Coup de cœur

Soirée de Meudon

de Corinne VALTON

Mouchoir de batiste pressé sur les lèvres, un homme tousse et titube sur un trottoir de Meudon. Faible, pâle, cernes bistres, il s'arrête. Il lit sur une plaque de cuivre qu'ont ternie les intempéries qu'un médecin habite la villa qui lui fait face.  « Dieu soit loué ! » murmure le visiteur nocturne qui sonne à la porte.

Des chiens, dissimulés par les ombres et la végétation, aboient. Ils sont nombreux, agités. Le malade frissonne, craint quelque chose dont il méconnaît le nom. Le médecin, dont la silhouette se dessine derrière le vitrage, braille :

« J'achète rien ! Foutez le camp !

– Pardon, cher monsieur, si mon audace dérange votre quiétude, mais je sollicite l'aide du praticien, que la plaque, lue attentivement sur ce muret à l'instant, indique que vous êtes mais qu'il conviendrait sans doute de rectifier ou enlever si vous n'exercez en rien l'art noble d'Hippocrate. »

La lumière extérieure jaillit.

Les paupières du malade clignent alors que le propriétaire des lieux, allure populacière, surgit de sa tanière, saisit l'homme par le col de sa pelisse en loutre et l'entraîne. Trop las pour résister, une toux rauque projetant des gouttelettes de sang sur le carrelage du corridor, l'inconnu se laisse guider. Sous la chiche clarté d'un plafonnier antédiluvien, le médecin de Meudon examine l'homme blême et s'exclame :

« Foutre ! En vlà un affure ! Le meilleur écrivain du vingtième, chez moi, à se faire saigner le gosier !... le plus doué, qu'ils ont décrété... le Goncourt, au monsieur... qu'ils s'en sont toujours pas remis à bavasser dessus... 400 pages pour narrer qu'il aimait trop sa maman... deux phrases, qu'il m'aurait fallu... pour mon génie... mais tous tocards et vendus !... ramassis de crétins !... au fumier, le grand génie !...

– Je n'entends goutte à vos récriminations, monsieur et...

– Ben voyons !... Pas assez de subjonctifs à rallonge... j'ai trouvé un style, moi... pomponné mieux qu'une danseuse... du travail... à pas croire... des pages... du rentre-dedans à s'en retourner les boyaux... le tout fumant... la sensation dans les lettres... qu'vous en restez tout ébaubi sous votre jaquette... »

Le malade tousse, s'effondre, exténué, sur un canapé qui fleure l'urine de chat. Il ferme les yeux. Longtemps, il s'est alité de bonne heure et quelle que fût la chambre, il y suffisait d'un détail pour que le processus de la mémoire s'enclenchât et le conduisît à Combray, auprès d'aubépines fleurant bon l'enchanteur paradis perdu...

« Eh ! Il s'endort pas, le grand prosateur, il avale sa potion... faudrait voir à pas oublier de payer, après... tous rats !... mais seulement pour eux, encore et toujours, les honneurs et tout le saint-frusquin !... Ah ! La gloire et la caresse du public dans le sens de son gros poil... et que tout ça dégouline et qu'ils en salivent, pire que mes chiens sur la carne que j'leur balance... et pour moi, vas-y, rien !... des insultes, des crachats... de plus pauvres que moi à soigner quand même, à écouter suinter des tripes puis à supplier sur mon gilet, qu'ils en pleureraient et qu'ils me prendraient pour la Vierge Marie à tant vouloir que je les sauve... mes pauvres, bien laids, bien cons... faut-il les aimer et qu'il m'en dégoûte d'être trop bon à la fin... ils sont dans l'illusion de vivre... coûte que coûte, qu'ils s'accrochent, ces charognes, malgré que la vie ait été bien sale avec eux, bien dégueulasse, et depuis le début encore... qu'elle les ait retournés, vrillés, creusés, sans pitié jamais, qu'ils s'habituent, qu'ils en redemandent... à naissance de rien : vie et mort de larbin... faut s'attendre à quoi d'autre quand on atterrit dans cette lèpre des hommes... »

Abreuvé de paroles auxquelles il ne comprend pas grand-chose, le malade accepte de boire néanmoins le remède que lui tend l'étrange docteur. Cet homme ne ressemble pas à ceux qui ont soigné l'asthmatique sa vie durant, celui-là ne porte pas de costume, ses vêtements sont usés et de coupe modeste. La seule fantaisie, l'unique élégance qui habille le médecin s'affiche dans les couleurs et l'air mutin, gavroche, d'un foulard qui cache son cou. Tout en écoutant l'homme de science vanter sa propre écriture, une littérature de l'humanité, de celle qu'on ne cueille pas dans les salons mondains entre deux bouchées de madeleine au thé mais les mains dans sa fange, sa crasse, ses turpitudes et son sang, le patient d'un soir observe le médecin aller et venir, remarque sa claudication.

