Coup de cœur

Deux siècles après

de Nicole GIRAUD

J’ai longtemps cherché comment réussir à m’échapper de ce coffre en bois massif dans lequel je m’étais laissé enfermer il y a maintenant près de deux siècles. Je pensais avoir renoncé définitivement jusqu’à ce soir de mai où j’ai reçu une visite aussi impromptue qu’inattendue.

Je m’étais assoupi quelques instants après avoir avalé rapidement les quelques poussières qui avaient bien voulu me rendre visite ce jour-là. C’était mon seul repas journalier, maigre pitance certes, mais suffisante pour laisser la vie parcourir tout mon corps et me garder intact.

Je n’avais aperçu dans un premier temps qu’une masse de cheveux blonds tout bouclés et entendu une voix cristalline m’appeler timidement. Je m’étais retourné brusquement. Est-ce bien moi que cette voix semblait chercher. C’était bien mon nom que ces lèvres prononçaient doucement.

« Ah enfin le voilà,  s’exclama la voix, je l’ai trouvé ! »

Elle me retira délicatement du coffre. Je mourais de peur que la porte se referme brutalement sur ma boîte. Tout se passa bien. Les mains qui s’étaient saisies de ma personne me paraissaient bien attentionnées. Ma boîte s’ouvrit avec une facilité qui sur le moment me décontenança. Il était donc si enfantin de s’échapper de cette prison. Il suffisait de recevoir la visite de deux mains curieuses et je me retrouvais en un instant dans la lumière du monde.

Lumière, j’exagère peut-être un peu. Elle n’était constituée que d’un simple halo qui s’échappait d’une fenêtre ronde. Pour moi, qui avais vécu dans l’obscurité de ma vie pendant toutes ces années, elle me fit l’effet d’un feu d’artifice.

Vous ne pouvez pas vous imaginer comment à cet instant je sentis que mon existence allait enfin changer. Je basculais entre ses mains comme un fétu de paille. Mon corps oscillait suivant les mouvements du sien. Déjà me dis-je, nous sommes déjà si proches. Elle ne me connaît pas. Je la vois pour la première fois et pourtant elle me paraît si familière.

Une terreur m’envahit soudain. Je dois sonner horriblement faux. Pensez, deux siècles que je n’ai pas émis un seul son. Saurais-je encore chanter ? vibrer ? Mon âme, mon âme où es-tu, ma fidèle amie, toi qui ne m’as jamais abandonné même au plus profond de mon désespoir.

Je sens une douce étoffe caresser mon corps. Elle doit vouloir retirer mes poussières chéries. Elle a raison. Je ne pourrais jamais chanter avec tout cet amas sur moi. Fais attention au mi ma jolie il a toujours été un peu plus fragile que les autres.

Soudain, je perçois un bruit sourd. D’où vient-il ? Non, surtout ne me dites pas que c’est moi que je viens d’entendre. Ce n’est pas possible. J’ai été conçu par le plus grand luthier de mon époque. 

Il ne peut pas rester de mon âme cette sonorité sortie tout droit de l’enfer des sons. Ce n’est pas mon sol qu’elle a tenté de jouer. Il ne ressemble à rien de connu.

Oh mais elle me chatouille maintenant. Non  pitié demoiselle je crains terriblement les chatouilles. J’ai compris. Elle essaie de m’accorder. Elle a l’air de s’y connaître la petite.

Je suis si fatigué après toutes ces années. Mes cordes, je vous en supplie un petit effort, non un grand, cela fait si longtemps. Je sais, je vous demande beaucoup. La petite mademoiselle insiste tellement.

Maintenant, je l’observe du coin de l’œil. Elle est jolie comme un cœur à prendre. Je lui donne 20 ans pas davantage. Alors mademoiselle, vous êtes musicienne. Je l’entends. J’ai l’habitude vous savez. J’ai donné tant de concerts. 

C’était avec lui. Le plus grand musicien de tous les temps, écrivaient les critiques. Pour moi il était le meilleur parce que lui et moi nous ne faisions qu’un. Il était magnifique dans son costume noir. Il me faisait vibrer comme jamais. Personne avant lui n’avait fait aussi bien chanter mon âme. Une âme ensorcelée par la plus belle histoire d’amour voilà ce que j’étais. Je ressens encore sur moi la tendresse de ses doigts, la douceur de ses mains. Il me parlait d’une voix suave avant chaque concert, m’encourageant. Comme s’il n’avait pas compris que je lui étais absolument acquis. Je ne le décevais jamais.

J’entends encore les applaudissements et les cris du public dans les salles. C’était pour nous deux un grand honneur de voir notre travail aussi bien récompensé. Vous ne pensez pas que notre notoriété était arrivée toute seule, ni même, facilement. Il nous a fallu répéter et répéter encore, jusqu’à atteindre un semblant de perfection.

