Coup de cœur

Une ville, deux femmes

de Jean-Christophe PERRIAU

Une ville, deux femmes. Brisées, à bout de forces, incapables de se tourner vers l’avenir sans y voir autre chose qu’un trou béant, aussi sombre qu’effrayant, qui menace à tout instant de les engloutir.

Deux femmes ballotées par le sort, résignées, qui ont fini par ne plus rien attendre de ce monde trop grand pour elles.

Deux femmes qui ont pourtant cru, durant un bref instant, posséder la clé du bonheur.

Deux mères.

 

Au nord de la ville, Eva, la brune…

Elle entend le bébé pleurer, émerge lentement de son somme, se lève avec difficulté. Le couloir, trop sombre, trop long. Elle arrive devant la porte de la chambre, fermée, recouverte d’autocollants.

Elle colle l’oreille contre la porte. Le bébé ne pleure plus. Elle ferme les yeux, lutte contre la migraine qui a réapparu dès qu’elle s’est levée. Elle attend quelques secondes que le monde cesse de tourner autour d’elle.

Elle ouvre la porte. Les rayons du soleil filtrés par les stores dessinent des traits sur la tapisserie ornée de lapins roses, zèbrent les barreaux du lit.

Elle avance doucement, manque d’écraser une girafe en plastique. Se penche sur le berceau.

Vide.

 

Au sud de la ville, Maud, la blonde…

Elle entend le bébé pleurer, sans arrêt, braillant à s’en rompre les cordes vocales. Depuis combien de temps hurle-t-il comme ça ? Que font les parents ?

Elle émerge lentement de son coma, secoue la tête. Une vive douleur vient lui vriller les tempes, comme pour lui souhaiter la bienvenue après cet extraordinaire et trop bref voyage.

De l’autre côté de la cloison, le bébé continue de crier. Son fils. Elle le sait, maintenant que son esprit a réintégré son corps. Elle se lève avec difficulté. Le couloir, trop sombre, trop long. Elle arrive devant la porte de la chambre, ornée d’un joli trou, à un mètre du sol. Un coup de poing, dont elle ne se rappelle plus les raisons. Encore moins l’auteur.

Elle colle l’oreille contre la porte. Le bébé pleure toujours, la voix affaiblie par la fatigue… mais il pleure toujours. Elle ferme les yeux, lutte contre la migraine qui ne l’a jamais réellement quittée. Juste une brève mise en veille tant que la drogue faisait son effet.

Elle pousse la porte. La pièce est plongée dans l’obscurité. Une forte odeur d’humidité et de merde lui saute à la gorge. Elle avance vers le lit à barreaux, écrase en passant une girafe en plastique qui couine bruyamment. Elle allume la veilleuse et se penche sur le gamin.

Elle voudrait que le berceau soit vide.

Mais il est là, le visage couvert de larmes, la morve au nez, le corps secoué de sanglots. 

 

Eva s’assoit à la table de la cuisine, soupire tristement. Elle regarde par la fenêtre, sans réellement voir ce qu’il se passe dehors. Sachant simplement que le bonheur est là, dans la ville, si proche et pourtant hors d’atteinte.

Elle ne s’habituera jamais à ce brutal retour à la réalité. Elle ne s’habituera jamais à la terrible sensation de remonter trop rapidement, de se fracasser contre la surface de l’eau. Elle ne s’habituera jamais à la pression qui l’écrase alors qu’elle quitte ce monde dans lequel l’alcool la plonge, un monde qui lui semble bien plus réel que celui dans lequel elle se noie chaque jour et qu’elle voudrait oublier.

Combien de fois s’est-elle réveillée ainsi, en sueur, persuadée que les pleurs sont réels, que son enfant est là, dans son berceau ? Sera-t-elle un jour débarrassée de ces faux espoirs qui ne font que la renvoyer à sa triste réalité ?

Elle a lu que la perte d’un membre, d’une main, pouvait être ressentie pendant des années. C’est exactement ce qu’elle éprouve. Depuis que son enfant l’a quittée. La perte d’une partie d’elle-même. Un manque incommensurable. Qu’aucune greffe ne pourra combler.

