Coup de cœur

Sans gravité...cultivons notre identité !

de Éric GOHIER

Nous sommes en l'an 37 de la nouvelle Ère. Tout l'hémisphère nord est désormais sous le joug du consortium GU. Tout ? Non ! Un village peuplé d'irréductibles provençaux résiste encore et toujours. Voilà près d'un quart de siècle que ses habitants ont décidé de ne plus payer l'impôt... et vivent – survivent serait plus juste – en apesanteur.

Ils vivent mal certes mais conservent le regard fier et la démarche hiératique... grâce à leurs semelles empesées par quelques kilos de plomb. 

 

Ce matin-là, à l'heure où le loup fuit à l'approche du chien, Lacléperfouras ressent une grande excitation. Face à lui, se dresse l'immense structure en lamellé-collé chapeautée d'un dôme géodésique entièrement constitué de panneaux photovoltaïques. 

Le grand jour est enfin arrivé. 

Tard dans la nuit, les dernières connexions ont été finalisées, les ultimes ponts électriques assemblés par des soudures à l'argon, les dernières plaques métalliques vissées sur les rails conducteurs unis entre eux par d'épaisses tresses de cuivre. 

Si tout se passe comme espéré... ! 

 

Le mistral se lève. Il y voit un heureux présage et songe au Il faut tenter de vivre ! de Paul Valéry. Les feuilles arrachées aux arbres fuient à l'horizontale en un tourbillon roux, ocre et mordoré. Il sourit. À toute peine, malheur est bon. Les cantonniers aux ordres de Grossefeignas n'auront rien à ramasser… comme chaque année depuis que le village s'est vu privé de gravitation universelle. 

Au début, comme dans tout l'hémisphère septentrional, les villageois ont payé l'impôt, persuadés que quelqu'un, un jour, trouverait la parade. Las, les années ont filé. L'impôt, lui, n'a fait qu'augmenter. 

C'est sous l'égide de Fopatroconmlécas, le maire du village, que s'est fomentée la révolte. 

À vivre mal, pourquoi ne pas tenter de vivre en apesanteur ? 

De nombreuses industries avaient suivi le mouvement Alphonse Allais : les villes à la campagne. Tous les corps de métiers artisanaux étaient représentés au village. L’agriculture n'avait pas périclité là comme ailleurs au cours de la première moitié du vingt-deuxième siècle. 

L'aventure méritait d'être tentée. 

 

Il le vit arriver, brouette à la main. La mine sombre... comme toujours. Les deux hommes échangèrent une poignée de main. 

« Je ne le sens pas… 

Tu dis toujours ça, arrête de jouer les défaitistes Moraldenlégodas !

N'empêche que je ne le sens pas. On va se faire repérer ! 

– Impossible, tu le sais bien. Le treillis métallique enchâssé dans les panneaux de verre de la géode constitue une cage de Faraday rendant indétectable l'induction magnétique. 

Ça, c'est sur le papier... !

Allons, tu tenais déjà ce discours vingt-cinq ans en arrière. Tu ne pensais pas que nous pourrions vivre en autarcie. Tu ne croyais pas à la culture hydroponique, pas aux vertus de l'irrigation en l'absence de toute précipitation, tu n'imaginais pas que tout puisse se recycler à l'infini. 

Oui, je sais ! Rien ne se perd, rien ne se crée ! Vous m'avez assez bassiné avec votre Anaxagore de Clazomènes ! N'empêche... si on se fait repérer… 

Écoute, le cône sous lequel nous sommes privés de gravitation fait quoi ? 50 km carrés à sa base. Cinq millionièmes de tout l'hémisphère. Pourquoi s'intéresseraient-ils à nous ?

Parce que nous sommes leur caution. L'assurance qu'ils peuvent priver qui ils veulent quand ils le veulent !

Nous sommes bien d'accord. C'est pour cette raison que nous agissons en secret... pour qu'ils n'en sachent rien. Nous n'avons pas le choix. Les plus vieux d'entre nous commencent à perdre le goût de vivre. Nous avons encore tant à apprendre d'eux. Kemeuroujetrépas se plaignait l'autre jour que le pastis élaboré avec l'eau-de-vie de figue n'a rien à voir avec le vrai. Nous devons tout faire pour que nos anciens retrouvent le goût de vivre.

N'empêche que si on se fait repérer !

J'accorde entière confiance à Lagrandeclas. Tout fonctionnera suivant ses plans. J'en suis persuadé ! » 


Le couinement d'une roue de brouette interrompit leur conversation. Elvéparladas la poussait. D'autres le suivaient. Au point qu'ils furent bientôt des dizaines et des dizaines rassemblés autour de Lacléperfouras. Tous une brouette entre les mains. 

