Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

À deux voix

de Céline MINET

La rumeur les avait largement précédés. Ils étaient observés depuis qu’ils avaient mis le pied sur ce plateau de moyenne altitude, encerclé de montagnes, creusé de ravines et de drailles. Une route mal empierrée et sinueuse reliait les hameaux, épars. Mais les deux hommes ne l’empruntaient pas. Ils coupaient par les champs ou cheminaient sur les traverses de terre battue, excellents raccourcis. Ils allaient. Tranquillement. S’arrêtant pour contempler la brume qui se levait des tourbières au petit matin, caressant d’un geste amical la pierre dressée d’une mission, qui offrait un appui bienvenu à leurs dos fatigués. Ils ne demandaient jamais rien, ni un abri, ni un quignon de pain, ni la direction à suivre. Ils allaient, d’un pas sûr, dormant à la belle étoile, tirant leurs casse-croûtes de leurs sacs, comme s’ils connaissaient la méfiance innée des paysans du cru et le moindre recoin du pays. Pourtant, ils n’y étaient jamais venus. Foi de montagnard. Un petit roux aux joues tavelées, qui masquait à grand peine un mince sourire lorsqu’au détour d’une ruelle ou d’un bois, une femme se signait discrètement, détournant les yeux, pour conjurer le sort : les pelrous, ça porte malheur ! Quant à l’autre… aucun énergumène de son espèce n’avait jamais foulé le sol de cet endroit perdu. Immense, long comme un jour sans pain. Une longue capote, dont la manche droite, repliée et soigneusement cousue sur elle-même, battait la mesure à chacune de ses grandes enjambées, tombait sur des godillots usés. Un manchot. Un manchot à la peau noire, aussi sombre que les plumes d’un choucas ou d’un geai. Du jamais vu. Un chien les accompagnait. Un étrange loup blanc qui portait un bandeau sur l’œil gauche et vous traversait froidement de son unique œil bleu. Aussi, quand leurs silhouettes se découpèrent, au couchant, sur le sentier des crêtes qui menait à la métairie des Arbres, quelques dix fermettes accrochées à une pente boisée, les villageois, déjà avertis de leur venue, s’étaient tous claquemurés.

« Quelle hospitalité ! Ah, les gens d’ici !

Ne souffle pas ! Tu étais prévenu : ils sont juste… d’ici ! Allons chez Fifi, ce sera le plus simple. »

 

Ils se dirigèrent comme un seul homme, le chien sur les talons, vers la plus pauvre des masures, un peu à l’écart des autres bâtisses, se glissèrent sur l’arrière et grimpèrent dans le pailler, afin de s’y installer pour la nuit.

« Qui va là ? Vous me faites pas peur, maraudeurs ! »

La lueur d’une chandelle éclairait la bouche édentée et le visage ratatiné d’une très vieille femme en chemise de nuit.

« Ne craignez rien Fifi, nous voulons juste dormir au chaud et vous donner quelque chose de la part d’Hippolyte. »

La vieille recula, une main sur le cœur, dans une cuisine sombre, au plafond bas, où l’on distinguait, sur un mur, un âtre encore rougeoyant, et sur l’autre, des clapiers enchevêtrés et des poules, qui, dérangées dans leur sommeil, manifestèrent un long moment leur mécontentement. Quand le calme revint enfin, la femme balbutia :

« Mon petit ! Que savez-vous de mon petit ? Il a menti sur son âge, pour partir avec les autres… »

Assis sur leurs talons, près des braises ranimées, les deux hommes, Corentin et Mamadou, puisque c’est ainsi qu’ils se présentèrent, Corentin le rouquin et Mamadou l’Africain, racontèrent à sa grand-mère l’enfance de son petit-fils, Hippolyte, à ses côtés, à la métairie des Arbres, puis les moments qu’ils avaient partagés ensemble ces derniers mois. Le grand Noir tira de sa besace un harmonica et le posa délicatement dans la main ridée. Fifi porta d’abord le petit objet brillant à sa joue puis à ses lèvres. L’harmonica venait de lui rendre le dernier baiser du jeune homme, celui qu’elle n’avait pas eu, puisqu’il s’était enfui, la laissant seule avec des chèvres orphelines.