Elle dévisage la bouteille devant elle avec autant d’envie que de répulsion. Elle sait qu’elle va boire, vider celle-là avant d’en attaquer une autre. Ce qu’elle ne sait pas, ne sait plus, c’est si elle boit pour oublier, pour effacer les traces laissées par les cauchemars, ou si elle boit justement dans l’espoir de les raviver, d’entendre à nouveau les pleurs du bébé. Car cet instant, tout douloureux soit-il, est à peu près le seul moment où elle se sent encore un peu en vie. 

Elle dévisse le bouchon et replonge en eaux troubles, dans ce monde où elle n’est pas une mauvaise mère. 

 

Maud s’assoit à la table de la cuisine, soupire tristement. Elle regarde par la fenêtre, sans réellement voir ce qu’il se passe dehors. Sachant simplement que le bonheur est là, dans la ville, si proche. Une courte distance qu’elle s’est promis de ne plus jamais parcourir.

Elle ne s’habituera jamais à ce brutal retour à la réalité. Elle ne s’habituera jamais à la terrible sensation de tomber trop rapidement, de s’écraser au sol. Elle ne s’habituera jamais à la pression qui l’écrase alors qu’elle quitte le monde dans lequel la drogue l’emporte, un monde qui lui semble bien plus réel que celui dans lequel elle gravite chaque jour et qu’elle voudrait oublier.

Combien de fois s’est-elle réveillée ainsi, en sueur, persuadée que les pleurs appartenaient à une autre réalité, un autre enfant que le sien ?

Elle regarde le bébé qui s’agite sur son sein, tétant à la recherche d’une dernière goutte d’amour. En vain. Elle ferme les yeux et se laisse envahir par les regrets. Une partie d’elle-même. Voilà ce qu’elle pense avoir perdu le jour où son fils est venu au monde. Elle s’en veut de penser cela, mais c’est ce qu’elle ressent vraiment, au plus profond d’elle-même : la perte. De sa liberté, de son charme, de ses espoirs de gloire et de réussite.

Elle dévisage le sachet devant elle avec envie. Dès que le bébé sera recouché, elle brûlera une boulette de crack, puis une autre. Rester en apesanteur, le plus longtemps possible. Ne pas laisser la réalité reprendre sa place, elle ne la supporte pas. Pas plus que les pleurs du petit qui ne cessent de la rappeler à sa misérable existence. 

L’enfant s’est enfin endormi. Elle le pose sur le canapé et se jette sur le sachet presque vide. Elle sort le petit caillou de ses mains tremblantes, le glisse dans la pipe, le brûle avec impatience et se laisse entraîner par la fumée de cet air pollué qu’elle affectionne, vers ce monde où elle n’est pas une mauvaise mère.

 

Eva repose la bouteille sur la table. Vide. Lève ses yeux mi-clos vers le mur d’en face. Un cadre, une photo vieillie. Prise il y a vingt ans à la maternité. Trois jours après la naissance de sa fille. Les traits éreintés de la mère qui se remet lentement de l’accouchement, cheveux bruns attachés en arrière, les yeux inondés de bonheur, le sourire radieux. Dans ses bras, un petit corps, couvert de la tête aux pieds, bonnet rose, pyjama rose, dormant paisiblement, ignorant tout des coups que le sort lui réserve.

Eva fixe la photo. Instantané d’un moment de bonheur inégalable. Elle essuie une larme. Cet instant semble encore si proche. Elle distingue le bras de l’infirmière, sur le côté. Qui l’a suivie durant toute la grossesse. Tentant de remplacer le père de l’enfant, qui a fui dès qu’Eva lui a annoncé qu’elle était enceinte. Une femme si douce, si attentionnée. Qui se penche vers la petite, l’embrasse sur le front. Alors, comment vous allez l’appeler, cette petite princesse ? 

Maud.

 

Maud repose la pipe sur la table. Lève ses yeux mi-clos vers le mur d’en face. Un cadre, une photo. Prise il y a un an à la maternité. Trois jours après la naissance de son fils. Les traits éreintés de la mère qui se remet lentement de l’accouchement, cheveux blonds attachés en arrière, les yeux creusés par le manque. Dans ses bras, un petit corps, couvert de la tête aux pieds, bonnet bleu, pyjama bleu, dormant paisiblement, ignorant tout des coups que le sort lui réserve.

