'autre. Pas comme cette caqueteuse de Marie-Claude. Bonne fille, sur le fond, travailleuse, économe, propre, ah ça, propre à en être malade... Mais cette manie de piailler tout le temps !

« Vous m'entendez Papa, samedi soir vous allez dormir dans votre gourbi, j'ai besoin de votre chambre pour des marcheurs. »

L'œil d'Aimé s'alluma.

« Mais rien qu'une nuit, hein ! Ils sont trois, il me faut les deux chambres, Katia dormira sur le canapé.

– Elle arrive bien samedi, la petite ? »

Mais la bru s'en reprenait déjà à Gilbert.

« Alors dimanche, ne compte pas sur moi pour te conduire les bennes, j'aurai de la lessive avec tout ce monde-là ! »

Si seulement le Someca marchait encore, il les aurait bien menées, lui, les bennes ! Sous la grange le John Deere tout neuf avait pris sa place, soi-disant que pour le conduire il fallait savoir l'ordinateur. Aimé essuya son couteau et le plia dans sa poche. L'orage grondait toujours...

« Trois demi-pensions, ça fait 120 euros, et sûrement en liquide, je crois bien que c'est des Suisses. J'ai encore la moitié du trimestre de Katia à sortir, et d'ici que la coopé nous paye tes tournesols... »

Aimé sortit discrètement. La chienne l'attendait dans la cour pour son petit tour du soir.

« Trois Compostelle et la Katia, elle va sûrement tuer un canard, et toi tu auras la tête ! Ma Biscotte, on va avoir un bon ouiquenne ! »

 

La météo tint ses promesses, et samedi matin Aimé dut tirer une chaise à l'ombre de l'appentis pour plumer le canard. À la fraîche il était monté aux tournesols, Biscotte sur les talons. En redescendant la vieille chienne avait tiré la langue, et lui n'était pas loin de mouiller la flanelle. De mémoire il n'avait jamais vu un automne aussi chaud. À la Saint Martin, il vous passait souvent un regain d'été, un soleil bien franc qui perçait la brume juste avant midi. Mais tout un octobre sans rosée, à tirer les volets au creux de la journée, ça, jamais. Il était sage, ce Gilbert, les tournesols avaient encore profité. Depuis la mi-septembre ils avaient grossi de moitié. Leurs grosses têtes brunes commençaient juste à fléchir, mais lui n'avait pas cédé. Même le gars de la coopé, le « technicien », était revenu deux fois pour le convaincre de moissonner. Encore un qui avait appris la terre sur un ordinateur. Aimé, lui, entendait comme hier son propre père : « Tête dressée, bonne à gonfler, tête baissée, bonne à couper ! » Son fils au moins avait retenu la leçon. Mais après ? Après, il ne vous resterait plus que ces techniciens à voitures bariolées, qui téléphonaient au milieu de la cour et repartaient aussi vite à des réunions. Ça devait lui faire peine, au Gilbert, de n'avoir pas de fils à qui apprendre les tournesols. La petite Katia ce n'était pas pareil, d'abord c'était une fille, et puis sa mère avait voulu qu'elle fasse des études, le bac c'était déjà quelque chose, mais elle l'avait encore poussée, il paraît qu'elle aurait un métier après cette « École-là », avec une majuscule. Un métier... Un emploi, oui, tout au plus, à téléphoner dehors et courir à des réunions !

Aimé leva le nez. De l'autre côté du vallon, les six hectares de tournesols grimpaient d'une traite en haut du coteau. Gilbert avait rasé le bouquet de saules près du ruisseau, en quelle année ? C'était bien avant la mort de Mado, juste après qu'ils aient fait les papiers de la retraite et la donation chez le notaire. N'empêche que depuis il n'avait plus chassé une caille. Qu'est-ce qu'ils en savaient, des cailles, les jeunes de la coopé ? Ces gars-là ne devaient pas avoir de grands-pères, peut-être qu'ils étaient nés dans des éprouvettes comme ces nouvelles semences qu'on ne pouvait pas ressemer.

