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L'heure du thé

de Caroline MACÉ

Je n'étais à l'époque qu'un tout jeune journaliste, un débutant en quête de reconnaissance. Je recherchais le sujet époustouflant qui me permettrait d'écrire l'article avec un grand A. Papier qui, à coup sûr, me ferait connaître et lancerait ma carrière. 

J'habitais encore dans mon deux pièces d'étudiant où rien n'avait vraiment changé depuis que j'avais quitté la fac : le frigo était dramatiquement vide, à part quelques bières et du tarama et le cendrier débordait. Mes nombreux livres et revues étaient posés à même le sol et formaient çà et là des piles de hauteurs et largeurs différentes, joyeux capharnaüm qui aurait sans doute fait le bonheur d'un enfant bâtisseur de château. 

« Précisément, tu n'es plus un enfant maintenant » soupirait ma mère. « Tu pourrais quand même faire un effort ! » 

Mais moi, je n'en voyais pas l'utilité justement, de faire un effort ; je m'y sentais bien dans cet appartement. C'était mon repaire, et j'y passais la majeure partie de mes journées, assis derrière mon ordinateur. 

C'est en consultant les archives d'un journal local que je tombai sur une affaire intéressante et non résolue, vieille de plus de vingt ans. L'histoire avait fait grand bruit et avait été baptisée la Révolte des moutons par un éditorialiste ayant le sens de la formule : les femmes de chambre d'un grand hôtel réputé de la Côte Atlantique avaient fomenté une mutinerie contre leur directeur. Pendant des semaines, elles avaient mené une grève dure pour protester contre leurs conditions de travail. Elles avaient notamment, durant des jours et des jours, épandu des sacs entiers de poussière et de moutons dans le hall de l'hôtel pour tenter de se faire entendre. Mais leur patron était demeuré inflexible. Chacun restait campé sur ses positions, la situation semblait bloquée, et le problème, insoluble. 

Et puis, du jour au lendemain, le directeur de l'hôtel, Alphonse Bienvenu, un homme replet avec de grandes moustaches, avait disparu. Sans laisser aucune trace. C'est son épouse Solange qui, inquiète, avait donné l'alerte. 

Des moyens conséquents avaient aussitôt été déployés  - M. Bienvenu étant quelqu'un d'important, sans doute le plus gros notable de la région -. La police avait mené son enquête et les soupçons s'étaient rapidement tournés vers l'équipe des femmes de chambre frondeuses, et notamment vers Bérénice, leur chef de file. On l'avait même placée en garde à vue et interrogée. Et réinterrogée. L'officier de police qui avait mené les interrogatoires était à l'époque tellement persuadé de sa culpabilité qu'il avait fait tout ce que la loi lui permettait pour tenter d'obtenir des aveux. Mais cela n'avait rien donné. Faute de preuves suffisantes, et après avoir épluché et ré-épluché toutes les informations dont elles disposaient, les autorités compétentes avaient finalement classé l'affaire, au prétexte qu'après tout, un individu majeur a tout à fait le droit de mener sa vie sans rendre de comptes, et donc de disparaître. 

Cette conclusion faute de mieux eut un effet dévastateur sur Solange Bienvenu qui s’enveloppa dans une froide mélancolie, dépérit rapidement, et mourut de chagrin quelques mois plus tard. Le couple n'avait pas d'enfants, donc pas d'héritiers. 

L'hôtel fut fermé, les salariés, licenciés. 

Le corps d'Alphonse Bienvenu ne fut jamais retrouvé. 

Les médias, après en avoir fait leurs choux gras pendant plusieurs semaines se lassèrent, et, estimant qu'il n'y aurait pas d'ultime rebondissement, se désintéressèrent de l’affaire. Tout le monde oublia Bérénice. 