Le lendemain, après avoir coupé du bois pour la vieille et rafistolé son poulailler, ils la précédèrent chez Marie. La jeune femme, massive et silencieuse, occupa sans bouger l’embrasure de sa porte, puis s’effaça, les invitant à entrer, sur un petit signe de Fifi. Un objet du sac de Mamadou lui était également destiné. C’était une pipe, en bruyère. Une racine claire, comme les cheveux de Louis, son frère. Elle écouta, les yeux baissés, sans mot dire, le récit que lui fit Corentin, d’une drôle de voix, secouée de quintes de toux, des soirées passées avec Louis, enveloppées dans la fumée de cette pipe. Alors, elle la bourra, l’alluma, tira une bouffée et toussa à son tour, le regard brusquement envahi de larmes.

« Que c’est bon de sentir à nouveau l’odeur de ce tabac !

Oui, le tabac est fort mais l’odeur légère, pleine de gaieté… Est-ce que vous avez réussi à dégripper la pompe du puits ? »

 

Le trio rendit ensuite visite à Sylvestre, un vieux maigre comme un clou, le dos et l’esprit cadenassés, qui les accueillit dans l’étable, à l’heure de la traite, raide, le front appuyé contre le flanc de son unique vache.

« Comment va-t-elle ? … Marguerite ? Auguste nous a dit qu’elle avait eu des difficultés pour vêler ? ... »

La vache, qui jusque-là était restée immobile comme son maître, la tête obstinément plongée dans le râtelier, se tourna aussi sec vers eux d’un air interrogateur, et tous éclatèrent de rire. Au vieux paysan déridé, ils remirent la montre de son fils. Auguste. Sylvestre la remonta machinalement et son joyeux tic-tac résonna soudain. Le temps venait de reprendre son cours pour l’homme et la bête solitaires.

Quelques verres de gnôle plus tard et un volet réparé, Corentin, le chien blanc et Mamadou toquèrent à la porte d’Ida. La femme ouvrit sans hésiter et leur désigna d’une main tremblante la table derrière elle. Une table de ferme noircie par les ans mais récurée à fond, où elle avait dressé quatre couverts. Une fillette d’une dizaine d’années y était installée. Au sol, ils virent une écuelle. Bien pleine.

« Bonjour Joséphine ! Mamadou sait travailler le cuir, il va arranger tes souliers d’hiver… tu verras, même avec un seul bras ! C’est un sorcier ! »

Tandis que l’Africain au sourire lumineux calait astucieusement le soulier abimé entre ses genoux et tirait le nécessaire à ressemeler de son sac, la mère et l’enfant buvaient les paroles du pelrous. Sans songer un seul instant à se signer, comme le préconisaient les matrones superstitieuses du pays, elles mâchonnaient, qui une tresse brune, qui une tresse blanchie prématurément. De la besace, jaillit un briquet en laiton gravé, le briquet de Marius, l’homme de la maison, et du briquet, jaillit la flamme qui permit de réchauffer le ragoût pour le repas.

 

Le drôle de couple et l’animal au regard pénétrant se rendirent dans toutes les maisons du hameau, de la métairie, comme on disait ici. Toutes. Sans exception. La besace s’allégeait, la méfiance s’amenuisait et laissait place à une curiosité bienveillante. Pour ne pas dire à une attente fiévreuse.

 

Ils allèrent chez la toute jeune Irma, chez le doyen, Léon, Aristide le cantonnier, Marinette la fille-mère, Françou le bûcheron, Simone la veuve du Joseph, sans oublier Catherine la bonne du curé ou Jeannot le mécréant. Ni Elie, Jacques, et Isabelle. Partout, ils parlaient, donnaient une lettre, une photo, une fleur séchée, une écharpe… à une mère, un père, un oncle, une sœur, une fiancée, un vieux cousin. Jamais ils ne partaient sans avoir colmaté la fuite d’un toit, la fissure d’une grange, rapetassé une clôture, dépuré une fosse ou ramoné un conduit de cheminée.