Le moteur d'une voiture grimpait le chemin.

« Bon Dieu de bois, la Marie-Claude qui revient, je suis presque trop tard !

– Bonjour Pépé ! »

Katia s'enroula au cou de son grand-père.

« Doucement, mon petit chiendent, tu vas te mettre des plumes ! Laisse-moi te regarder, t'as pas encore grandi au moins ? »

Katia bougonna pour rire et se pencha vers son oreille.

« J'ai ton tabac !

– Ça c'est gentil ma petite fille. Attends seulement qu'on soit tranquille à mon gourbi, tantôt.

– Mon Pépé, j'ai plein de choses à te raconter !

– Tu t'es trouvé un amoureux?

– Mais non ! »

Katia rosit en se redressant.

« Tu verras, mieux que ça, c'est une surprise !

– Katia, viens m'aider, vous discuterez plus tard. J'ai de l'ouvrage, moi ! »

Marie-Claude nouait son tablier sur le seuil de la cuisine.

« Toujours à conspirer, ces deux-là !

– Donne-le-moi vite, mon petit chiendent, depuis hier je me roule des mégots !

– Tiens, mon Pépé. Je t'ai pris aussi des pastilles Vichy, la menthe sera bientôt finie. »

Aimé savoura sa cigarette. Katia tripotait en silence les copeaux sur la table. Ce devait être un gros morceau que sa « surprise ».

« Tiens, mon petit chiendent, regarde donc sous le chiffon, là, devant la fenêtre. »

Katia saisit de bon cœur la diversion.

« Tu en as fait une nouvelle ? Ouah, qu'elle est belle ! » Accroupie devant l'établi, le nez au ras des copeaux, elle examina la charrette à foin attelée à deux bœufs pas plus gros que le poing,

« C'est du châtaignier ?

– La carrette, oui, mais pas les bœufs. J'ai pris du frêne blanc, c'est plus tendre à sculpter...

– ... et y' a pas de fil quand ça tourne ! » Ils avaient fini la phrase en chœur.

« Tu te rappelles bien, mon petit chiendent !

– Mais Pépé, comment tu as réussi à forer si petit, pas à la chignole ?! »

Aimé posa un gros index tordu sur la traverse d'une ridelle.

« Tu vois, j'ai fait les barreaux avec du cœur de petites branches, celles du dedans qui poussent moins vite.

– Ça, j'avais deviné, mais pour les trous ?

– J'ai tourné à la vis savonnée, en deux fois, après j'ai fini au clou, mais t'en vas pas le répéter ! » Aimé cligna de l’œil. « Ça, c'est mon petit secret à moi ! »

Katia se releva sans répondre et retourna s'asseoir à la table.

« Je peux m'en rouler une, Pépé ?

– Vas-y, mon petit chiendent, ton Pépé t'écoute... »

 

Depuis le début du repas Aimé affichait un sourire de garnement, joie et malice à la fois. D'ordinaire Marie-Claude s'en serait inquiétée, mais ses hôtes l'occupaient toute.

« Vous revoulez du canard, Monsieur ?

– Merci Madame, je n'en peux plus. Peut-être que les jeunes...

– Moi j'en reprendrais bien volontiers, je n'en ai jamais mangé d'aussi bon !

– Moi aussi, j'en veux bien ! »

Les jeunes gens tendaient leur assiette. Aimé repoussa la sienne, et regarda leurs bras. Taillés pour être bûcherons, ces deux-là...

« Ils sont gaillards, vos fils, sont tous comme ça en Suisse ? »

L'homme âgé sourit large. « Je ne suis pas suisse, mais du Jura, et ces deux-là ne sont pas mes garçons, mais mes élèves ! »

La surprise fit silence autour de la table. Même Katia leva le nez, mais sans lâcher sa boulette de mie de pain. Elle n'avait presque rien mangé.

