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Le crépuscule du faucheur

de Denis Julin

    Le bar se trouvait à quelques mètres de la sortie, sur le trottoir en face de la prison. Sa devanture vitrée donnait sur les hauts murs sécurisés. Chaque semaine, des familles entières venaient s'affaler sur les banquettes de skaï rouge, attendant l'heure de se rendre au parloir. À cette occasion, les gamins turbulents couraient dans les allées, les mères discutaient entre elles tout en buvant un café. Parfois il y avait une âme solitaire, homme ou femme. La silhouette glissait sur le trottoir en de timides enjambées puis, au bout d'un temps plus ou moins long, une main rude ou fine poussait la porte d'entrée, faisant tinter la clochette de cuivre. Invariablement la personne choisissait une table contre la vitre. Selon la consommation, Fred pouvait définir la nature même de la visite. Une bière ou un café signifiaient une courte attente, un alcool fort, cognac ou armagnac, une douloureuse posture débouchant rarement sur l'apparition de l'être aimé. Fred avait repris l'établissement en 1962, l'année des yéyés. L'ancien taulier prenait sa retraite dans les Landes, Fred n'avait eu qu'à enfiler son tablier vacant puis de continuer à servir. Les premières années avaient été les plus dures. La peine de mort étant toujours d'actualité, il lui arrivait de temps à autre d'ouvrir ses portes vers les quatre heures du matin. Ses clients se décomposaient alors en deux groupes : d'une part les officiels en col rigide et cravate noire, d'autre part une femme éplorée soutenue par un parent compatissant, parfois même plusieurs hommes, l'allure grave dans leurs costumes de bonne coupe. Les uns et les autres s'ignoraient, unis pourtant dans la même épreuve. Vers les six heures, les lumières brillaient dans la cour, au-delà des hauts murs de pierre sale. Hiver comme été la porte demeurait ouverte, recueillant par bribes le déroulement du service officiel. Quand le claquement du couteau de justice retentissait, les visages devenaient graves, les yeux s'humidifiaient, et un triste sanglot rappelait qu'une âme venait de s'éteindre... Les derniers à passer sur la « bascule à charlots » c’étaient Roger Bontems et Claude Buffet en novembre 1972, pour enlèvement et prise d'otage avec complications. Le 28 novembre, tout le mitan parisien réuni dans la salle avait levé son verre pour saluer leur départ...

   « À la bonne santé », c'était le nom du café... Les temps avaient changé, la peine de mort avait été abolie mais les murs retenaient encore nombre d’âmes captives, coupables ou non. Fred avait rafraîchi la grande salle. On y trouvait toujours les éternelles photos de truands punaisées sur les murs, mais l'adjonction de plantes en pot et l'utilisation de couleurs pastel avait redonné à l'endroit un air de gaieté. Il avait également créé un coin enfant, sorte de carré avec matelas et jouets, ce qui permettait de faciliter l'attente des femmes accompagnées. Les gardiens venaient souvent entre deux prises de service, et en fin de semaine, Fred leur offrait la tournée histoire de compenser un peu leur week-end gâché. Tous les détenus qui sortaient d'une longue peine, même ceux que personne n'attendait, ne manquaient jamais de venir s'accouder au bar pour commander et être servis, en hommes libres, et surtout prendre le temps de boire sans contraintes...

 

   Fred feuilletait le journal quand le carillon tinta. Un air chaud, lourd de poussière, s'engouffra dans la salle déserte en cette fin de matinée.

   « Salut Fred ! » lança le nouvel arrivant.

   L'interpellé leva le bras puis fit couler un jet de bière blonde dans un verre à haut col.

   « Bonjour Chef. Il fait chaud aujourd'hui. »

 

   Le maton saisit la consommation puis en siffla la moitié. D'un geste sec, il reposa le verre sur son carton tout en émettant un claquement de langue de satisfaction.

   « Ahhh, ça fait du bien ! »

   Il eut un coup d’œil circulaire pour la salle presque déserte puis regarda le barman :

   « Pas grand monde aujourd'hui. Il est vrai que ce n'est pas celui des visites. »

   Fred continuait à lire, répondant à peine à son client.

   « Tiens, il y a trois gars qui sortent demain.

