Coup de cœur

Premiers ou derniers sursauts

de Gérald FILIAS

À Noyan à la 54ème minute du match de football de division d'honneur alors que le score était de 0 à 0, l'attaquant de l'équipe visiteuse décocha un tir croisé à la limite des seize mètres. Le gardien se détendit, plongea près du poteau gauche, capta la balle puis s'enroula autour dans la position de fœtus, et il ne bougea plus ! 

Inquiets les joueurs et l'arbitre se précipitèrent vers lui. Il avait les yeux bien ouverts, respirait normalement, ne présentait aucun traumatisme visible, il n'avait donc aucune raison de rester ainsi allongé. Un médecin spectateur intervint confirmant que rien n'expliquait cette attitude. Sollicité le gardien refusa de se relever, refusa de bouger, refusa de quitter le terrain. On dut l'évacuer sur une civière dans la position qu'il avait depuis plusieurs minutes. 

Deux lignes dans le quotidien local relatèrent le fait avec la question : Qu'est-il arrivé au gardien de Noyan ? Mais cela ne méritait sans doute pas plus d'investigations car personne n'eut la réponse dans les jours qui suivirent. 

Est-ce que Edmond Duchamp avait lu le journal ? Toujours est-il que le jeudi suivant le match les habitants de la tour nord du quartier de la Montagne à Serviers s'aperçurent qu'il avait passé la journée dans l'ascenseur sans jamais en sortir. Il fallut le porter jusqu'à chez lui. II ne décocha pas un mot. 

À quelques temps de là, Félix Marceau récupérait son quotidien dans sa boîte aux lettres lorsqu'il trouva l'homme chargé de la distribution immobile sur son vélo, le regard au loin. II ne réagit pas au salut de Félix et était toujours là trois heures plus tard. Les pompiers vinrent le récupérer pour l'emmener chez lui sans avoir d'explications. 

 

Ces trois pseudos événements n'auraient eu guère d'écho au siècle passé. Mais internet et les réseaux sociaux étaient maintenant dans les mœurs. Ces trois petits filets d'information anodine s'étaient retrouvés regroupés par un internaute. De tweet en retweet ces comportements étonnants commencèrent à être connus par un certain nombre de curieux. Jusqu'au moment où un journaliste d'un quotidien national mit l'anecdote sur le site internet de son journal. 

Ce fut comme une mise à feu.

 

Tous les jours, une ou plusieurs anecdotes de ce genre prenait de plus en plus de place dans les journaux. 

On avait pu lire ainsi : qu'un coiffeur s'était arrêté à mi-coupe laissant sa cliente en fureur, qu'un chef de cuisine était resté immobile au-dessus de ses fourneaux à mi-service, qu'une vieille dame était restée figée au milieu d'un passage piéton... 

À la Comédie-Française, Alex Dromy célèbre sociétaire se lança comme tous les soirs dans la célèbre tirade de Cyrano. Arrivé à « Mais d'esprit, ô… » il s'arrêta. Ses camarades croyant à un improbable trou de mémoire vinrent à son secours. Mais rien, plus un mot, plus un geste. Alex Dromy restait immobile et silencieux. On dut tirer le rideau, inventer une excuse pour le public et on finit par porter le comédien hors du théâtre. 

Là, cette première dans le milieu théâtral alluma le deuxième étage de ce que l'on appela par la suite :  Le mouvement des immobiles. Si le décollage fut pesant, la mise à la une des journaux de ce fait ô combien inhabituel entraîna des réactions en chaîne et le mouvement aborda alors une vitesse de croisière étonnante. 

Le mouvement passa ainsi rapidement du monde des anonymes à celui de personnes plus connues. 

Lors d'une représentation du cirque Aubade, l'acrobate vedette, son numéro terminé resta assise sur son trapèze à dix mètres du sol et ne bougea plus jusqu'à la fin de la représentation. C'est seulement à la sortie des spectateurs qu'on descendit l'artiste et qu'on l'emmena dans sa loge. 

 

Depuis la parution de l'article au niveau national, relayé à l'étranger, c'était un véritable effet boule de neige. Il ne se passait pas un jour sans qu'il soit signalé quelque part dans le monde des comportements similaires. On avait parlé d'abord de comportements anormaux mais ceux-ci se multipliant l’adjectif disparut. 

 

À New York, St Mark Place depuis plusieurs minutes une voiture était arrêtée au feu. Le basculement de couleurs qui était déjà intervenu par trois fois n'avait pas vu la voiture bouger d'un millimètre. Ceci avait fini par intriguer passants et riverains. La femme au volant était assise, le regard au loin, sans aucun signe de difficulté ni mentale ni physique. Aux demandes réitérées par tous pour qu'elle libère l'axe de circulation, elle ne répondait pas, ne bougeait pas et on finit par appeler la fourrière qui emmena la voiture avec toujours sa propriétaire à l'intérieur. 

Un chef d'orchestre à la Scala de Milan lors de l'air de Violetta dans la Traviata resta la baguette en l'air laissant l'orchestre orphelin de ses signes. 

Alex Bergin, champion australien de natation s'arrêta lors de la finale des championnats du monde de Londres. Au cours du 100 m dos lors de la longueur de retour, il se laissa dépasser par tous les autres concurrents et se mit à faire la planche au milieu du bassin. On dut le pousser jusqu'au bord où là des officiels le sortirent de l'eau et l'emmenèrent dans les vestiaires.

À la télévision brésilienne Roberto Burges abordait le deuxième sujet de son journal lorsqu'il s'arrêta au milieu du lancement. Subitement immobile et silencieux, on dut passer une page de publicité pour le déplacer à l'aide des vigiles de la chaîne.