« Ces deux gars-là seront bientôt compagnons, ils viennent de finir chez moi leur Tour de France. Et moi j'entame ma retraite, j'ai tout le temps de les accompagner. Allez, que je nous présente comme il faut : Picard l'Entraide, Epinal la Vertu, et moi Grandvaux la Patience.

– Il faut aller à Compostelle pour être compagnon ? » Marie-Claude s'assit et posa son torchon.

« Non, rien d'obligé, c'est juste une tradition qui remonte à loin, mais qui s'était un peu perdue.

– J'en ai connu un, avant la guerre, qui taillait la pierre. C'est ça que vous faites aussi ?

– Non, nous sommes menuisiers. »

Aimé se tourna vers sa petite-fille : toute pâle, avec deux ronds roses qui gagnaient ses joues. Vas-y donc, mon petit chiendent ! Mais elle se tassa sur sa chaise et reprit en main la boulette de pain.

« C'est un beau métier, que vous avez là ! Et dans votre branche, pas trop de chômage ? »

Marie-Claude foudroya Gilbert du regard.

« C'est pas des questions à poser !

– Pas de gêne, madame, et je veux bien répondre. Ces deux-là ont déjà signé, et dans de bonnes entreprises. Pour les compagnons, c'est du cousu d'avance.

– Et pour les autres, les apprentis ordinaires ?

– Un jeune qui a bien appris se place toujours, mais il faut qu'il en veuille. Pour être honnête, ça marche mieux pour ceux qui ont baigné tout petits dans le métier, ça fait la différence ! » Aimé toussa bien fort, deux fois. Katia croisa son regard, fronça les sourcils et retourna à sa mie de pain.

« C'est beau de voir des jeunes prendre le métier de leur père... »

Marie-Claude perçut un rêve fêlé dans la voix de Gilbert.

« Sauf si on est paysan ! Tu serais le premier à t'en plaindre si la petite prenait la suite ! »

Ses phrases firent l'effet d'une paire de gifles, suivies d'un silence gêné qu'Aimé explosa comme une mouche, d'un grand coup de poing sur la table.

« Bon Dieu de bois, c'en est assez ! Et toi tu vas donc toujours te taire ? ! »

Gilbert leva un nez penaud, mais c'est Katia que le grand-père fixait par-dessus les assiettes.

« Arrête, Pépé, c'est pas le moment...

– Le moment de quoi ? s'inquiéta Marie-Claude.

– Le moment d'écouter ce qu'elle n'ose pas vous dire ! Cette petite-là, elle a autre chose dans la tête que vos ordinateurs ! Toute gosse elle avait déjà le bois au ventre, et elle est douée pour ça, je suis bien placé pour le dire ! Moi je n'ai plus rien à lui apprendre, à part d'ouvrir la bouche quand c'est l'heure. »

Aimé se rassit dans un silence de plomb. Le maître menuisier fixait Katia, qui trouva du courage et s'adressa à lui.

« Je voudrais rentrer en apprentissage, j'ai toujours voulu ça, avant 18 ans il faut la signature des parents mais je me suis renseignée quand même, je suis allée au centre de Revel, et j'ai même trouvé un patron menuisier qui veut bien me prendre, il m'a fait faire un bout d'essai, c'était facile, un assemblage à mi-bois dans du chêne bien sec, j'avais bien affûté mes ciseaux et… »

Aimé soupira d'aise. Pas trop tôt qu'elle se décide ! Son petit chiendent était lancé, rien ne l'arrêterait, pas même sa mère qui l'écoutait bouche bée. Pas tous les jours qu'on voit pour la première fois le bout du nez de sa fille ! Il sentit la fatigue sur ses vieilles épaules. Longtemps qu'il n'avait pas autant parlé, en tous cas à cette table. Les trois compagnons s'en étaient mêlés, maintenant Katia et eux causaient métier. Marie-Claude se leva et ramassa les assiettes : aucun doute, la bataille était gagnée.

Aimé posa sa vieille main sur le bras de son fils.

« T'as bien fait, mon garçon, pour les tournesols. » 

@Copyright 2013 Anne-Marie Landru