 

Il fallait que je lui parle. Cette histoire m'intriguait, cette femme aiguisait ma curiosité. Et je croyais fermement être capable de dénouer des fils que personne n'avait réussi à démêler jusqu'à présent. Un mélange de naïveté et d'arrogance sans doute... 

Étonnamment, je trouvai facilement ses coordonnées sur internet. Elle n'avait pas quitté la région. Sans vraiment réfléchir, je décrochai mon téléphone et composai son numéro. La sonnerie résonna dans le combiné une fois, deux fois, trois fois, dix fois... interminable. Et puis enfin, comme je m'apprêtais à raccrocher, une voix, à l'autre bout du fil : 

« Allô ? » 

Le ton était froid et cassant. Bérénice m'écouta en silence et accepta tout de même de prendre mes coordonnées mais, prétextant être très occupée, mit rapidement fin à la conversation et coupa la communication. 

 

Cela aurait pu s'arrêter là. 

 

Mais quelques jours plus tard, je fus agréablement surpris d'entendre à nouveau sa voix, cette fois douce et avenante. Bérénice avait réfléchi et mon projet l'intéressait. Elle m'appelait pour me convier chez elle. « Ça sera avec plaisir » avait-elle insisté. 

 

Bérénice habitait dans un petit village côtier, au fond d'une impasse si étroite, qu'on ne pouvait y accéder en voiture. « Garez-vous près de l'église » m'avait-elle conseillé. « Il y a un grand parking, vous y trouverez facilement une place. »

Effectivement, il n'y avait pas un chat. La station balnéaire, pourtant réputée et très prisée des touristes était déserte en cette saison. Voire même un peu glauque. Après avoir revérifié que j'avais bien mis des piles neuves dans mon dictaphone, je m'emmitouflai dans ma veste matelassée et montai à pied la petite côte qui menait chez elle. « Vous ne pourrez pas vous tromper » m'avait-elle expliqué au téléphone, « ma maison est la dernière de la rue. » Elle n'avait pu s'empêcher d'ajouter, d'un air satisfait : « Et sans aucun doute la mieux entretenue... » 

Le portillon en bois blanc était entrouvert et, ne voyant pas de sonnette, je me permis de le pousser pour pénétrer dans le jardin. Je gravis rapidement les quelques marches qui me séparaient de la maison, ayant la désagréable sensation d'être observé. En levant les yeux, je crus d'ailleurs voir bouger un rideau à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. 

À peine avais-je frappé que la porte s'ouvrit sur une femme que je reconnus aussitôt, sans l'avoir jamais rencontrée. À presque 70 ans, Bérénice était maintenant une vieille dame, mais son regard n'avait pas changé. Ces yeux étaient bien les mêmes que ceux qui avaient défié les milliers de lecteurs des journaux de l'époque. Elle me tendit la main en souriant : « Bonjour, vous devez être Joshua ? Je suis Bérénice. Entrez je vous en prie, ne restez donc pas dehors. Avec le froid qu'il fait, vous allez attraper du mal. 

- Euh, d'accord. Merci, lui répondis-je un peu désarçonné par ses manières et sa politesse. 

- Si ça ne vous fait rien, nous allons nous installer dans la cuisine. Je suis seule dans cette grande maison et je ne chauffe pas toutes les pièces. Ma cuisine est sans doute l'endroit où je passe le plus de temps, elle est confortable, nous y serons plus à l'aise » me dit Bérénice en m'invitant à la suivre. 

Elle avait raison, sa cuisine était charmante. Je m'y sentis tout de suite bien. II y régnait une douce chaleur et une odeur de caramel attisait mon appétit. Des casseroles de toutes les tailles étaient pendues au plafond et un petit poste de radio diffusait de la musique classique, du Satie je crois. Pourtant, quelque chose ne collait pas dans le tableau, mais quoi ? J'admirais sa collection impressionnante de boîtes de thé, lorsqu'elle croisa mon regard : « Elles sont belles n'est-ce pas ? Lorsque l'hôtel a fermé, avec mes économies, j'ai ouvert une épicerie fine. Café Thé, Chocolat : ma reconversion m'a énormément plu. J'ai gardé toutes ces boîtes, en souvenir. D'ailleurs, en parlant de thé, vous en prendrez bien une tasse ? J'ai justement un thé de Noël dont vous me direz des nouvelles... Il a la particularité d'être blanc, alors que la majorité des thés de Noël sont noirs. Comme tous les thés blancs, il doit être bien rincé, pour en éliminer la poussière, mais je vous assure qu'il vaut le détour. Ça vous dit ?

