Coup de cœur

Avec le temps

de Arnaud Demay

Le léger crissement que la boîte d'allumettes émet en se refermant me caresse les oreilles. J'ai toujours préféré allumer mes cigarettes avec des allumettes. C'est plus chaleureux, plus végétal, plus vivant que la pierre du briquet qui gifle la flamme ou que l'embrasement graisseux du briquet à essence.

La flamme s'étire doucement sur le bois. Je tire un peu sur le filtre, le papier et les premiers brins de tabac s'enflamment dans un crépitement rapide et sec. Voilà, c'est le moment que je préfère quand je fume tranquillement, dans le calme, seul, dans le noir. J'éteins l'allumette. L'obscurité revient.

J'attends dans ma voiture. Dehors, il n'y a pas âme qui vive, pas de circulation, pas de bruit. C'est la nuit. Elle est noire comme je les aime. Partout des étoiles, une lune presque pleine, mais dans la voiture, la pénombre domine.

Mes yeux ne perçoivent que deux points rouges sporadiques : l'extrémité de ma cigarette sous mon nez et son reflet dans le pare-brise. Le tableau de bord s'annonce par ses contours que je perçois au milieu du crépitement de mes bouffées.

Par moments, je déguste un peu de vin, dont je hume lentement le bouquet qui s'ouvre peu à peu dans mon verre. Quel vin singulier que celui qu'on appelle « vendanges tardives ». Pas vraiment une liqueur, plus vraiment du vin : c'est inclassable. Quand on pense qu'une parcelle produit quatre à cinq fois moins de vin tardif qu'une récolte traditionnelle... Quel dommage ! Les raisins desséchés et peu à peu gagnés par la « pourriture noble », délivrent un vin d'or au sucre pur et au nez mielleux. Mais parfois, c'est la pourriture qui gagne. Le moindre grain de sable dans l'engrenage d'horlogerie que sont la maturation et la préparation du vin, un peu ou pas assez d'eau ou de soleil, et c'est toute la production tant attendue qu'il faut jeter. On ne gagne pas à tous les coups en jouant avec la nature.

Fumer ma clope tranquillement en dégustant un bon vin : voilà bien quinze ans que j'attendais ça. Quinze ans que je croupissais dans une cellule sordide. J'avais pris vingt ans. Oh, pas que le cambriolage ait été violent et sanglant, non. Mais simplement parce que c'était la deuxième fois que je me faisais pincer et que cette fois-là, on avait beaucoup raflé. « État de récidive légale », comme le juge me l'a rappelé. Remises de peine et bon comportement : j'ai été libéré ce matin. Il fait chaud en cette nuit d'été. Le temps est splendide. Juillet 2013 restera comme un des plus beaux débuts d'été de ces dernières années. Surtout pour moi ! Mon dernier été libre et magique, c'était en 1998. La France gagnait la coupe du monde de football.

C'était trois ans après notre heure de gloire à nous...

 

On avait bien préparé le coup. Nous étions quatre. Repérage de la banque sur des plans achetés sous le manteau, un peu de fric aux types de la société de nettoyage pour faire une tournée avec eux, repérage des caméras de surveillance (plus facile qu'aujourd'hui, elles étaient plus grosses il y a près de vingt ans !) et tout l'équipement nécessaire pour un casse à l'ancienne.

Quand j'étais môme, j'adorais les westerns. Pas comme mes copains pour encourager les gentils, non ! Pas non plus pour les Indiens, mais pour les méchants, les vrais, ceux qui chiquent leur tabac dans les crachoirs des saloons, qui cassent les vitres pour entrer par des fenêtres fermant pourtant mal, qui prennent les chevaux des autres pour s'enfuir dans un nuage de poussière et qui ont toujours l'air d'avoir mangé des haricots pas cuits ! Moi je voulais me faire une banque, en vrai : repartir avec le butin dans des sacs en toile, jeter mon masque à l'arrière de la voiture et foncer vers la sortie de la ville en criant Ya haaaaaaa ! Je m'y serais bien rendu à cheval à la banque mais d'abord je ne sais pas monter et puis, dans les rues de nos villes aujourd'hui, là c'est sûr, on nous aurait repérés sans peine !

