Coup de cœur

L'écrit pour sésame

de Éric Gohier

Marc, mon ami... mon très bon ami

 

Si j'y avais le cœur, je me réjouirais par avance en imaginant ta tête à la réception de cette lettre. Comment pourrais-tu ne pas être surpris alors qu'hier encore nous avons partagé notre repas de midi ! À ce propos, je te renouvelle mes félicitations ! Ton salmis de foulques était une pure merveille. Quant au rosé qui l'accompagnait...

Mais, tu t'en doutes bien, là n'est pas le propos qui m'amène. J'ai déjà maintes fois loué tes qualités culinaires et œnologiques... il est inutile que je m'y attarde à nouveau. Note bien que cela ne me déplairait pas car tu mérites ces compliments... et cette digression m'accorderait un temps précieux afin de clarifier mes pensées. Je ne souhaite pas recommencer cent fois la rédaction de cette lettre.

Comme tu peux le constater, je m'égare... je me disperse... je m'éloigne presque à dessein du véritable sujet qui me pousse à lâcher sur papier les mots que je n'ai pas réussi à te confier les yeux dans les yeux.

Je m'en étais pourtant fait la promesse solennelle.

 

Assez noyé le poisson... venons-en au fait. Je ne te surprendrai pas en battant le rappel d'une certitude acquise au fil du temps ; je sais la convergence de nos opinions sur ce trait essentiel de la nature humaine. Un homme ne saurait être aujourd'hui ce qu'il était hier... pas mieux qu'il ne saura l'être demain... ni tout autre jour de sa vie.

Ceci explique en partie la raison pour laquelle je me résous sans plus tarder à t'écrire. Demain peut-être je ne trouverai pas le courage. Je n'aimerais pas que tu surprennes la vérité dans les propos – anodins ou pernicieux – d'une tierce personne. Quant à espérer que l'inéluctable ne survienne jamais, j'y renonce par avance.

Nous ne sommes plus à l'âge de ces puérils espoirs.

 

Sans doute m'as-tu jugé hier égal à moi-même, trompé par la bonté de ton âme et ce sentiment qui nous unit aussi sûrement que les étoiles ne vivent que par la grâce des ténèbres. Ma bonhomie naturelle et ta redoutable faconde t'ont privé de clairvoyance devant le trouble qui m'affecte et me ronge tant le corps que l'esprit en ta présence... ce depuis de longs mois.

J'ai ressenti les affleurements des premières douleurs voici bientôt trois ans. D'abord insidieuses, celles-ci se sont peu à peu immiscées en moi, instillant leur redoutable venin d'inexpugnable manière. Je suis devenu plus étourdi... en proie à des problèmes de mémoire... l'esprit sans cesse à la recherche du fil qui noue les phrases entre elles.

Sont alors survenus des troubles plus physiques. Des tremblements, des langueurs dans les membres, de fugaces étourdissements et comme une fièvre engluant mon esprit dans la poix. Plus les jours passaient... plus ma santé s'étiolait.

Au point d'y perdre le boire et le manger.

Ce qui – tu en conviendras volontiers – ne me ressemble pas. Ce n'est qu'aux instants partagés avec toi que je consentais quelque effort afin de ne pas avoir à affronter un feu nourri de questions. Celles-ci m'auraient mis dans l'embarras.

 

Je ne suis pas allé consulter cependant. À quoi bon ! Je savais toute la genèse de mon trouble. La cause, le diagnostic et le remède. Cela ne me soulageait pas pour autant.

Bien au contraire !

Réaction on ne peut plus commune lorsque l'on sait la médication plus forte que le mal. Sentiment par ailleurs exacerbé dès lors que cette vision des choses avait pris son temps pour apparaître claire à mon esprit.

Des mois se sont avérés nécessaires avant que je ne mette le doigt de manière formelle sur ce que mon corps ressentait mais que mon esprit, lui, se faisait fort de lui interdire. Une fois cet antagonisme intérieur annihilé, les obstacles à franchir se sont dressés face à moi à la manière de ces montagnes protégées par tant de chemins de traverse que leurs sommets semblent se dérober sans cesse alors que l'on se croit à peu de les atteindre. Je les ai cependant vaincus un à un avec cette ténacité que tu me connais et l'aide d'une personne... que tu connais mieux encore.