Je l’aime toujours. Je n’ai jamais cessé de l’aimer. Pourtant, c’est bien à cause de lui que je moisis dans ce grenier. Un accident terrible, les chevaux de la voiture se sont emballés à cause d’un chien errant qui traversait la rue. Personne n’a réussi à les retenir dans leur course folle. Sa femme et sa fille unique sont restées coincées dans la voiture et les secours sont arrivés trop tard pour les sauver.

Après ces terribles événements, il refusa tous les concerts. Au début, je pensais que la musique pourrait le raccrocher à la vie. Non, il sombra. La musique s’est tue et moi avec elle.

Il m’a rangé méticuleusement dans la boîte qui me servait de domicile. Il a mis la boîte dans le lourd coffre en chêne du grenier. Et depuis, le magnifique instrument que je suis attend un sauvetage inespéré.

Elle est vraiment douée. Un miracle est en train de s’accomplir. Je viens d’entendre un de la plus belle envergure, grave à souhait. Je renais à la musique. Je voudrais hurler de joie, mais seul, je ne peux pas, j’ai besoin d’elle.

Je suis, au fur et à mesure grâce à son insistance, de plus en plus en accord avec elle.

Va-t-elle me jouer ? Oui elle fait un essai. Tiens, mais je ne connais pas cette musique.

Elle pourrait au moins respecter mon grand âge et me ravir avec un morceau que je connais par cœur. Je ne vais tout de même pas devenir un vieux bougon à mon âge.

Je me souviendrai jusqu’à la fin de mes jours de notre dernier concert.

Il était magnifique dans son costume d’un noir de jais, sa chemise blanche qui tentait de retenir les boucles noires de ses longs cheveux. Ses yeux étincelaient comme deux miroirs bleus au soleil. Son cœur contre le mien battait la chamade comme pour un premier rendez-vous amoureux. Nous étions honorés ce soir-là de la présence de notre roi.

Nous n’étions intimidés ni l’un ni l’autre par cet illustre honneur. Nous avions tellement l’habitude de jouer et de nous fondre ensemble dans la musique. Mais ce soir-là semblait différent de tous les autres. Avions-nous pressenti que c’était le dernier ? Je ne pourrais pas répondre par l’affirmative. Je me souviens simplement que nos cœurs tremblaient davantage, nos corps étaient plus nerveux. Nos souffles peinaient à nous rassasier, et rendaient notre respiration plus haletante.

Son visage soudain se leva, ses miroirs bleus dirigés vers le haut plafond sculpté d’or, humant l’air pour chercher la concentration tant attendue. L’orchestre a commencé à jouer. Il ouvre toujours la musique.

Ce fut à nous, concerto de Mozart, mon bien-aimé. Je n’ai jamais si bien chanté. 

Mon âme vibrait à l’unisson avec la sienne. Nos corps emmêlés, soudés l’un à l’autre. Je me retournais avec lui. Mon corps suivait le sien, deux vagues déferlantes dans un duo précis et singulier. Son archet caressait mon corps, le faisait sursauter d’un violent coup d’accord. Dans cette danse fatale mon âme retentit du son de l’infini, celui de l’extrême à jamais consenti, jusqu’à la note finale qui nous laissa sans vie.

J’entends encore les applaudissements et les cris d’émerveillement des spectateurs présents ce soir-là dans la salle. Ils étaient tous debout devant nous. Nous nous éveillions à peine de nos étourdissements musicaux. Il saluait la foule, vibrant gladiateur vainqueur d’un puissant combat.

J’étais fier de nous. Mon corps était rempli de notre amour partagé, des sonorités limpides et puissantes sorties de notre harmonie. J’ignorais à cet instant que c’étaient nos derniers cris, nos derniers soupirs. Notre amour allait changer de destinée.

Je la vois installer un pupitre avec précision. Elle pose une partition. J’essaie de lire le titre, je n’y arrive pas.

Elle me saisit avec beaucoup de délicatesse. Je me penche pour mieux voir le texte, « concerto …de … Sibelius ». Je ne connais pas ce musicien et encore moins ce morceau. Une angoisse m’envahit. Je ne vais jamais y arriver. J’ignore tout de cet inconnu qu’elle me demande de jouer. Je viens d’oublier en un instant que c’est elle qui lit, elle qui me conduit. Je n’ai qu’à suivre, me laisser faire, me laisser envahir par les sons et les faire résonner de la plus belle façon.

Nous commençons. Je n’ai jamais entendu pareille musique. Sibelius, un enchanteur, la douceur et la puissance de la mélodie me troublent. Elle, est parfaite. Quelle magie ! 

Le bonheur enfin retrouvé, les sens en plein éveil mon âme s’émerveille. Je fonds de plaisir, j’exulte de joie, moi, l’antique violon revenu à la vie, deux siècles après.

@Copyright 2018 Nicole GIRAUD