Coup de cœur

La nuit du grand procès

de Florian PETIT

Le manteau de laine tomba sur le sol. Le jeune bélier se dressa brutalement, l'air indigné d'avoir été tondu. « Allez, tire-toi ! » maugréa le vieux Ben en agitant la main. Le mouton s'en alla sans demander son reste. 

Ben se leva et se dirigea vers l'enclos où les autres bêtes patientaient avec angoisse. Il lui en restait douze. La nuit allait tomber dans quelques heures. Il avait tout son temps avant le dîner. 

« Viens par-là, toi ! » Il agrippa le suivant, le tira par la patte arrière et l'installa pour le tondre. La tondeuse grésilla joyeusement sous les bêlements agacés de l'animal. Ben soupira. La fin d'après-midi s'éternisait et la chaleur terrible de ce mois d'avril avait pris tout le monde par surprise. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front bruni par le soleil et ruisselaient entre ses rides, jusqu'au bout des poils de sa barbe grisonnante, sa longue et belle barbe qu'il caressait machinalement à longueur de journée. 

Il tondit encore dix autres bêtes avant de se rendre compte que le dernier animal marchait avec difficulté. C'était le vieux Merlin. Depuis plusieurs semaines, il se fatiguait vite et peinait dans les pâturages. « Mon pauvre Merlin, je crois qu'il est temps... » Ben mit la tondeuse en marche une dernière fois. Puis il entraîna le bélier à l'écart du troupeau. 

Merlin fut délicieux. De belles côtelettes. La chair du bélier était bien plus forte et plus ferme que celle d'un agneau, mais c'était ainsi qu'on avait toujours fait dans la famille. Les agneaux étaient précieux. Les vieux animaux tout juste bons pour les ragoûts et les fins de mois difficiles. 

Il commençait à peine à dîner quand la chaleur étouffante qui régnait dans la maison le poussa à sortir à l'air libre. Sa ferme, à flanc de coteau, chauffait toute la journée. Seuls les prés lui offraient un peu de fraîcheur. Il s'installa sur le banc, en face de l'enclos et mangea avec appétit. Tout autour de lui, l'odeur épaisse et puissante de graisse de mouton s'échappait dans l'atmosphère et l'enveloppait avec délice. Cheyenne, son berger australien vint se poser à ses pieds pour ronger, lui aussi, les restes de Merlin. Tout était calme. 

Pourtant quelque chose n'allait pas. Sans doute ce silence prolongé. Ben avait l'habitude des bêlements incessants. Des clochettes qui tintaient. Du grattement des sabots sur la terre...

Il releva la tête. 

Ses bêtes étaient toujours là, devant lui. Occupées à le regarder. Leurs yeux jaunes, aux pupilles horizontales, le dévisageaient. Inexpressifs. Elles se dressaient, aussi immobiles que des statues. Il les aurait crues mortes, sans leurs naseaux qui se gonflaient et se dégonflaient frénétiquement. Un instant, il crut même discerner sur leurs faces stupides, un semblant de reproche. 

« C’est pas vrai… on peut pas être tranquille… » Ben retourna terminer ses côtelettes à l'intérieur, arrosant le tout d'une pinte de bière. La soirée se déroula sans incident. 

Lorsque le soleil se coucha, il fit le tour de la ferme, comme à son habitude. Les poules n'avaient pas bougé. Ni les lapins. Ni les coqs. Ni même la seule vache qu'il possédât.

Les moutons, par contre, avaient bougé. 

Il les retrouva, blottis les uns contre les autres, en un cercle parfaitement rond, toutes les têtes tournées vers l'intérieur du cercle. Leurs bêlements étaient à peine audibles. À son approche, les bêtes sursautèrent et se remirent à bêler en détournant la tête. Elles semblaient avoir retrouvé l'usage de leur langue. 

Le vieux Ben passa à côté d'elles, interloqué, puis il vérifia que la clôture était bien fermée, jeta un coup d'œil à Cheyenne qui montait fièrement la garde et retourna se terrer dans la maison. 