Cela touchait tous les pays, tous les âges, toutes les catégories sociales. 

Trois députés européens, un suédois, un italien et un grec étaient restés vissés à leur siège à l'issue d'une session parlementaire.

Le mouvement ne s'essoufflait pas et on en vint à évaluer les dommages que cela pourrait engendrer. Plus rien ne semblait assuré et devant l'incertitude, l'inquiétude avançait à grands pas. On avait vite suspendu les paris sportifs quelques joueurs ayant faussé le résultat par leur immobilisme soudain.

On vit certains hôpitaux faire signer une clause contraignante à leurs chirurgiens. 

Désemparés, syndicats et patronat réfléchissaient à la façon de s'assurer que l'économie ne fonctionne pas en pointillé. 

On avait l'impression que le monde prenait l'eau et que partout sur la planète éclataient de petites bulles qui le fragilisaient. Bien sûr, on essayait de comprendre le mouvement. Les sociologues de tous pays s'en donnaient à cœur joie. La plupart d'entre eux arrivaient à la conclusion suivante : le monde venait d'atteindre une limite. 

Le mouvement des immobiles voulait sans doute dire : Stop ! Stop à la course au toujours plus, au toujours plus vite. Stop à la course à la rentabilité, stop à l'offre favorisant la surconsommation.


 

Il semblait bien en effet que ces centaines d'anonymes qui se figeaient ainsi soudainement un peu partout sur la planète en avaient assez et qu'ils tendaient un miroir pour que chacun prenne conscience de là où on avait amené le monde. En France, Martin Lemen, Lucette Revanchon et bien d’autres politiques comme bien souvent cherchèrent à récupérer le coup sauf que là cela ne marcha pas, mais pas du tout. Et on retrouvait cette attitude dans tous les pays. Personne dans les immobiles ne se ralliait à aucune bannière. Le monde était dans une incertitude totale, ce cas de figure ne figurait dans aucun manuel d'histoire.

À qui s'adresser pour faire cesser ce mouvement ou du moins le tempérer ? Pas de chef de file, pas d'interlocuteur, la peur n'était pas loin de gagner le monde dirigeant, celui de l'entreprise comme le monde politique. On sentait un vacillement qui, s'il s’amplifiait pouvait devenir à terme un tremblement de terre. Depuis le début de ce mouvement aucun des acteurs à part quelques farfelus opportunistes auxquels les journalistes n'avaient pas porté intérêt, n'avait donné la moindre explication, ils refusaient de répondre. 


 

C'est après quelques mois qu'un journaliste local Aurélien Dupré tint entre ses lignes un scoop mondial. Il allait interviewer Arthur Regain le fameux gardien de but, l'homme par qui, tout le monde était à peu près d'accord là-dessus, tout avait commencé. 

Pour garder le plus de discrétion possible, Arthur Regain avait invité le journaliste chez lui. Il habitait une petite maison quelconque à la sortie de la ville. L'homme vivait seul mais une photo de famille posée sur une petite table laissait penser que ce n'avait pas toujours été le cas. Avant de poser la première question, le journaliste essaya de s'imprégner de l'atmosphère du salon. Ce fut vite fait. Seuls trois cadres étaient accrochés et donnaient l'impression d'exprimer la personnalité du propriétaire. 

« La réponse est sur les murs » dit soudain Arthur Regain. Le journaliste comprit que les explications allaient sans doute s'arrêter là et qu'il devrait comprendre par lui-même.

Sur le mur face à lui était encadré un petit texte, s'approchant, il vit qu'il s'agissait d'un poème intitulé Victoire du monde et qu'il était signé Guillevic. La première ligne était en caractères gras : Que déjà je me lève…  S'ensuivait le poème jusqu'à la dernière ligne : Déjà, c'est victoire, elle aussi en caractères gras. 

De l'autre côté de la pièce, faisant face au poème, un portrait en noir et blanc d'une jeune femme afro américaine, elle porte des lunettes, ses cheveux sont tirés vers l'arrière et elle a un sourire paisible derrière lequel on devine néanmoins une personnalité forte.

« Qui est-ce ? demanda Aurélien Dupré. 

– Un modèle » répondit Arthur Regain. 

Devant l'air interrogatif du journaliste, il précisa. Rosa Parks... Cette femme est Rosa Parks, une femme qui s'est levée et a entraîné un mouvement fort derrière elle. 

Puis il ajouta : 

« Je crois que vous en savez assez si vous avez lu le poème ! Vous pourrez dire qu'un matin, j'ai regardé ma vie insipide et que Guillevic m'a rappelé ce que j'avais oublié, que seules les choses simples ont de la valeur et Rosa Parks m'a fait signe de bouger. Et puis, c'est venu comme cela, une envie de m'écarter. Je ne suis pas sûr d'avoir envisagé vraiment qu'on puisse me suivre mais j'ai décidé de céder sans retenue à mon impulsion. On sait maintenant que je ne suis pas le seul... Je vous fais confiance, je vous demande de ne pas tout dire. » 

Le journaliste salua son hôte, il connaissait le cœur de son article et imaginait déjà le titre qui barrerait la une du journal local qui serait, il n'en doutait pas, repris au niveau national. 

« Les immobiles : enfants d'un poète et d'une icône »

 

Mais ce que l'article ne préciserait pas, c'était ce que le journaliste avait retenu du contenu du troisième cadre accroché chez le gardien de but.

Ça, le monde le saurait bientôt !

@Copyright 2016 Gérald FILIAS