   – Des vieux clients ?

   – Oui et non. Gentil a pris six ans pour vol à main armée, une bijouterie. Un petit gros assez réglo. Il a bossé dur pour se réinsérer.

   – Remise de peine ?

   – Quatre ans de placard au lieu de six. »

   Le gardien-chef avala le reste de sa bière.

   « L'autre c'est Girard. Crime passionnel : il a tué sa femme parce qu'elle le trompait avec son meilleur ami.

   – Histoire classique...

   – Oui, mais lui l'a ensuite découpée en morceaux et donnée à manger à ses chiens. Drôle d'oiseau. Il a écopé de quinze années, sans remise...

   – Bien, répondit Fred en pliant son journal. Quand ils arriveront, j'éviterai de parler de femmes, de chiens et de bijoux. Et le dernier ?

   – Un dur à cuire : Santini Georges, le tueur de Saint-Maur. En 1960 il a braqué une banque dans le centre-ville. Des collègues passaient par là, il a tiré dans le tas pour se frayer un passage. Bilan, trois policiers blessés, un guichetier et un passant tués.

   – Je me rappelle de l'affaire. Les journalistes l'appelaient le 'faucheur' vu qu'il avait une prédilection pour la mitraillette...

   – Mouais. Son avocat a réussi à sauver sa tête grâce à une banale erreur de procédure : il a pris 30 ans ramenés à 22. N'empêche que le guichetier était père de deux gamins et le passant un jeune homme de bonne famille à peine majeur. Je me rappelle que son frère aîné avait juré de descendre Santini à sa sortie...

   – Vous craignez du grabuge pour demain ?

   – Penses-tu ! Il y a prescription. »

   Le maton paya puis s'approcha de la porte de sortie.

   « Je ferai quand même attention, lança Fred en récupérant le verre vide.

   – Si tu veux mais pour moi il n'y a rien à craindre. Appelle-nous quand même si tu vois un type suspect. De toute manière, vu l'oiseau, on a placé dans la rue une équipe qui filtre discrètement les entrées ici... »

 

   Le carillon tinta. L'horloge murale marquait 10h30. Les trois hommes entrèrent sans un mot. Le premier, un grand mince, vint s'accouder au comptoir, quémandant timidement une pression. Fred le servit avec componction, s'évertuant à laisser le moins de mousse possible dans le verre. Il but avec douceur... Le second visiteur ressemblait à une grosse balle en éponge. Court sur pattes, le visage gras et plissé, il laissait ses petits yeux porcins se promener sur les murs, les tables et même le sol, comme si son esprit tentait de recomposer un univers tangible loin des barreaux étouffants. Il posa lentement ses mains à plat sur le zinc, le regard captivé par les bouteilles colorées. Fred lui servit également un demi... Quant au troisième, il ne fit même pas cas des deux autres. Le regard dur, le visage sec, le corps un peu décharné, il contourna le comptoir puis s'assit sans un mot contre le mur du fond, fuyant inconsciemment les pesantes murailles délimitant la rue. Un couple de consommateurs, rendu mal à l'aise par sa proximité, se déplaça de quelques tables sans dire un mot. L'homme ne parut pas en prendre ombrage et alluma une cigarette. Fred s'approcha :

   « Vous êtes Georges Santini ? »

   L'homme leva sur lui deux yeux froids dédaigneux. Malgré ce regard de serpent qui le glaçait déjà, Fred redemanda poliment : « Vous êtes Georges Santini dit ‘le faucheur’ ? »

 

   Le silence se fit. Santini jeta un regard autour de lui, émit un petit ricanement puis jeta, méprisant :

   « C'est bien moi. Qu'est-ce que tu me veux, loufiat ? »

   Posément Fred sortit de sous son tablier le fusil de chasse à canons sciés puis, à bout portant, foudroya l'homme, faisant gicler chair et sang sur les murs pastel.

   « Pour mon frère, dit-il en posant l'arme vide sur la table de marbre. Voilà 22 ans que j'attends de te rendre ton dû. »

   Ensuite, insensible aux cris et aux sifflets qui venaient de la rue, il repassa derrière le bar et commença calmement à ranger sa caisse... 

@Copyright 2013 Denis Julin