Il ferma les volets et monta à l'étage où l'attendait son lit douillet. Épuisé, il s'effondra et s'endormit, l'esprit tourmenté. Une foultitude de détails anodins venait de remonter à travers ses synapses, sans qu'il parvînt toutefois à établir de connexion entre toutes ces idées. Car ce n'était que des images évanescentes et pourtant... ces regards en coin, inconnus, que le troupeau lui avait jetés... ces blatèrements discrets, comme des messes basses... ces attitudes innocentes qu’adoptent les conspirateurs... 

La bêtise de ses pensées parvint à lui arracher un demi-sourire alors qu'il sombrait dans les bras de Morphée. 


 

Dès son réveil, Ben devina que quelque chose n'allait pas. Une intuition étrange lui labourait le ventre. Un très mauvais pressentiment. Des voleurs ? C'était ça ! On l'avait volé pendant la nuit ! Il s'habilla en hâte et descendit dans le salon. Il n'y découvrit rien d'anormal. Mais le sentiment ne passait pas. Il y avait… il y avait... les animaux ! On avait volé ses bêtes ! 

Il agrippa le fusil au-dessus de la cheminée, celui dont il ne s'était plus servi depuis des années mais qu'il tenait toujours prêt, au cas où. 

Il sortit en grommelant dans la cour de la ferme. Le soleil, éblouissant, se trouvait déjà haut dans le ciel. Le gravier crissait sous ses bottes avec une force étonnante dont l'écho se répercutait dans toute la ferme qui semblait... vide. 

Les moutons ! Ces fichues andouilles ! Ils se seront fait la belle pendant la nuit ! Le vieux Ben se précipita jusqu'à l'enclos. 

Ce qu'il découvrit le laissa muet de stupeur : les moutons n'étaient plus là. Pourtant la barrière semblait intacte. La clôture n'avait pas subi le moindre dommage. « Cheyenne ! Cheyenne ! » appela-t-il, sans obtenir la moindre réponse. Le chien, lui aussi, avait disparu. Ben courut jusqu'aux cages à lapins qu'il retrouva complètement détruites, vidées de leurs occupants. Puis les poules, les coqs... tous s'étaient échappés. Et enfin la vache, envolée, elle aussi. 

Incapable de réaliser ce qui lui arrivait, Ben retourna du côté de l'enclos et chercha à comprendre comment les bêtes avaient pu disparaître. La réponse lui fut donnée presque aussitôt : il aperçut avec horreur le trou qui passait sous le grillage. Un trou creusé de toute évidence par les sabots de ses propres moutons, suffisamment large pour les laisser passer maintenant qu'ils n'avaient plus toute cette laine sur le dos. 

« Cheyenne ! » appela-t-il encore. Mais son cri s'étrangla dans sa gorge. Il était terrifié. Il n'aurait su dire pourquoi mais les images de la veille s'imposaient à son esprit avec une force redoublée. « Vous m'en voulez pour Merlin ? C'est ça ? » cria-t-il à l'enclos vide. Ses paroles résonnèrent dans la grange et la bergerie. Et personne ne les entendit ni ne prit la peine d'y répondre. 

Ben se passa une main sur le visage et dans la barbe, tentant de se frictionner la figure pour se convaincre qu'il ne rêvait pas. Rien n'y faisait. Il sauta donc dans sa camionnette et partit en direction de la ville. En chemin il s'arrêterait chez Jean-Paul, de l'autre côté du col. Il pourrait peut-être l'aider à comprendre. 

Le véhicule s'engagea sur le chemin de terre, jusqu'à la route. Ben sentait ses mains trembler sur le volant et son cœur battre la chamade. Il fit un effort pour respirer calmement et quelques minutes plus tard, il se reprochait déjà sa stupidité. Pas de quoi se mettre dans des états pareils... Son regard flâna sur les collines environnantes et les rocs grisâtres qui crevaient la terre. Il apercevait déjà le col, tout proche. 

Alors il le vit. Brusquement. Le bélier. Au milieu de la route. 

Il freina et la camionnette fit une violente embardée. Il ne quitta l'animal des yeux que trois ou quatre secondes mais lorsqu'il balaya de nouveau l'asphalte du regard, il n'y avait plus rien. 

