Premier prix

Le repeint

de Chantal REY

Mortels qui la voyez, dites-lui qu’elle est belle.
Montesquieu

Elle marche dans la chambre, effleurant meubles, rideaux et murs. Elle s'immobilise devant moi. Sa main gauche posée à plat en mon centre, elle explore le trumeau de la main droite. Parvenue au bas du cadre, elle caresse l'inscription. Elle a un visage rond, un teint blafard. Ses lèvres entrouvertes laissent voir les dents grises et ébréchées d'une vieille femme malade. Elle n’a pourtant pas plus de 25 ans. Contrairement aux autres, elle ne me parle jamais. Son regard, quoique vide, semble vouloir me traverser quand elle me fait face. Elle passe ses journées dans le silence et l'obscurité, fumant des cigarettes qu’elle écrase dans le cendrier posé près de moi. Elle n'a de cesse de rassasier sa bouche muette de fumée et de vin rouge qu'elle boit dans une tasse sale. Le soir, Denis la rejoint pour de brefs et silencieux accouplements. Elle s’appelle Oksana. C’était mon dernier portrait, qui recouvrait celui d’Anouk, la mère de Denis.

Anouk me parla beaucoup, surtout les premiers mois, durant lesquels nous partagions de longues heures d'ennui. Elle allait parfois à la fenêtre pour jeter un regard vers les deux palmiers qui végétaient au fond de la cour, seule évocation de son pays perdu à jamais. Elle me parlait alors de sa jeunesse à Boufarik. Elle disait comment elle était devenue la maîtresse du sous-directeur de l’usine Orangina. Au souvenir des hurlements qui traversaient la porte du hangar où son amant et ses amis s’entretenaient avec quelque Algérien terrorisé, ses yeux scintillaient, ses lèvres se soudaient en une grimace de douleur voluptueuse, et elle passait sa main dans sa chevelure blonde artificiellement crantée et lustrée. Un soir, elle entra dans la chambre, ferma les volets, les fenêtres, verrouilla la porte et s’assit devant moi. Elle était livide, elle tremblait.

« C’est la fin, ils m'ont retrouvée ! Et mon idiot de mari qui embauche un ouvrier parce qu’il s’agit de quelqu'un de chez moi ! Pour me faire plaisir ! Je sais pourquoi il est là, ce voleur, cette racaille. Ils m'ont pris mon pays, mes amis, ma famille. Je savais que ça ne leur suffirait pas. »

Elle passa les mois qui suivirent cloîtrée dans la chambre, près du berceau. Elle s’asseyait, posait ses mains sur la table de toilette, me regardait sans me voir, se levant à chaque instant pour vérifier que la porte était bien verrouillée. Par une journée torride d’août 1964, Louis envoya Mehdi à la ferme pour qu’il lui ramène une lame aiguisée : « Fais vite, il faut finir avant l’orage ». La porte de la chambre n’opposa aucune résistance aux coups d’épaule de l’homme. Anouk l’attendait, droite sur sa chaise, son visage tendu vers moi. Il passa la corde de sisal autour de son cou et serra. La femme étranglée fut mon portrait le plus noir. Et pourtant, le précédent ne fut guère réjouissant.

C’était celui de Carmen, femme rose et joufflue qui ressemblait aux bonbons qu’elle vendait dans la petite épicerie aménagée au fond du couloir de la ferme de ses beaux-parents. Elle arriva dans les années 30 de sa banlieue madrilène où une meute de phalangistes l’avait laissée pour morte un jour de beuverie. C’est ici qu’elle se bricola une vie paisible entre un mari ni mieux ni pire que la plupart de ses pairs et un petit garçon ordinaire. La sécurité engendrée par ce semblant de bonheur lui procura bientôt un teint et un embonpoint qui firent dire au voisinage : « Elle fait plus envie que pitié ». Son insouciance prit fin quand le colonel Schlumberger, qui avait réquisitionné la ferme, ne se contenta plus de se faire loger, nourrir et blanchir, mais exigea en outre que l’appétissante espagnole apportât elle-même les repas et le linge tous les soirs dans sa chambre. Le jour où, en signe de représailles pour le sabotage d’une voiture, il choisit dix villageois au hasard pour les enfermer dans l’école avant de l’incendier, il s’assura que le mari et le fils de Carmen fussent en bonne place dans la liste des martyrs.

Il se passa plus d’un an avant que je revoie Carmen. C’était un matin d’avril 1945. Quand elle se laissa tomber sur la chaise, j’eus du mal à la reconnaître tant son visage était tuméfié. Ses yeux secs étaient ceux d’une bête enragée.

« Cabrones1 ! Les franquistes m’ont violée, les nazis ont assassiné mon mari et mon fils, les résistants m’ont humiliée. Mais la chienne – puisque c’est comme ça qu’ils m’appellent – leur réserve un chiot. Le bâtard de l’espingouine et du boche sera un bon petit français : Louis, comme leurs anciens rois ! »

Elle dénoua le foulard aux violettes, gravant en moi le portrait d’une femme tondue dont les yeux lançaient des éclairs tellement puissants qu’ils incendièrent le portrait précédent, celui d’Ottavia.