Il y avait là Garalacas, Prançadentafas, Noirimperépas, Vienlaquejtembras, Ontsuialatras, Pacesoirjsuilas et tant d'autres. Monfricobahamas était là bien sûr, lui qui avait toujours rêvé d'évasion... Léclatapalavas avait réussi à se lever malgré une heure trop matinale pour lui habituellement. Avaient même répondu présents, preuve de l'implication de chacun, Thêalamas, le simplet du village, et Néamarébas, l'unique nain de la bourgade. C'est même avec grand plaisir que tous avaient vu venir Panatifdoupaïs, l'unique étranger du village. 

 

De la ferveur commune, montait un brouhaha enjoué. Nul besoin d'être devin pour comprendre qu'un quart de siècle de joug avait exacerbé les esprits. L'espoir ressuscité affûtait le besoin de vindicte face à un ennemi invisible. 

L'arrivée du grand char municipal ramena le silence. Fopatroconmlécas, le maire, menait l'attelage d'une main ferme. Celui-ci était constitué de deux percherons callipyges équipés de pesantes guêtres de sabot. 

À son côté, se tenait Lamibidas, un colonel en retraite. Chacun avait trouvé normal que l'organisation toute militaire de la journée lui soit confiée. 

 

Après une brève mais chaleureuse allocution de l'édile, Lamibidas prit les choses en main. Il invita chacun à se munir d'une des pelles contenues dans le charroi puis de le suivre, muni de sa brouette, jusqu'au lit de la rivière. 

 

Quelques minutes plus tard, une longue chenille s'ébranla. Le cortège longea les anciens terrains de sport municipaux reconvertis en serres par nécessité... et par manque d'intérêt. Les jeux de ballon avaient été abandonnés après que tous les accessoires se soient retrouvés prisonniers des nues. Les courts de tennis servaient depuis de poulaillers municipaux. 

Le manque de pratique sportive avait néanmoins été compensé par une alimentation plus saine et un air apuré des gaz d'hydrocarbures. Uniquement des légumes bio, des quantités de viande soumises au rationnement, le sucre limité à celui contenu dans le miel et les fruits. Alcool et tabac restreints aux rares célébrations communes. La plupart des médicaments remplacés par la phytothérapie ou l'aromathérapie.

Personne ne s'en portait plus mal. Bien au contraire. C'était tant mieux car les médecins du village, Troifoiaucourdérepas en tête, n'étaient plus tout jeunes. 

 

La procession de brouettes s'immobilisa au bord du lit de la rivière, un peu en amont de l'élevage de truites. L'immense plage de sable sec commençait à se dorer au soleil. Lamibidas organisa rapidement la répartition des tâches. 

Cinq minutes plus tard, les premières brouettes remplies de sable prirent la direction de la salle au dôme géodésique. Il avait été convenu qu'une épaisseur comprise entre quinze et vingt centimètres de sable bien tassé s'avérerait nécessaire pour d'une part surseoir à tout risque de choc électrique d'autre part permettre au champ magnétique de s'exercer. 

Si les estimations de Lagrandeclas s'avéraient exactes – pourquoi aurait-on douté qu'elles le fussent ? – pas loin de cinq mille brouettes seraient nécessaires. 

Rien n'imposait que la surface soit d'origine arénicole mais les villageois depuis un quart de siècle avaient appris à composer avec les matériaux dont ils disposaient. 

 

Parvenu à ce stade de l'histoire, il est bon de répondre à quelques objections entendues çà et là parmi le lectorat. Oui, les femmes sont absentes de ce récit ! De manière délibérée... de leur part.

Elles n’ignorent rien toutefois du projet initié par la gent masculine mais, eu égard à d'ataviques réticences, elles ont préféré demeurer en retrait. Néanmoins, s'il s'avérait qu'une couronne vienne à chapeauter l'entreprise, elles ont prévenu les hommes qu'elles feraient jouer toutes leurs prérogatives, eu égard aux lois égalitaristes définitivement promulguées en 2164. 

 

La ronde avait duré toute la matinée. Une épaisseur conséquente de sable tapissait le sol de la salle. Après la pause déjeuner au cours de laquelle il avait fallu séparer Couatépajouas à Noirdecras, le marginal du village, suite à une querelle ridicule, le ballet des brouettes reprit.

Celui des enfants débuta. 

Lamibidas les invita, chaussés de leurs plus épaisses semelles de plomb, à piétiner la salle en tous sens afin de tasser le sable du mieux possible. De son côté, Lagrandeclas, équipé d'un sonar portatif, jugeait de l'épaisseur du sable afin de guider les hommes commis au ratissage.

