Premier prix

Comme d'une guigne

de Dany LECÈNES

« Je les veux rouges, bien formées, solidement accrochées l'une à l'autre et surtout je les veux fermes pour qu'elle puisse y planter ses jeunes crocs de vierge après en avoir orné ses charmantes oreilles comme le veut la coutume. Cueillez-les donc pour la promenade de dimanche après le déjeuner. Je les lui offrirai, comment dire, à l'improviste. 

Bien Monsieur le comte, opina Pacôme avec une soumission peu habituelle. Je vous dénicherai les quatre plus voluptueuses drupes qu'on ait vues de mémoire de jardinier. On ne se fiance pas tous les jours, pas vrai ? » osa-t-il cligner vers son maître qui, ceint de la fatuité seyant à sa race, ne décela guère dans cette familiarité l'ironie que le vieil arboriste faisait pourtant peu d'effort pour dissimuler. 

Que le seigneur de ces lieux, antique barbon et sot prétendant, ne jugeât pas inconvenant ses futures épousailles avec la plus ravissante nymphe du pays, affichant aux yeux de Pacôme tout ce que la Nature avait créé de plus parfait, voilà qui indignait le serviteur au dos voûté par tant de décennies à caresser la terre, à la servir à genoux, à fouailler ses entrailles de ses mains nues, à veiller ses sommeils d'hiver, guetter ses exubérances de printemps, jouir de ses éclats d'été et de ses regrets d'automne. Dans l'immense jardin jouxtant le château prestigieux, il régnait lui, l'homme de peine aux savoirs centenaires, sens à l'écoute de son cher domaine. Brûlait-il sous un feu d'août ravageur ? Il abreuvait l'humus de cinquante seaux d'eau fraîche portés à bout de bras. Craquait-il sous le gel ? Il l'enveloppait de paille et de foin. Foisonnait-il si vite que la moindre herbe semblait jaillir dans son dos ? Il souriait, acceptait les dictats de l'intempérance et se dévouait à les ordonner avec art. Malgré son âge avancé, ni feu le père du comte ni ce dernier n'avaient osé le renvoyer tant était fameux son talent d'horticulteur et savante sa connaissance des plantes. Et pourtant, s'ils avaient su le rêve secret de leur pépiniériste, ils auraient sans plus de procès signifié la voie de l'exil au révolutionnaire qui sommeillait dans sa carcasse arc-boutée. Détruire le vieux monde en abandonnant aux lois originelles d'abord ce jardin, imbécilement conservé dans des traditions à la française, puis son cœur d'homme, révolté par l'injustice et l'iniquité. Que partout la Nature reprenne ses droits et que l'homme nouveau advienne, sans caste ni prison. N'étions-nous pas au printemps 1789 ? Un printemps chargé d’exhalaisons inouïes.

Et voilà qu'il était chargé de débusquer quatre cerises parfaites, joyaux pour lesquels leur propriétaire ne s'était donné aucun mal mais qu'il possédait en maître comme il le possédait, lui, l'esclave qui connaissait le prix véritable, payé en sueur et en tour de reins, des fruits divins. 

Le dimanche arriva. Le déjeuner des fiançailles se déroula sous un soleil de juin perçant la tonnelle sous laquelle il était donné. On aurait juré qu'il jouait avec les boucles rousses de la jeune Valentine dont les dentelles de son chapeau laissaient par des huis malicieux couler sur son visage des grappes de lumière. De loin, Pacôme l'observait. Un ange sur l'autel des vieilles familles convenues de son immolation, murmura-t-il en inclinant sa vieille nuque nouée. Les anges ne devraient jamais s'inviter aux cérémonies bourgeoises, leurs ailes n'ont pas été conçues pour supporter le poids des calculs adipeux qui les ont diligentées.

Dans une nonchalance dédaigneuse marquant leurs pas de promeneurs goinfrés à l'excès, les invités s'avançaient dans l'allée majestueuse qui menait au parc puis au verger, goûtant le bénéfice de cette cadence sur leur digestion. Pacôme surveillait leur progression, un panier enroulé sur son avant-bras dissimulant l'arme du crime qu'il s'apprêtait à commettre, acte commandité par une volonté d'en finir avec les privilèges.

Placées sur une mousse adaptée au fond de la bourriche d'osier, quatre guignes magnifiques, gonflées de suc, reposaient deux par deux, pareilles à des pendants diamantés que le jardinier présenta à Valentine dès que l'assemblée parvint à sa hauteur. 

« De la part de votre fiancé mademoiselle » s'inclina-t-il légèrement. 

La jeune fille sourit, s'empara des précieuses cerises et sans même s'offrir le plaisir de les glisser autour de ses oreilles, les croqua toutes ensemble entre ses dents blanches comme le lait. Aussitôt un jet ensanglanté gicla dans sa bouche, s'échappa de ses commissures avant de pleuvoir en gouttes écarlates sur sa toilette immaculée. Elle poussa un cri, les yeux remplis d'horreur. Ce qui s'échappait des fruits blessés était du sang, âcre marasquin retenu jusqu'alors dans quatre minuscules bourses imitant à la perfection l'aspect de succulentes griottes attachées par un cordon de soie verte, artifice qui avait demandé des heures pour sa subtile réalisation.

« II en va des anges comme de la Nature, la fixait Pacôme au bord des larmes, ils sont violés par des êtres indignes. Vous faudra-t-il payer de votre sang chère demoiselle des desseins qu'on a misés pour vous ? Regardez autour de vous. Ces buissons ordonnés, ces haies obéissantes, ces fleurs soumises, ces arbres maîtrisés, est-ce là ce que Nature voulait ? Et pour vous, croyez-vous que le Ciel souhaitait cette résignation où l'on vous a placée ? Pardon de la supercherie cruelle par laquelle je vous ouvre les yeux. Ce sang, c'est le mien que demain on répandra pour me punir de cette audace. Il faut toujours extirper les mauvaises herbes, n'est-ce pas ? Et cependant, si libre, tout à fait libre de votre destinée, vous vous souveniez plus tard de ce ruisseau de vie que je vous ai offert, ordonnez qu'au fond d'un jardin que vous traverseriez dans l'allégresse, un bosquet plein d'épines s'épanouisse et vous fasse songer à ce vieux jardinier qui dormira sous la terre qu'il a tant aimée. II est probable que vous y cueillerez des roses sauvages plus somptueuses et plus parfumées qu'aucune autre. Quant au sang des cerises, mademoiselle, vous en ferez une chanson, lorsque le temps viendra où les fausses amours seront mortes. Où je serai, je m'en moquerai, le cœur joyeux à vous l'entendre fredonner. » 

@Copyright 2016 Dany LECÈNES