Au cœur de cette tourmente, tu es, hélas pour toi mon pauvre Marc, un épicentre incontournable. L'œil d'un formidable cyclone concerné à de multiples titres. Mais foin de tous ces mystères, l'heure n'est plus à la dérobade, je dois te révéler la cause de tous mes tourments. L'origine de cette incroyable force qui lève en moi une houle aussi puissante que celle que le vent marin lance aux jours de colère sur les rivages de notre ville natale. Cette onde incompressible que nulle digue ne saurait contenir. Je te livre mon secret avant qu'il ne devienne celui de Polichinelle : je suis amoureux... désespérément amoureux.

Oh je sais, je devine ! Je te vois déjà sourire avec cet air de compassion atavique qu'apprécient tant tes paroissiens. Tu m'imagines à coup sûr sujet à l'une de ces tocades qui ont jalonné mon existence... l'une balayant l'autre aussi sûrement que si la précédente n'avait jamais existé. Tu m'as assez raillé – avec toute la gentillesse et le tact qui te caractérisent – pour mon inconstance dans mes passions, passant des timbres à l'archéologie, sans oublier la chasse, la peinture, la randonnée...

Je me dispenserai de dresser ici la liste exhaustive de mes penchants ; cela rendrait ta lecture fastidieuse. Mais je t'engage sans détour à réviser ton jugement. Là ne respiraient que des passions de corps... d'esprit éventuellement. Je te parle aujourd'hui d'une sentence de cœur dont je ne saurais me libérer – si tant est que je puisse en ressentir le souhait – puisque celle qui l'inspire se consume au même brasier.

J'ai enfin compris aujourd'hui que ce feu n'a jamais cessé de m'embraser tout au long de ma vie malgré tous les dénis que je me suis efforcé de dresser face à lui.

 

L'accent circonflexe que dessinent tes sourcils m'apparaît aussi net que l'inébranlable certitude qui m'habite en ce jour.

Eh oui, c'est ainsi ! On peut tomber amoureux à soixante- quinze ans passés ! Ou, plus précisément, accepter l'idée de l'avoir toujours été.

Et qu'importe si le temps ne préside à la table des futurs ! Dix ans... cinq ans... un an... quelques mois seulement ? Peu m'importe ! Peu nous importe me dois-je de préciser car je ne suis plus seul désormais à penser ainsi !

Aussi ridicule que chacun gardera entière liberté d'en juger, elle et moi sommes bien décidés à célébrer l'union de nos vieux cœurs par celle plus solennelle du sacrement du mariage.

Inutile de te préciser vers quel prêtre nous souhaitons nous tourner afin qu'il officialise notre amour par une cérémonie religieuse.

 

Marc, mon vieil ami, laisse tomber cet index qui chemine vers ta tempe ! Souviens-toi de ce que disait ta grand-mère : Pour les Pâques du cœur, il n'y a pas d'œufs punais.

J'ai l'esprit dérangé. Soit, je te l'accorde volontiers ! Mais je souhaiterais que chacun connaisse au moins une fois dans sa vie un aussi doux chambardement. Aussi, je t'en supplie, ne fourbis aucun argument visant à infléchir ma volonté. Ce serait gâcher ton énergie en pure perte.

J'ai déjà maintes fois pesé le pour et le contre. Les fléaux de la balance rendent toujours le même verdict. Et si une seule preuve devait te convaincre de la profondeur de ma conviction, j'aimerais te renvoyer au cœur de cet été 1951 au cours duquel nous découvrîmes toi et moi que nos corps pouvaient connaître des émois bien plus troublants encore que ceux qui bouleversaient nos cœurs.

À cette époque, la ville actuelle n'était encore qu'un gros village, habité en majorité par des pêcheurs. Tu te souviens – n'est-ce pas ? – de ces interminables matinées passées à hâler sur la plage cette pesante traîne que nos pères jetaient à la mer ? Nous soulagions ainsi leur peine. Mais te rappelles-tu aussi ces trop courts après-midi consumés sur le sable ? Nous nous imaginions fourbus mais la présence des filles... de leurs longues chevelures malmenées par le vent... de leurs corps en chemin vers la femme molestés par les vagues, nous revigoraient bien mieux que ne l'eût fait la sacro-sainte sieste qui plongeait tout le village dans un silence vertigineux.