Alors on l'a fait ! On a acheté des masques plusieurs mois à l'avance pendant un week-end à Lyon. On a acheté des flingues aussi. Bon, pas des vrais, on ne savait pas tirer et puis, on ne voulait tuer personne ! On a acheté des calibres en plastique. Heureusement qu'on leur a foutu la trouille parce qu'on aurait eu l'air malin dans la banque à tirer des billes en plastique !

Faut dire qu'avec tout l'attirail, ça faisait plutôt vrai notre histoire. Et ça a marché ! On avait choisi une banque tranquille dans une petite ville de l'Ouest de la France. C'est moi qui ai insisté pour l'Ouest. Sur le plan, c'était la banque la plus proche de la sortie de la ville, pour que les flics n'aient pas le temps de mettre des barrages.

La veille au soir, nous avons coupé les fils des caméras de surveillance que nous avions repérées. Le jour J, en fin d'après-midi, Sophie attendait dans la voiture devant l'agence. Luc est entré en premier comme un client lambda, pour ouvrir un compte. Je suis arrivé un peu après avec Fabien. Masqués et armés, on a crié : « C'est un hold-up, mains en l'air, que personne ne bouge, ça va bien se passer ! » Oh j'y étais ! Luc en a rajouté un peu en gueulant qu'il voulait pas mourir et tout et tout ! Ah fallait les voir tous ! Pas besoin d'une deuxième prise ! Tout était comme dans les films !

J'ai fait le tour du guichet avec le responsable de l'agence pendant que Fabien mettait Luc à genoux, le flingue sur la tempe. Les employés, eux, étaient couchés au sol. Nous sommes entrés dans la salle blindée où ils gardent les billets. Des coupures de 50, de 100, de 200 et 500 même ! Je n'en avais jamais vu autant ! Que des billets neufs !

 

J'ai jeté mes sacs de jute aux pieds du type. Il tremblait comme une feuille, le pauvre. Il ne pouvait pas savoir qu'on ne lui ferait pas de mal, juste avoir du fric et repartir. Il a vidé toutes les armoires. Je n'en revenais pas.

Après, c'est allé très vite : j'ai reculé, même si ce n'était pas facile de voir en arrière avec le masque en latex, et nous sommes tous montés dans la voiture, en gardant l'otage, qui d'ailleurs pour rien au monde ne serait resté dans la banque ! Et puis on a filé vers l'est, vite, très vite. Nous sommes restés quelques jours planqués dans le Massif central avant de rentrer tranquillement à la maison. Le butin a été divisé en quatre parts égales : à peu près un million chacun.

Ensuite, nous ne nous sommes pas trop revus. Nous avons échangé des nouvelles de temps en temps. J'ai revu une fois Sophie, Fabien m'a rendu visite quelques fois et j'ai pris des nouvelles de Luc par téléphone, mais pas plus. Nous avons vécu chacun notre nouvelle vie fortunée de notre côté. Visiblement, entre les écureuils et les flambeurs, une suite commune n'était pas compatible !

 

La fumée s'échappe peu à peu par la fenêtre dans un silence impressionnant. J'ai l'impression de réveiller tout le quartier en actionnant le moteur du lève-vitre. Ma cigarette se termine.

Je m'écoute respirer. Je verse doucement du vin dans mon verre maintenant vide. Je ne résiste pas au plaisir d'allumer une autre cigarette dans le plus profond de cette nuit.

 

Je n'ai pas eu le temps de dépenser tout l'argent. Un million, c'est énorme ! J'ai même tout gardé ou presque. Je me suis fait plaisir, ça oui, mais de manière raisonnable pour ne pas éveiller de soupçons. J'ai loué une belle maison, ça j'en rêvais. Je ne l'ai pas achetée : je ne me voyais pas débarquer chez le notaire avec mes valises de billets tout neufs ! Quelques belles bouteilles, des cigares cubains, quelques fringues sympas mais pas plus. J'ai vécu ainsi « de la vente de mes livres » disais-je aux types du village qui me demandaient ce que je faisais dans la vie quand on tapait le carton au comptoir. Comme la plupart ne lisaient le journal du coin que pour les faits-divers et la rubrique nécrologique, j'étais plutôt tranquille pour ma couverture : personne ne scrutait mes prétendus bouquins !