Maud fixe la photo. Elle secoue la tête. Cet instant semble déjà si loin. Elle distingue le bras de l’infirmière, sur le côté. Qui l’a accompagnée durant toute la grossesse. Tentant de remplacer une mère que Maud a fuie, définitivement. Tentant de remplacer le père de l’enfant, dont Maud ignore tout, l’identité, le visage, le son de la voix. Un client de passage, seul moyen de se payer sa dose. Elle se rappelle cette infirmière qui a tout fait pour qu’elle décroche, qu’elle accepte sa maternité, qu’elle y voie un moyen de s’en sortir, de commencer une nouvelle vie. En vain. Une femme si douce, si attentionnée. Qui se penche vers le petit, l’embrasse sur le front. Alors, comment vous allez l’appeler, ce petit boutchou ?

Je sais pas. Vous n’avez qu’à choisir pour moi.

 

Une ville trop grande. Qui broie les êtres, détruit des familles, ruine des existences. Sans scrupule, sans remord. Sans hésitation. Dans le plus grand silence. 

Eva rêve pour sa fille d’un avenir plus radieux que le sien. Mais elle est seule, doit cumuler les petits boulots pour y arriver. Epuisée, absente malgré elle, elle ne voit pas Maud grandir. Changer. Sombrer. 

Il est trop tard, les dégâts sont faits. Maud s’est laissé happer par un monde où la lumière se cache derrière un écran de fumée aussi toxique qu’addictive. Elle ne reconnait plus sa fille, qui vole sa propre mère pour un joint, s’offre au premier venu contre une dose, néglige son corps, son futur. Elle voudrait tant lui dire qu’elle l’aime, malgré tout. Qu’elle veut l’aider. Mais elle ne trouve pas les mots, cachés derrière la douleur. Ne reste que la colère.

La fatigue, la lassitude, les relations s’enveniment. Le mot de trop, la porte qui claque. Une dernière fois. Eva n’a pas eu le temps de lui souhaiter un joyeux anniversaire.

 

Une ville trop grande. Qui broie les êtres, détruit des familles, ruine des existences. Sans scrupule, sans remord. Sans hésitation. Dans le plus grand silence. 

Maud se rêve un avenir doré, la tête pleine des images de stars qui se bousculent sur l’écran. Maud a grandi seule, sans autres repères que les conseils distillés par les producteurs de télé-réalité, et leur cortège de publicistes. Il n’y a personne autour d’elle pour lui dire la vérité sur ce monde illusoire que les médias fabriquent. Personne pour lui ouvrir les yeux, la mettre en garde contre la malhonnêteté des adultes, lui expliquer que les étoiles qui brillent sur l’écran sont en réalité déjà éteintes. L’amour qu’elle désire est issu des séries télé. Tout en muscle et en sourire irrésistible. La voilà qui se précipite tête la première, les yeux fermés, dans les bras d’un jeune truand au charme ensorcelant. Qui la plonge lentement mais sûrement dans la dope et la prostitution. Le fossoyeur de ses dernières chances.

Il est trop tard. Il n’y aura pas de retour en arrière. Le contact avec sa mère est rompu. Maud ne se sent plus écoutée, ni comprise. Encore moins aimée. Sa mère ne représente plus la moindre autorité. Encore moins un modèle. Au contraire. Cette femme qui s’épuise à en perdre toute forme de charme est devenue l’exemple de la misère. De la honte. Et la responsable de ses échecs. 

La fatigue, le manque, la déception, les relations s’enveniment. Le mot de trop, Maud claque la porte. Une dernière fois. Le jour de ses dix-huit ans.

 

Eva regarde le calendrier. La croix est là, comme chaque année. Toujours le même jour. Un X inscrit au marqueur rouge. Ne jamais oublier. Malgré l’alcool, malgré les tentatives du temps de refermer les plaies, d’effacer les cicatrices.