Où s'était-il sauvé ? N'importe où... il avait le choix... Tout autour, dans les champs, des buissons et des herbes hautes pouvaient facilement le dissimuler. Et d'ailleurs, à présent que Ben fixait avec plus d'attention le paysage... il lui sembla que lui aussi, on l'observait en retour. Cette nature qu'il avait toujours connue lui semblait soudainement menaçante. Plus pesante qu'un joug sur ses épaules. 

Ben était sorti du véhicule. Il se dépêcha de retourner derrière le volant en claquant fort la portière. La carrosserie lui paraissait bien mince tout à coup. Fragile et fine comme du papier à cigarette. Il embraya et poursuivit sa route, plus lentement, attentif au moindre mouvement dans les herbes ; soupçonneux des fourrés qu'il voyait tressaillir sous la caresse du vent. 

À plusieurs reprises, il crut deviner la tête d'une créature qui se dissimulait derrière un rocher. Ou une patte arrière qui se blottissait rapidement derrière un buisson. Et au loin, sur les hauteurs... ces petites taches blanches ou noires lui rappelaient les formes familières des museaux des béliers et des brebis. Il plissa des yeux pour tenter de mieux en apprécier les contours. Sans succès. 

Il accéléra jusqu'au col. Pourtant, bien avant de l'atteindre, un violent malaise le serra à la gorge. Il s'arrêta complètement et coupa le moteur. La route était droite sur plusieurs centaines de mètres. Il ne les voyait pas mais il devinait leur présence. Le vent du nord transportait jusqu'à lui des effluves douceâtres de laine chaude, mêlées de pointes de musc. Un troupeau l'attendait. Une bonne centaine de bêtes. Il en aurait mis sa main au feu. 

Le chemin du col était fermé. Surveillé. Ils le tenaient prisonnier... « Non, non, ça va pas ! Qu'est-ce que tu racontes, Ben ? » s'écria-t-il en se giflant violemment. Il voulut reprendre le volant et continuer vers la ville. 

Il n'en trouva pas le courage. 

La camionnette fit demi-tour et regagna la ferme à vive allure. 

Ben sortit en trombe du véhicule et se précipita vers la maison. Il s'arrêta sur le pas de la porte, horrifié devant les traces de sabots à deux doigts qui se dessinaient dans la terre. Ils avaient gratté devant chez lui. Et dans la cour. Et sur ses volets qui affichaient de longues éraflures comme des coups de couteaux. 

Le vieux Ben secoua la tête et s'enferma dans la maison, barricadant les ouvertures. Puis il se posta à la fenêtre de sa chambre, armé de son fusil, attendant la tombée de la nuit. 

Les ténèbres envahirent peu à peu le flanc de la montagne et il entendit distinctement dans les airs, qui s'approchait lentement, le claquement discret des sabots sur la terre. Ici ou là, des bêlements s'élevaient sans qu'il pût en déterminer l'origine. II visait à l'aveuglette, incapable de tirer, au risque de gaspiller ses cartouches. 

Il quitta son poste quelques instants, vers huit heures, pour s'ouvrir une boîte de conserve. Il essaya même de téléphoner mais la ligne avait été coupée. Il n'en éprouva aucune surprise. Juste une simple décharge d'adrénaline qui se répandit dans ses veines, chaude et abondante. Il tenta de se nourrir mais sa gorge nouée ne voulut rien avaler. Il reprit donc sa garde, les yeux tournés vers l'horizon. 

Les minutes s'égrenèrent, interminables. Puis vers dix heures, Ben perçut très nettement un groupe de moutons qui se détachaient dans l'ombre et venaient vers lui. Leurs yeux monstrueux, globuleux et jaunâtres reflétaient la lumière lunaire comme le flamboiement de dizaines de braises. Et ces pupilles laiteuses, plates, s'allumaient et s'éteignaient dans l'obscurité au rythme des moutons qui battaient des paupières. Pareils à un peuple d'esprits enflammés. 

L'une des bêtes, l'une des siennes, tondue de près, s'avança sous sa fenêtre. Elle leva la tête et le fixa, d'un air imperturbable. Le vieux Ben voulut tirer mais se sentit si mal à l'aise qu'il se mit à parler : « Va-t'en ! Va-t'en ! Allez-vous-en ! Tous ! Qu'est-ce que vous me voulez ? » 

La brebis le dévisagea, sans réagir. Dans l'attente de ce qu'il allait dire pour sa défense. 