Enfin, le petit rouquin et le grand noir, le loup borgne à leur suite, se rendirent chez Adèle, la femme de l’instituteur, Romain. Ils la serrèrent fort contre leur cœur, et lui tendirent, silencieux, un carnet bleu, couvert de pattes de mouche soigneusement tracées au crayon à mine. Le journal de son mari. La grande femme voûtée, tout aussi silencieuse que le trio, dévora les mots, et lâchant sa lecture, soupira :

« Merci ! Je comprends tout maintenant… »

Le tout dernier carreau auquel ils frappèrent fut celui de Lucie. Un gamin, un presque adolescent, les cheveux en bataille, un éclat de provocation dans le regard, les pria d’entrer.

Les deux hommes restèrent un instant immobiles sur le seuil, gauches. Emus. Mamadou souleva le garçon, qu’il appela Gaspard d’une voix brisée, et qu’il écrasa sur sa poitrine musculeuse. Là, ils n’avaient rien à donner. Juste à raconter. A raconter le courage de leur ami, sa droiture et sa bonté. Rien à laisser ? Si ! Justement, l’illustration vivante de ce qu’ils disaient !

« Lucie, voici Croc blanc. Adrien a trouvé ce chien terré dans un abri, blessé. Il l’a soigné. C’est une brave bête, un chien nordique, qui se plaira ici. Il l’a baptisé Croc blanc, car Romain venait de lui offrir un roman qui porte ce titre. Et voilà aussi le livre en question. Pour toi, mon garçon. Il parait que tu es le meilleur élève du pays. »

 

Lorsque Corentin le rouquin et Mamadou l’Africain quittèrent la métairie des Arbres pour s’en retourner chez eux, femmes, enfants et vieillards leur firent une haie d’honneur dans la grand’rue et agitèrent les bras bien longtemps après que leurs silhouettes eurent disparu dans le levant, sur le sentier des crêtes. Avant les premières neiges de l’hiver.
 

C’était fin décembre 1918.

 

Rien ne laissait supposer que les destinées de ces deux étrangers croiseraient un jour celles d’Hippolyte le chevrier, Louis le rigolo, Auguste, Marius le cordonnier, Ferdinand, Sylvain, Anatole, Jo le bouvier, Pierrot, Clément, Tiénou, Zéphirin, Romain le maître d’école et Adrien son meilleur ami, tous nés dans un coin oublié des montagnes pyrénéennes. L’Histoire, ou la politique, en avait décidé autrement.

 

Corentin le fantassin breton et Mamadou l’artilleur sénégalais étaient les deux seuls survivants d’une escouade entièrement composée d’hommes de la métairie des Arbres. Les sanglantes batailles de 1916 ayant décimé leurs propres régiments, ils avaient été incorporés dans une compagnie du midi. Un soir de 1917, Adrien avait refusé tout net de monter en première ligne. Et Romain, le dernier gradé de la compagnie, avait reçu l’ordre de le fusiller. Au petit matin, devant son ami attaché au poteau d’exécution, il avait retourné l’arme contre lui. Cela ne sauva pas Adrien. On laissa leurs corps exposés aux regards. Les autres gagnèrent le front pour effectuer une relève. En marche forcée. Le secteur était totalement submergé par une vague de boue liquide, ils progressaient avec difficultés, l’eau montait à la poitrine. Se maintenir debout procédait de l’exploit. Tout bougea soudain, l’artillerie tonna. Et tonna encore. Deux jours plus tard, les secours vinrent chercher les corps dans cette mer de boue. Les tirs de l’artillerie française, un peu trop courts, avaient fauché une cinquantaine des leurs, dans leurs propres rangs. Tous les soldats de la métairie des Arbres étaient morts ce jour-là. Mamadou avait perdu un bras. Corentin, frigorifié, prisonnier de la masse des cadavres, réchappa de justesse à une grave pneumonie.

 

Non, rien ne laissait supposer que ces hommes, l’enfant de la brousse et le fils d’un petit notable de Dinan, chemineraient un jour ensemble, en compagnie d’un chien de traineau estropié, destiné à tirer le ravitaillement de chasseurs vosgiens, vers un village dont ils ignoraient totalement l’existence quelques mois auparavant. Pour y rendre, à deux voix, un peu de l’humanité disparue dans les tranchées.

@Copyright 2018 Céline MINET