Coup de cœur

Beau dimanche d'été

de Janine Sabatier

Épiciers cossus, cheveux et yeux noirs, mes parents étaient des Provençaux dont le teint mat dénonçait un lointain cousinage sarrasin.

Mon père, gros mangeur et de type digestif, était l'être le plus placide, conciliant et crédule qui soit. Ma mère, insatisfaite de tout, aimait se plaindre de la monotonie de sa vie confortable et sans soucis. Ma sœur, qui se morfondait dans l'acné et l'ingratitude de sa quinzième année, devenait l'écho pleurnicheur de sa mère. Quant à moi, à huit ans je n'existais pas à leurs yeux. Aussi, pour vaincre mon ennui et en compensation, j'avais développé un sens aigu de l'observation. J'analysais tous les menus faits de notre quotidien pour en bâtir des scénarios plus ou moins probables.

 

Dès les beaux jours revenus, mon père, toujours respectueux du repos du septième jour et grand amateur de pêche, emmenait son trio respirer sous les ombrages bordant sa rivière préférée. Ce jour-là, on attachait à la carriole notre coquet cheval blanc, retraité des manades camarguaises. C'est moi qui lui passais la muserolle, exempte de mors, pour lui permettre de brouter librement en sous-bois durant notre longue pause.

 

Étalée sur le sol, la nappe couverte des plats froids préparés par notre cuisinière, le bienheureux dimanche commençait. Tandis que ma mère et ma sœur s'enfermaient dans un bavardage sans fin qui résonnait à mes oreilles comme le bourdonnement d'un essaim, mon père prétendait m'enseigner le montage de ses horribles mouches que je ne pouvais regarder sans dégoût. Il s'entêtait à lancer sa canne, alors que le poisson ne séjournait pas longtemps dans ce coin, dérangé par le passage des joyeux canotiers. Mon œil attentif avait déjà remarqué un duo de beaux garçons qui faisaient de brefs allers-retours, manège dont je devinais la manœuvre. En effet, bientôt, dans une superbe éclaboussure de leurs rames verticales, ils s'arrêtèrent, escaladèrent la berge d'un saut, et, fort poliment, demandèrent à mon père la permission de promener ces dames qui, visiblement, s'ennuyaient.

C'étaient de robustes jeunes gens dont la marinière collait à leurs bustes musclés de rameurs aguerris. Leur blondeur et l'éclat de leurs yeux bleus illuminaient leurs visages hâlés. Ils inspiraient d'emblée la sympathie.

Mère et fille baissèrent des yeux pudiques mais leurs mains jointes et crispées disaient leur désir d'évasion. Mon père hésita un peu devant ces inconnus au visage d'ange. Je lui donnai un discret coup de coude, ce qu'il interpréta comme la complicité de ma naissante virilité.

La rivière étant lisse, sans remous et sans danger signalé, comment aurait-il pu leur refuser cette distraction innocente ? Il accorda une heure. Comme deux oiseaux échappés de leur volière, chacune pépia son remerciement et, sous la conduite de leurs guides, elles s'assirent dans la barque qui s'échappa aussitôt. La chevelure ployée des saules masquait l'horizon liquide mais pas le bruit décroissant des avirons.

Dans le silence retrouvé, je regardais mon père trier dans sa boîte à mouches, laquelle de ces horreurs velues conviendrait le mieux à l'endroit, à la température de l'eau, aux jeux de la lumière pour attirer la proie convoitée. Derrière nous, on entendait le cheval s'ébrouer puis reprendre la tondeuse régulière de son insatiable appétit.

 

J'imaginais ma mère et ma sœur trempant leurs mains dans l'eau, jouant les effarouchées au moindre insecte volant, posant mille et une questions oiseuses et soûlant les braves garçons dont la cordialité allait vite se lasser. Sous peu, ils nous les ramèneraient.

