Coup de cœur

Dix secondes

de Adèle GOLIOT

Danilo avait très exactement dix secondes pour se décider. 

Cela lui sembla une éternité. 

S’ils roulaient depuis plusieurs heures maintenant, partis très tôt de Canindé ce matin-là, les rayons du soleil semblaient inexorablement les devancer ; où qu’ils aillent, la chaleur les attendait, fidèle au tournant. Pourtant il était à peine huit heures. À ses côtés, sur le siège passager, Amanda était belle. Il ne pouvait s’empêcher de l’observer tout en gardant un œil sur la route. Elle le troublait et les gouttes de sueur, de plus en plus nombreuses, qui perlaient sur sa peau brûlante avant de se glisser dans son décolleté, le rendaient fou. Il avait envie de l’embrasser mais craignait de gâcher une si belle amitié. Ressentait-elle la même chose ? 

Tous deux originaires d’Aracaju, dans le nord-est du Brésil, ils avaient grandi à quelques rues seulement l’un de l’autre. Ils avaient fréquenté la même université mais ne s’étaient jamais parlé ni même remarqués pendant leurs études, toujours à quelques salles et partiels d’écart. Face au coup d’État de 2016 et à la destitution de la présidente, ils étaient entrés en résistance. Chacun de leur côté, ils avaient participé aux grands rassemblements du Peuple Sans Peur. C’est lors d’une de ces manifestations, au milieu de milliers d’autres personnes, après des années passées à se croiser sans se rencontrer, qu’ils étaient enfin tombés l’un sur l’autre. Ce jour-là, le soleil tapait fort et Danilo était littéralement tombé dans les pommes. Amanda avait vu ce jeune homme chétif se décomposer et chanceler sur le côté. Elle s’était approchée pour lui donner de l’eau. Ils avaient échangé trois mots puis leurs numéros. Deux jours plus tard ils se retrouvaient une bière à la main pour faire plus ample connaissance. C’était le destin, comme dans les comédies romantiques qu’il téléchargeait illégalement et qu’il regardait sur son téléphone, qui les avait rapprochés. Danilo en était persuadé. Il croyait au destin.

Depuis, ils étaient devenus amis. Plus les semaines passaient plus la fascination de Danilo pour Amanda s’enflammait. Il avait l’impression qu’elle était la femme de sa vie mais ne savait pas comment se déclarer sans paraître un peu idiot. Plus intelligente que lui, elle avait de l’humour et de la répartie. Il avait peur de se ridiculiser. Peur de ne pas être sur la même longueur d’onde. Se doutait-elle seulement de quelque chose ? Peur d’avoir trop attendu, que l’amitié ne se soit déjà que trop installée… ou au contraire d’aller trop vite, que son geste soit précipité, grossier, déplacé. Depuis qu’il militait contre le gouvernement de Michel Temer, il avait eu beaucoup de premières fois. Première fois en garde à vue. Première fois tabassé dans un commissariat. Première occupation d’un bâtiment public, le Ministère de la Culture, qu’une réforme menaçait de fermer et au sein duquel ils avaient planté leurs tentes en signe de protestation. Premier anniversaire sans son père. Premier cours de féminisme organisé par Amanda et d’autres camarades de lutte. Les réflexions et les témoignages l’avaient particulièrement ébranlé, le laissant pétri d’incertitudes. Comment aborder une fille aujourd’hui, en 2018, après les vagues de #MeeToo et les accusations de harcèlement fleurissant à l’international ? Mieux valait-il l’embrasser ? Lui prendre la main ? Lui dire ce qu’il ressentait ? Ses pensées s’emmêlaient dans sa tête et il tenta de se concentrer sur la route bordée de cactus aux formes étranges ornés de gros fruits rouge vif, des figues de Barbarie.

Il était presque neuf heures. La chaussée chaotique, en plein cagnard, n’en finissait plus, semblant elle-même transpirer à grosses gouttes. Au loin, deux petits points se rapprochaient lentement sur la ligne d’horizon. Progressivement, les points devinrent silhouettes et les silhouettes devinrent hommes : un vieil ouvrier noir au visage marqué par le temps et un deuxième homme plus jeune. Ils portaient des machettes brillantes à la ceinture. Soudain, le vieil homme tomba sur le bord de la route. Un. Deux. « T’arrête pas ! » cria-t-elle depuis le siège passager, comme par réflexe. « Surtout, t’arrête pas ! » Trois. Quatre. Il le vit convulser au sol au loin. « C’est un piège ! Continue ! » Cinq. Six. Le deuxième homme fit de grands signes de détresse pour leur demander de l’aide. Sept. Huit. Le vieil homme ne bougeait plus. Neuf. Son compère tomba à genoux. Dix. La voiture passa en grand fracas, faisant voler la poussière autour de ces deux silhouettes qui, après quelques dizaines de mètres, redevinrent des points oubliés de l’histoire, perdus entre deux figuiers de Barbarie.

Danilo décida de ne pas s’arrêter. Il avait entendu parler de ces bandits qui piégeaient les voitures, rackettaient leurs occupants ou, pire, tuaient les voyageurs trop crédules et les inconscients qui tentaient de résister. Il laissa la peur décider de ces dix secondes puis, passés le choc et l’émotion, se surprit à être plus serein. Avoir échappé à cette attaque, frôlant la mort de si près, sauvant celle qu’il aimait, lui avait donné des ailes. Il était devenu un héros de comédie romantique. Il déclarerait son amour à la prochaine pause à Amanda et il savait déjà comment s’y prendre : il lui tendrait une tasse de café trop sucré et, tandis qu’elle le remercierait avec un grand sourire, il lui prendrait la main. Tout semblait plus simple. Un an plus tard, ils se marieraient en grandes pompes alors qu’elle attendrait son premier enfant. Ils seraient heureux ensemble. Leur histoire durerait longtemps. Plus longtemps que dix secondes. 

Depuis la veille, Sir João ramassait des plants de manioc. Son dos douloureux et ses articulations altérées le ralentissaient. Le soir, il n’avait toujours pas fini la parcelle et le fazendeiro refusa de payer un travail incomplet. Sir João avait besoin de cet argent alors il resta travailler toute la nuit. Il n’avait plus d’eau ni plus rien à manger. Il n’avait que sa machette, ses mains pleines et ces plants de manioc à arracher. Tête baissée, dos courbé, il ne vit ni le soleil se coucher ni le ciel accoucher d’une poignée d’étoiles tremblantes. Il travailla jusqu’au petit matin où, enfin, il fut sous-payé. Un compagnon de travail, le voyant à bout de forces, insista pour le raccompagner. Ils marchaient côte à côte sur la route ensoleillée, les machettes à la ceinture, quand au loin une voiture arriva. Et c’est ainsi que, sous-alimenté, déshydraté, épuisé après une journée et une nuit de travail, le vieil homme tomba en convulsant. Sir João ne vit pas son ami faire de grands signes qui effrayèrent la passagère de la voiture et le conducteur qui, croyant avoir affaire à un guet-apens, accéléra en les croisant. Sir João ne vit pas son ami appeler l’hôpital qui, croyant à un piège pour voler du matériel médical, refusa d’envoyer une ambulance. Sir João ne vit pas ses deux fils arriver en catastrophe en camionnette, le soulever inerte et le jeter sur la banquette arrière avant de filer en direction de l’hôpital. Sir João ne vit qu’une voiture qui arrivait au loin, faisant voler la poussière de cette piste aride. Dix secondes plus tard, il était mort au milieu des figuiers de Barbarie.

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