Même si cela fait mal, cette plaie doit rester ouverte. Son échec, sa faute. Elle refuse de se dérober. Parce qu’elle rêve secrètement de se racheter un jour, d’avoir une seconde chance. Tout le monde a droit à une seconde chance. Il faut bien que le monde soit juste, sinon à quoi bon ? À quoi bon poursuivre cette existence si aucun espoir n’est permis ?

Elle regarde autour d’elle, s’assure que la maison est impeccable, au cas où. Des années à briquer, à frotter… Malgré la fatigue, l’usure, le désespoir. Malgré l’alcool et ses coups de massue. Renoncer à cet effort, c’est renoncer à cet espoir de revoir un jour sa fille franchir le seuil de sa porte.

Eva prend une profonde inspiration. C’est le moment. Comme chaque année. Un moment difficile, mais indispensable si elle ne veut pas avoir le moindre regret. Elle attrape le téléphone, compose le numéro et laisse les sonneries résonner dans son oreille. Avec le mince espoir que cette fois-ci, Maud ramassera enfin l’une des nombreuses bouteilles que sa mère lance chaque année dans cet océan de douleur.

Le téléphone sonne… sans interruption. Un coup d’épée dans l’eau. Un de plus.

 

Maud regarde le calendrier. La croix est là, comme chaque année. Toujours le même jour. Un X inscrit au marqueur rouge. Elle voudrait tant oublier. Sa naissance, sa fuite, la naissance de son fils… Pourquoi le sort a-t-il décidé de lui infliger ses pires coups bas à la même date ? Pourquoi tous ces cadeaux empoisonnés ?

Elle n’a qu’une envie : oublier. Que la plaie se referme, que la cicatrice s’efface. Qu’on lui donne une autre chance. Tout le monde a droit à une seconde chance, non ?

Non. Elle le sait, maintenant. Ce monde est injuste. Les gens comme elle n’ont pas le droit à cette seconde chance… pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas eu la première.

Elle regarde autour d’elle. Un cyclone semble avoir traversé l’appartement. L’évier déborde de vaisselle sale, de cartons à pizza…

Un mouvement, sur le canapé, attire son attention. Son fils. Il a réussi à retirer sa couche pleine et joue avec. Il en a maintenant jusqu’aux cheveux. Joyeux anniversaire !

Maud sent une larme rouler le long de sa joue. Elle se sent brusquement envahie d’une onde de rage incontrôlable. Tout son corps tremble, des pieds à la tête. Elle n’est plus qu’une boule de haine, de douleur, de désespoir. Un cri jaillit de ses entrailles, d’une force qu’elle-même ne soupçonnait pas. Le gamin la dévisage, la bouche ouverte, puis se met lui aussi à hurler. 

Elle est allée au bout de ce qu’elle pouvait endurer. Elle sait qu’elle ne pourra pas aller plus loin, qu’elle ne tiendra pas plus longtemps. Que le voyage doit s’arrêter là. Elle se lève, avance en tremblant vers le canapé, soulève son fils qu’elle colle contre son cœur. Et le berce tendrement en lui demandant pardon d’une voix étouffée par les sanglots. 

Et pour lui, pour eux deux, elle fait ce qu’elle regrette de ne pas avoir eu le courage de faire plus tôt : elle abandonne.

Tandis qu’elle quitte le petit appartement, laissant la porte grande ouverte derrière elle, son portable sonne, quelque part, coincé entre les coussins du canapé, sans interruption. 

 

Une ville, deux femmes. 

Eva ouvre la porte. Maud est là, devant elle, son fils en pleurs dans les bras.

Une effusion de larmes, on ne sait plus qui demande pardon… Le monde autour d’elles disparaît. Le sort, qui a mis tant d’ardeur à s’acharner sur les deux femmes, a rendu les armes, leur offrant enfin cette deuxième chance à laquelle Maud ne croyait plus. Et à laquelle Eva n’avait jamais renoncé.

Le bébé, coincé entre les deux mères, ne pleure plus. Comme s’il avait compris que lui aussi y aurait droit.

@Copyright 2018 Jean-Christophe PERRIAU