Mon père s'était assoupi. Je le laissai dormir et j'allai à l'orée du sous-bois tenir compagnie au cheval. De longs frissons agitaient son échine et sa croupe sous l'assaut des taons. Un souple balayage de sa queue l'en délivrait un instant. Je posai mon oreille sur son dos pour écouter le battement rassurant de son cœur, mais les mouches revinrent et je reçus, en plein visage, une gifle piquante de sa queue emmêlée. Je m'occupai alors à cueillir quelques fleurs pour notre cuisinière qui en vénérait la moindre tige. Aussitôt, la chaleur aidant, elles fanèrent dans mes mains. Le chant des cigales m'attira. Elles accordaient leurs violons en jouant leur mélodie sur deux notes immuables. Je cherchais à les discerner sur les troncs des micocouliers mais leurs silhouettes infimes et mimétiques se fondaient sur l'écorce.

L'après-midi tournait. Les rayons rasants du soleil ricochaient sur l'eau désertée. Réveillé, mon père rangeait ses cannes. Je le rejoignis. Il regarda furtivement sa montre, ne voulant pas afficher un début d'inquiétude. Je lui dis que la rivière était fort longue et faisait des coudes près des clairières fleuries. Enfin, un clapotis lointain et grandissant annonça le retour des voyageuses. Cette fois-ci, les jeunes gens accostèrent avec douceur et sans éclaboussure. Avec force politesses et baise mains, ils rendirent les dames à leur famille. Puis, après un dernier salut, nos inconnus d'un jour repartirent vers leur destin et nous le nôtre.

Dans la carriole du retour, mon père souhaita entendre les échos de la promenade, les paysages traversés, les barques croisées. Le silence soudain des femmes alarma cet homme débonnaire mais responsable : n'avaient-elles pas pris froid ? Ma mère se contenta de résumer la cause de leur mutuelle fatigue au grand air absorbé et à la vivacité du vent. Mon œil inquisiteur remarqua une insolite fièvre rouge sur les joues de ma sœur et sa bouche tremblante au bord des larmes ; remarqua sur la robe de ma mère, pourtant si soigneuse de ses falbalas, une tache fraîche et verte qui ressemblait à de l'herbe écrasée...

 

À l'étonnement général et à celui de mon père en particulier, neuf mois plus tard, ma mère nous fit un cadeau inattendu dont la surprise créa un séisme dans notre foyer somnolent. Elle nous offrit un bébé tout neuf qui, la première stupeur passée, se révéla la merveille des merveilles.

Sans vergogne, elle alla faire admirer sa poupée imprévue à tous, qui sans flagornerie aucune mais avec un regard amusé, en reconnurent la rare et surprenante beauté.

Le pharmacien à qui elle montra l'enfant, fit chorus et complimenta l'heureuse mère. Avec délicatesse et en choisissant ses mots, afin de satisfaire la curiosité publique, il expliqua que, parfois, des enfants aux yeux très bleus et cheveux très clairs survenaient de géniteurs très bruns. Cet homme était un savant ; je retins sans les comprendre les mots « récessif » et « mendélien ». Ma sœur ne retint rien, elle, car depuis l'été dernier, son seul intérêt allait aux garçons. Moi, j'avais la plus belle petite sœur du monde et cela me suffisait.

Quant à mon père, il vieillit brusquement. De jovial, il devint mélancolique et silencieux, il avait perdu le goût de la pêche et du dimanche. Étais-je le seul à ressentir que ce goût forcené du travail cachait un exutoire à son désarroi intime ? Il lui arrivait de mettre un matelas au sol et de coucher dans son épicerie qu'il avait rendue plus florissante encore et dont les étagères offraient les produits du monde entier !

On venait de loin se servir dans son épicerie surabondante et ouverte de l'aube à la nuit. De ce fait, la clientèle oublieuse de ses reproches premiers, lui pardonna vite son mépris du septième jour.

@Copyright 2013 Janine Sabatier