Chacun d'entre nous berçait son innocence au creux des bras d'une fiancée estivale. Pour toi, ce fut Régine. Pour moi... tu t'en souviens ? Je devine que oui. Et je pense qu'à présent ton esprit opère un rapprochement entre les trois ans auxquels je faisais précédemment référence et le veuvage de Mathilde.

 

Nul n'est besoin de te remettre en mémoire les années qui ont succédé à ce lointain été. Notre départ conjoint pour l'internat à Nîmes, la conscription, les malheureux événements coloniaux qui ont bouleversé nos jeunes existences. La vie – ou plus exactement cette fallacieuse expression de la vie que figurent les guerres – a contraint à l'éteignoir le feu de cet été adolescent. À notre retour d'Algérie, Mathilde avait épousé le garçon que tes parents lui destinaient depuis toujours.

À autre époque, autres mœurs.

Déjà brisé par la stupidité des hommes, je n'ai pas cherché à me révolter. Toi, tu t'es tout naturellement dirigé vers la voie divine. Il m'a fallu quelques années d'errance pour contraindre mon esprit à plus de sérénité et à accepter ces coups du sort.

Cependant, comme tu peux aujourd'hui le constater, le feu couvant demeurait assez vivace pour que, enfin libre, le vieux cœur de Mathilde s'enflamme au contact du mien. Pour quelle raison me serais-je interdit de lui révéler ce secret si bien caché que je n'avais même pas conscience d'en être instruit ?

 

Je sais désormais ton œil qui frise, ta moustache qui frémit et comme un souffle de colère qui palpite à tes lèvres. Mais tu t'en doutes bien je ne t'écris pas pour te supplier de m'accorder la main de ta sœur.

À nos âges, ta position d'aîné ne te confère plus aucune prérogative en ce sens... elle et moi passerions outre le veto auquel tu penses en cet instant.

Notre décision est mûrement réfléchie et aucun argument ne saurait l'infléchir. Quant aux menaces – de quelque matière qu'elles s'habillent – nous les balaierions d'un revers de main. Notre longue attente ne mérite pas de demeurer vaine et si toute existence possède un sens, Mathilde et moi savons à présent celui que recèle la nôtre.

 

Tu comprends à présent que je n'écris pas à l'ami d'enfance... et de toujours. Pas plus qu'au frère de régiment. Ni même encore à mon futur beau-frère mais avant tout à l'homme d'Église.

Je tiens aussi à te préciser que ta sœur n'est pas au courant de ma démarche mais qu'elle tremble à l'idée de t'informer de notre projet. Sans doute en frémit-elle avant tout en songeant à moi. Je ne t'apprendrai rien en évoquant sa grande sensibilité et ses qualités de cœur.

 

Ton engagement au sein de la communauté épiscopale – quand bien même tu as toujours, par modestie, refusé de t'y élever – t'amène à tutoyer un grand nombre d'évêques et deux ou trois cardinaux. Tu possèdes donc un statut d'importance bien que tu aies choisi de demeurer simple prêtre.

Saurais-tu user de ton influence pour intercéder en notre faveur et accélérer toutes les démarches nécessaires ? Bien que tu t'en défendes – juste fruit de la sagesse que te confère ton aura de prélat – ton bras est assez long pour convaincre les esprits retors. Dans notre petite ville, ta famille reste unanimement appréciée et les quelques mots que tu saurais habilement placés réduiraient à néant tous les vilains racontars qui ne manqueront pas de naître. Mathilde est veuve depuis trois ans ; le temps du deuil est respecté me semble-t-il. Rien ne saurait s'opposer à ce bonheur auquel elle a droit... et qu'il me tarde de partager.

Un ami aussi précieux et fidèle que toi ne restera pas indifférent à ma requête. Je n'en doute pas un instant.

En espérant avoir très vite de tes nouvelles, je te serre contre mon cœur, mon ami de toujours, et te prie de bien vouloir m'excuser pour la peine et le trouble que cette lettre a pu jeter en toi. Quand on aime... !

 

Gaspard

 

P.S. Pourrais-tu aussi, au nom de notre indéfectible amitié et de l'amour fraternel que tu voues à ta sœur, intercéder auprès des instances religieuses afin que ceux qui en ont le pouvoir me relèvent au plus vite de mes vœux ecclésiastiques. 

@Copyright 2013 Éric Gohier