- Euh, oui... avec plaisir » balbutiai-je, pestant en moi-même de ne pas réussir à sortir plus de trois mots d'affilée depuis mon arrivée. 

J'étais un peu déçu en fait. Moi qui m'attendais à écrire un article sur les confessions tardives d'une tueuse, je me rendais bien compte que je m'étais monté la tête et que j'avais pris mes désirs pour des réalités : Bérénice ressemblait plus à une mamie parfaite qui aurait passé son temps à confectionner des gâteaux et des confitures qu'à une meurtrière manipulatrice. 


« Alors dites-moi, que voulez-vous savoir ?   Une fois attablés devant notre tasse de thé, je pus enfin lui poser les questions qui m'avaient amené chez elle. 

- Racontez-moi. Votre métier de femme de chambre ; les raisons qui vous ont poussée à vous mettre en grève, à l'époque. Je sais bien que c'est loin maintenant mais... » Mais Bérénice se soumit au jeu avec beaucoup de bonne volonté. Elle semblait apprécier le fait de creuser dans ses souvenirs, et de reparler de cette époque lointaine. Elle laissait parfois un silence s'installer entre nous, mais c'était pour mieux chercher ses mots et me répondre de la façon la plus honnête et complète possible, extrêmement studieuse. Elle me raconta les salaires bas, les dépassements d'horaires non rémunérés, les tâches épuisantes et l'absence totale de considération. Elle me décrivit avec moult détails le programme de ses journées : faire les lits, ranger, passer l'aspirateur, laver les planchers, enlever les taches, nettoyer et lustrer toilettes, robinets, éviers, baignoires et miroirs. Elle insista sur la cadence infernale que M. Bienvenu leur imposait, les dix chambres par personne à faire en une matinée quoi qu'il arrive, et comment des clients tardant à libérer une chambre pouvaient, sans le savoir, plomber son emploi du temps. Elle me montra ses mains, rugueuses et abimées, à force d'être au contact direct de l'eau ou des produits ménagers. Elle insista enfin sur la personnalité de M. Bienvenu, le directeur, et sur la façon dont il traitait l'équipe des femmes de chambre. 

« Vous savez, on n'est pas des chochottes, les tâches pénibles, ça ne nous faisait pas peur, mais le harcèlement psychologique qu'il nous fallait supporter en plus, à cause de lui, ça, c'était la goutte d'eau vous comprenez ? » Je ne pouvais pas en placer une mais ça oui, je comprenais. Je rebondis : « Et M. Bienvenu justement... » Je ne savais pas trop comment tourner ma question pour ne pas la blesser ou la braquer... « Avez-vous une idée de ce qu'il est devenu ? » Un long silence s'installa. Elle regardait par la fenêtre, et je n'osais plus bouger ni même respirer, m’attendant à me faire insulter ou même jeter dehors. « C'est une drôle d'histoire vous savez », commença-t-elle. 

 

Ce qu'elle me raconta alors dépassait tout ce que j'avais pu imaginer, même dans mes hypothèses les plus loufoques et alambiquées. Bérénice m'exposa toute l'histoire d'une traite, sans presque reprendre son souffle. 

Je m'efforçais juste de ne pas trop écarquiller les yeux et de garder une certaine contenance. 