En plus, c'était pas loin d'être vrai ! J'ai tenté d'écrire un peu, les histoires qui me passaient par la tête quand j'étais gamin et aussi celles qui venaient comme ça, au jour le jour. Je n'ai envoyé aucun manuscrit, à personne. Non, c'était pour moi tout ça. Et puis, c'était souvent la même chose : des amours impossibles, des cow-boys dans la poussière de l'Ouest, des filles qui pleurent des types improbables au cœur tendre mais à la peau dure.

Le reste des billets, je l'ai caché dans cette maison que je louais. Là encore, une vraie planque à l'ancienne. À l'étage, j'ai retiré une plinthe et démonté quelques lattes du parquet pour dégager un trou assez grand et y glisser de grosses boîtes de biscuits en fer blanc. Les mêmes que celles que ma grand-mère gardait dans son buffet de cuisine en formica. J'aimais bien ses boîtes en métal. Souvent les gâteaux étaient mous, mais bon, c'étaient ceux de ma grand-mère.

 

Un jour, les flics ont sonné à la porte. Ils m'ont dit avoir mis du temps à me retrouver et qu'ils avaient perdu ma trace quand j'ai quitté ma région d'origine. C'est Luc qui nous a balancés. Il me l'a dit en larmes un jour au parloir. « Je n'ai pas eu le choix, j'ai maintenant une femme, des enfants, bref, une famille. » Le juge avait accepté de passer l'éponge s'il rendait l'argent à la banque et qu'il balançait ses complices. Il a emprunté, beaucoup, pour tout rendre. Il n'avait pas tout claqué non plus, le bon père de famille !

Lui, ils l'avaient coincé en premier, parce que l'hôtel face à la banque l'avait nettement filmé quand il était sorti avec nous de la banque et qu'il s'était engouffré dans la voiture le sourire aux lèvres. Une fois relâché par ses « preneurs d'otages », il n'avait pas voulu porter plainte et il avait quitté très vite la région. Ils ne l'ont pas lâché. Ils l'ont laissé moisir tranquillement pendant deux ans, le temps qu'il commette quelques erreurs. Un contrôle fiscal à cause de son train de vie aisé, lui qui ne travaillait pas et voilà le travail ! Deux enfants en bas âge, une gentille épouse éplorée, et voilà les copains balancés. Six mois plus tard, c'était mon tour !

 

La suite a été rapide : oui j'y étais, non je ne sais pas où sont les autres, non je n'ai plus le fric, oui j'ai tout cramé.

Inculpation, garde à vue, préventive, jugement, sentence : vingt ans. C'est tombé comme ça, brutalement, violemment. Il paraît que s'ils me condamnaient à moins, j'aurais recommencé tout de suite.

C'est les gars du café qui n'ont pas dû en croire leurs yeux en lisant le journal ! J'étais en première page, partout ! Pendant trois ans, ils ont trinqué avec un bandit ! J'aurais bien aimé voir leurs têtes !

 

Quand je suis passé avec la voiture ce soir devant le café, le rideau était baissé. C'est pas qu'ils boivent moins je pense, mais avec quinze ans de plus, ils doivent tomber plus vite du bord du comptoir et rentrer plus tôt chez eux. Et dans ce village, pas de jeunes pour la relève.

Je ne sais pas qui habite la maison aujourd'hui. C'est ce qui me pousse cette nuit à rester devant et à observer. Il me faut patienter plusieurs jours pour le savoir et connaître leurs habitudes. Je m'introduirai peut-être ensuite pour reprendre les boîtes en fer blanc et je m'enfuirai encore très loin.

Peut-être que je sonnerai simplement un soir tranquillement et leur dirai : « Bonjour, je suis l'ancien locataire d'il y a quinze ans. J'ai oublié quelque chose d'important à l'étage ! » Ou alors je leur raconterai toute l'histoire. Je ne sais pas encore.

 

De toute façon la récolte est maintenant trop tardive. On pourra d'ailleurs même en rire ensemble autour d'un bon verre avec les nouveaux locataires et les gars du village. Enfin, en rire, pas trop quand même.

Ce n'est pas que j'éprouve de la rancune ou que j'en veuille à qui que ce soit, non. C'est juste que nous sommes en juillet 2013 et que je ne peux plus rien faire du tout des 850 000 francs et quelques qui dorment dans ces boîtes !

Bah, la nuit me portera conseil ! Encore une gorgée de ce vin merveilleux. À vendanger tardivement, on jette paraît-il la récolte une année sur trois. Vraiment quel dommage.

@Copyright 2013 Arnaud Demay