 

Dix-sept heures sonnèrent au clocher de l'église. Une troupe d'étourneaux griffa le ciel. Leur vol dessinait grossièrement un cœur. Tous les hommes y virent un signe d'espoir. La dernière brouette venait d'être déversée, puis tassée. C'était désormais à Lagrandeclas de jouer. Le sort de leurs vies était entre ses mains. Même les deux ennemis jurés, Morocurias et Habaléoras avaient conclu une trêve, conscients que le bien commun passait avant leur ancestrale dispute. 

Prié de demeurer à l'extérieur, chacun, harassé, s'était assis dans sa brouette. Les langues allaient bon train. Les rêves aussi. Roulioiglésias, séducteur impénitent malgré son âge, songeait aux escarpins des femmes. Plainauzas rêvait à un renouveau du commerce. Libérélaplas se rappelait ses gloires passées dont les roboratives délices renaîtraient peut-être bientôt. 

Quelques blagues fusaient. Pas toutes du meilleur goût. 

« Pète un coup Joindeculas, t'es tout pâle !

Tu as l'air épuisé Ilenfoupadémas !

On va en boîte ce soir Tranchedananas ?

Vous nous fatiguez avec vos galéjades ! »  grogna Tuéacoudcayas, habitué à user de formules lapidaires. 

 

Lagrandeclas descendit les marches menant à la cathédrale, le poste de commandement au cœur des entrailles du bâtiment. Il ressentait une légitime émotion. Durant sa vie professionnelle, avant la mainmise du consortium GU, il avait amené des dizaines de projets d'ingénierie à leur terme. Aucun cependant ne revêtait autant d'importance que celui-ci. Avant d'ouvrir la porte, il songea à Rousseau. 

Toute atteinte à la liberté, quelle qu'elle soit, constitue une forme d'aliénation. 

 

Comme il espérait de ne pas s'être mépris dans ses calculs ! Redonner son identité au village constituerait son credo. Le corps ne s'épanouit vraiment qu'aux fleurs de l'esprit. Il ne se souvenait pas de l'auteur mais faisait volontiers sienne la formule. 

 

D'un large coup d'œil, il balaya la pièce. Les accumulateurs étaient à pleine charge de leur capacité. Les démodulateurs, accouplés, n'attendaient que son bon vouloir. Sans plus tergiverser, il se dirigea vers l'oscillateur général et abaissa la manette de mise en marche. Un vrombissement sourd envahit l'espace bas de plafond. 

Un à un, il régla tout l'appareillage aux mesures établies. Aucune note ne s'avérait nécessaire ; il avait tout en tête. 

Il s'approcha enfin des accumulateurs, bascula l'un après l'autre les quatre commutateurs. Le vrombissement s'accentua. Inquiet, il surveilla l'aiguille sur l'écran témoin de l'induction magnétique. À trois quarts charge, celle-ci se stabilisa.

Il respira mieux tout à coup. Aucun arc électrique n'était venu réduire ses espoirs à néant. Il patienta quelques instants de plus en surveillant la température des circuits de refroidissement. 

Voyant qu'elle s'était stabilisée à son tour, il regrimpa les escaliers quatre à quatre. Une pensée chantait dans son esprit. Ridicule. Une perle de jouvence. 

Tout le monde est vas-y, on peut ça y est ! 

 

Tous avaient pénétré en file indienne, abandonnant leurs lourdes chaussures à l'entrée. Chacun, émerveillé, redécouvrait le plaisir de sentir son pied retomber naturellement au sol après chaque pas.

Lagrandeclas était vraiment un génie !

Ne demeurait plus qu'à tester l'ultime étape. Pas la moindre ! Sapassouçacas s'était porté volontaire. Comme d'habitude ! Nul autre au village n'avait voulu courir le risque de porter sur ses épaules le faix de la déception collective. 

D’une démarche encore hésitante, rendu au principe de ce bon vieux Newton, l'intéressé se rapprocha du centre de la grande arène rectangulaire. Encouragé par ses pairs, il se baissa et s'empara d'une des sphères métalliques posées à ses pieds. 

Il se redressa, le souffle court. Arma son bras. Le balança d'avant en arrière plusieurs fois. Puis, soudain, projeta la sphère dans les airs. Une rumeur enfla. Elle flotta avant de s'amplifier en constatant que la sphère amorçait sa redescente. 

Peu après, elle se transforma en une clameur indescriptible lorsque la boule s'immobilisa à quelques centimètres du cochonnet. 

@Copyright 2016 Éric GOHIER