En fait, ce qui s'était passé était dû à un mauvais concours de circonstances. Un matin, ulcérées de ne pas être entendues et surtout écoutées, Bérénice et ses collègues avaient fait irruption dans le bureau d’Alphonse. Au lieu de déverser leurs moutons dans le hall de l'hôtel, comme elles le faisaient habituellement, elles avaient littéralement vidé leur sac sur le directeur. Ce qu'elles ne pouvaient pas prévoir, c'est que ce dernier souffrait d'une forme rare mais extrêmement grave d'allergie à la poussière. D'abord rouge de colère face au culot de ses employées, Alphonse Bienvenu s'était soudainement mis à enfler. Son visage empourpré avait doublé de volume et le flot d'insultes qu'il réservait à Bérénice et ses collègues était resté coincé dans son gosier, obstrué par sa langue, qui avait pris toute la place. Il avait alors porté ses mains à sa gorge, cherchant désespérément de l'air. C'est là que Bérénice s'était rendu compte qu'il se passait quelque chose d'anormal. Mais c'était déjà trop tard. 

« Un choc anaphylactique », me dit-elle. Elle secoua la tête : « On n'a rien pu faire. » 

Passés les premiers moments de stupeur, Bérénice avait repris ses esprits et examiné la situation avec tout le sang-froid possible. Au vu des circonstances, et du contentieux qui les opposait à M. Bienvenu, elle se doutait bien qu'elles s'étaient mises dans de sales draps. Elle avait alors pris une décision. 

« Il ne fallait pas que cela se sache. Alors j'ai fait ce qu'il fallait.

– C'est-à-dire ? » mourais-je d'envie de lui dire, voulant connaître la suite. 

Mais il n'était pas nécessaire de la relancer, les mots semblaient venir tout seuls maintenant, comme s'ils étaient restés enfouis bien trop longtemps et ne demandaient plus qu'à s'échapper. Cet entretien semblait avoir une vertu cathartique sur Bérénice. 

« Nous avons caché son corps jusqu'au soir puis l'avons transporté la nuit suivante chez un ami crémateur, un homme de confiance, qui l'a incinéré sans poser de questions. Par affection pour moi, sans doute... Un ancien amour de jeunesse ! Il est mort il y a longtemps lui aussi. Nous ne savions pas quoi faire des cendres, alors nous les avons gardées. » Bérénice désigna de la tête la rangée de boîtes de thé. C'est là que je compris ce que j'avais vu sans voir en entrant dans la cuisine tout à l'heure : dans cette pièce douillette et propre, l'une des boîtes de thé était recouverte d'une pellicule épaisse de poussière. 

Je me figeai. C'était en fin de compte une urne funéraire que j'avais en face de moi. 

« Je mets un point d'honneur à ne pas nettoyer cette boîte, me dit-elle. Je veux être sûre que même son âme ne puisse jamais s'échapper. Il n'est plus que poussière. Condamné à être pour l'éternité ce qui l'a tué : l'apothéose d'une vie médiocre passée à exploiter les autres ! » Sa voix était calme mais ferme. Ses yeux brillaient. Ses mains, posées à plat sur la table, ne tremblaient pas. Bérénice ne semblait pas éprouver le moindre remords. Elle me faisait presque peur. Je ne voulais plus écrire mon article, je voulais juste me lever et partir d'ici le plus vite possible. 

Elle me sourit : « Ça m'a fait beaucoup de bien de vous parler. Mais vous comprenez que ce que je vous ai confié ne peut pas et ne doit pas sortir d'ici ?

– Oui oui bien sûr, cela me paraît évident. Vous pouvez compter sur moi. » J'avais joué le rôle de confesseur, en quelque sorte. 

Elle rit, elle paraissait soulagée. 

« Bien. Je suis contente que vous le preniez de cette manière. J'ai pris soin de droguer votre thé, vous ne sentirez rien. Alors dites-moi : quelle boîte choisissez-vous ? »

@Copyright 2016 Caroline MACÉ