« Je l'ai mangé ! Oui ! Je l'avoue ! Je l'ai mangé, le vieux Merlin ! Et alors ? On a toujours fait comme ça ! On vous élève et on vous mange ! » 

Ben s'arrêta brutalement. À ces mots, il avait senti les ténèbres se resserrer un peu plus sur sa maison. De nouveaux yeux jaunes clignotèrent du côté de la grange. Des sabots claquèrent, sur les cages des lapins et dans le poulailler. Mais il en avait trop dit, il devait continuer : « Il était vieux ! Il serait mort de toute façon ! Je l'ai tué sans le faire souffrir ! » 

Un silence forcené lui répondit. La brebis le fixait toujours, immobile à quelques mètres sous lui, le museau relevé. Quelques autres s'étaient approchées derrière elle. Elles ne bêlaient pas, mais leurs oreilles s'agitaient frénétiquement, d'avant en arrière, tout absorbées par ses paroles. Un sentiment affreux d'injustice s'empara du berger. Il n'avait rien fait de mal !

Alors le vieux Ben éclata : « Je l'ai mangé, oui ! Et vous savez quoi ? II était délicieux ! Je me suis régalé ! Oui, régalé ! »

Sa phrase résonna quelques secondes dans les airs puis, comprenant qu'il n'ajouterait rien de plus, la brebis qui s'était avancée fit demi-tour et rejoignit les siens. Ils disparurent de son champ de vision et Ben n'entendit que leurs bêlements assourdis. Enfin, la brebis revint vers lui et déclama leur sentence : « Bêêêêh ! »

« Quoi ? » s'écria Ben hors de lui. 

« Bêêêêh ! » répéta la bête avec plus de véhémence. « Bêêêêh ! » répétèrent ses congénères. Et la nuit retentit des hurlements rageurs qui s'échappaient de centaines de gosiers. Le vieux Ben s'éloigna de la fenêtre, épouvanté. Il referma la vitre et s'accroupit le long du mur, le canon du fusil crispé entre ses mains. Il ne savait plus s'il hallucinait ou s'il les entendait réellement l'interpeller Plus il écoutait, plus il croyait discerner, au milieu des bêlements innombrables, les syllabes distinctes d'un mot qui se détachait : « Coupable ! Coupable ! »

« Non... non... je ne suis pas coupable... » murmura-t-il en se recroquevillant davantage, plongeant ses mains dans son épaisse barbe blanchâtre comme pour se protéger du monde. 

Il sursauta violemment au premier coup sur la porte. Ils grattaient ses murs et ses fenêtres. Leurs cornes claquaient sur le battant comme des coups de hache violents. Le choc suivant lui arracha un cri de terreur. Le troisième le précipita dans des abîmes d'épouvante, au bord de la folie. Et CRAC. 

La porte avait cédé.

Ils étaient là. Là, dans l'escalier. Leurs sabots crochus montaient rapidement, marche après marche. Dans l'escalier. Là. Juste là. Précédés de leur souffle chaud. De leur odeur âcre. De leurs murmures incontrôlés. Ils étaient là. Derrière la porte. Et leurs sabots s'entrechoquaient sur les lattes branlantes du parquet. De l'autre côté de la serrure, à travers laquelle le vieux Ben devinait, tapis dans l'ombre, les reflets horrifiants de leurs yeux jaunes. De leurs pupilles plates comme des virgules couchées. Grasses. Hideuses. De leurs yeux jaunes... De leurs yeux jaunes enragés. 

 

D'autres bergers le retrouvèrent, deux jours plus tard, errant sur le bord de la route, près du col, qui divaguait et trébuchait comme un homme ivre. Il ne cessait de parler de moutons, de bélier, de... procès. 

Mais ce qui les surprit davantage, c’étaient les marques rouges, irritées, sur les joues du vieux Ben. 

Et la disparition de sa barbe bouclée. 

@Copyright 2016 Florian PETIT