« Vous souffrez, monsieur, la douleur à votre jambe nécessite probablement que vous vous reposiez. Je ne veux pas vous déranger plus longtemps et...

– Taisez-vous donc ! Mort seulement, je me reposerai... j'veux pas avoir le temps avant...

– Le temps qui passe, qui s'étire, qui revient, qui nous lie à l'avant, à l'après. Un mécanisme fascinant, n'est-il pas ? Tout instant est éternité.

– Ouais... du moment qu'on a une montre, le reste... mais ça vous botte, tout ça, hein ? Ça vous titille l'âme et la plume. »

Le médecin s'assoit auprès du malade et le fixe. Les deux hommes se regardent. Ils sont là, ils sont deux, ils sont seuls. Les frontières tombent à la croisée des chemins. L'un voit d'abord la maladie pulmonaire de l'autre sur des traits tirés et une respiration saccadée, puis des yeux noirs immenses, comme innocents, comme paresseux, où s'alanguissent une intelligence désarmante mais aussi la solitude de celui qui cherche, toujours, tout le temps. Un cri muet, ou qui chuchote, derrière l'impeccable façade. L'autre examine le visage sans harmonie devant lui, ses cicatrices, une sorte de ruse et d'amabilité qui combattent, effrayantes, une rage contenue, le cynisme, la sensibilité d'une peau sans son fard, une recherche, là encore. Mais en un cri qui engloutit, qui ravage. Et puis, cette certitude...

« Vous ne m'aimez pas, monsieur, affirme soudain le malade, sourire poli.

– Non, pas vraiment... c'est une histoire qui est longue et qui a mal commencé... mais je vous concède un certain talent... je sais lire, ne suis pas aveugle... un peu sourd, une oreille qui bourdonne à cause du bruit de la guerre, vous savez... non, c'est vrai, vous ne savez pas.

– Non, certes, vos souffrances ne sauraient être les miennes mais vice versa, docteur, vice versa. Croyez-m’en si vous le pouvez mais je connais le bruit des hommes, cette incessante fourmilière. Je me suis barricadé, ai érigé des barrières avec des volets et des couvertures de dérision pour me protéger du mensonge qui parle fort, qui aveugle. Cette hypocrisie du monde qui était le mien.

– Une malédiction que les autres pour les sensibles, vous avouerez !... dans laquelle on se vautre malgré tout... pas le choix. »

Le médecin baisse la tête, ses mains se serrent puis, bravache, moqueur, conclut : 

« Finalement, cher grand écrivain, on se ressemble, vous et moi. Dans le fond, bah, on voudrait juste un peu de bonheur... et rien que ça, comme tous... on écrit, nous autres, parce qu'il faut creuser, parce qu'autour de nous c'est bien pourri et vicieux, sous des formes différentes... on n'est guère heureux à notre place de hasard alors on s'en va... à notre manière... on tente la fuite écrite parce que c'est tout ce qui reste... enfin moi, j'ai ma Lili, j'ai Bébert... mais vous... à force de glisser dans le souvenir et les chichis mondains, la vie, vous l'avez guère tâtée dans son entier, guère embrassée là où elle transpire... De toute façon c'est trop tard et vous ne devriez pas être là... »

Alors, brutal, secouant son patient sans ménagement, son hôte le redresse et le mène en boitant jusqu'à la porte d'entrée.

« Vous êtes foutu au fait. Vous le savez ?

– Oh... À vrai dire, docteur, je pensais même avoir déjà trépassé. Je ne reconnus rien en ces villes que je traversai avant d'échouer ici et me crois à présent fantôme, quelque émanation issue de l'imagination des lecteurs et qui me retiendrait ici-bas, égaré.

– Le fameux narrateur à la recherche de son époque et de son temps perdus ? 

– Oui ! C'est tout à fait cela.

– Vous bilez pas. La nuit est longue, croyez-moi, on n'en voit jamais le bout... mais vous trouverez peut-être ce que vous cherchez, à la fin de votre voyage. »

@Copyright 2018 Corinne VALTON