Si j’étais resté voilé pendant les soixante-dix ans qui précédèrent l’arrivée de Carmen, c’est peut-être que l’inquiétant portrait d’Ottavia épouvanta sa propre fille, qui voulut me recouvrir d'un drap une fois pour toutes. Ottavia avait un visage taillé à la hache, tout en lignes droites et en angles, une peau sombre, des lèvres fines surmontées d’une moustache brune, des sourcils hirsutes et des yeux globuleux qui semblaient fixés en permanence sur une chose effrayante. Elle quitta la Sicile pour suivre en France son mari maçon, et arriva ici en 1881, fuyant les Vêpres marseillaises  qui avaient eu raison de son homme. Elle frappa à la porte d’Amédée trois jours après qu’Annette, la bonne à tout faire, eût curieusement déguerpi sans réclamer son dû. À la vue du visage ingrat, Amédée eut envie de la chasser sans lui laisser placer un mot, lorsqu’il avisa Evelina, petit moineau de 12 ans qui ne parlait pas un mot de gascon ni de français et n’avait pas encore appris à baisser les yeux.

Amédée se saoulait tous les soirs au bordel. Il rentrait le matin et passait le reste de la journée couché, ne se levant que pour aller pisser contre l’abreuvoir des vaches ou prendre à la cuisine un morceau de pain et de saucisson qu’il grignotait dans son lit entre deux somnolences. Son ménage était tenu par Ottavia qui s'occupait des animaux dès l’aube et préparait la soupe avant d’aller travailler chez les voisins. Les maigres gages que lui allouait son nouveau patron ne suffisant pas à constituer le trousseau dont elle rêvait pour sa fille, elle se mit à réparer des murets, changer des tuiles, redresser des granges, et finalement on fit appel à elle pour des travaux de plus d’envergure. Aussi habile qu’un homme du métier et bien moins chère, le bouche à oreille lui attira des clients des villages alentour, faisant d’elle la première femme maçon du pays. Par voie de conséquence, elle passa moins de temps chez Amédée. Ce dernier n’en prit pas ombrage car la petite Evelina s’acquittait comme une vraie femme de la cuisine, du ménage, de la lessive, du potager et du poulailler. Le seul répit d’Ottavia était la messe dominicale. C’est alors que je la voyais. Après sa toilette à la fontaine dans la cour, elle montait dans la chambre, nettoyait ses dents avec une plume et peignait la filasse qui lui servait de chevelure avant de l’enfermer dans un bonnet écru empesé. Elle enfilait ses bas et son tablier du dimanche, prenait son missel dans l’armoire et partait à l’église. Lorsqu’elle rentrait, elle retirait ses bas, pliait son tablier et son bonnet, remettait le tout dans l’armoire avec le missel jusqu’au dimanche suivant.

Ce dimanche-là, quand elle rentra de la messe, au lieu de se changer, elle s’assit bien au fond de la chaise devant moi et fit venir sa fille. Elle lui dit, tout en me regardant :

« Tu vas aller tout de suite chez monsieur le maire pour lui dire qu’Amédée a eu un grave accident. S’il te pose des questions, dis-lui qu’il était saoul et qu’en tombant il s’est fracassé le crâne sur le bord de l’abreuvoir. »

Comme Evelina tournait les talons pour exécuter les ordres de sa mère, cette dernière, ne me quittant pas des yeux, ajouta :

« Au retour, passe chez Ernestine et demande-lui qu’elle t’examine bien comme il faut. Peut-être qu’elle te donnera des herbes pour la tisane. Tu me les porteras sans les montrer à personne. Et ne parle à personne non plus. En tout cas, ne dis jamais à personne ce que tu faisais avec ce monstre. »

Tandis que les sabots d’Evelina claquaient dans l’escalier, je mis la dernière touche au portrait d’Ottavia : une éclaboussure de sang frais sur le bord de son bonnet du dimanche. Cette tache s’étala jusqu’à recouvrir entièrement le portrait de Théotine.

Aristide était notaire. Après que sa femme mourût en couches, lui laissant Amédée, son dépit ne trouva de consolation que dans la cupidité. C’est ainsi qu’il devint un usurier de la pire espèce, dont l’ambition consistait à ruiner tous les propriétaires de la région. Un jour, il reçut la visite d’un planteur de canne à sucre et il dut se référer à son planisphère pour voir où se situait cette île de la Martinique d’où l’homme disait venir. Afin de profiter des aides que l’État allouait aux producteurs de betterave, l’homme avait besoin d’acquérir des terres à la métropole. Le notaire vit là l’opportunité d’une opération foncière de gros rapport, pour peu qu’il sache se faire tirer l’oreille, faisant mine en l’occurrence de réprouver les méthodes suggérées par son client pour se constituer à moindres frais un important domaine d’un seul tenant. Le béké remporta l’affaire le jour où il tira de son porte-documents le portrait d’une jeune fille qui, à l’en croire, serait toute dévouée à un mari aimant et généreux. Le vieux notaire mit alors un mouchoir sur ses prétendus scrupules, promettant tout le papier timbré que l’on voudrait en échange d’un dernier sursaut de jeunesse. C’est ainsi que je fis mon entrée dans cette maison un jour de 1823, peu avant l’union d’Aristide avec Théotine, de 39 ans sa cadette. J’étais le cadeau de noces du barbon à l’adolescente. Il avait fait graver au bas de mon cadre : Mortels qui la voyez, dites-lui qu’elle est belle. La dédicace, suggérée par l’artisan sculpteur, exacerba chez Théotine l’aversion que lui inspirait son vieil époux libidineux. 

De la pointe du jour à la tombée de la nuit, Théotine, armée d’un gros peigne en bois aux dents écartées, tirait vigoureusement sur ses mèches jusqu’à pleurer de douleur, et accumulait sur son visage des couches de poudre crayeuse après s’être frotté la face avec de rugueux chiffons trempés dans le vinaigre ou le chlore. À la nuit tombée, elle priait dans un étrange dialecte, déclamant de curieuses incantations. Un soir que son mari la surprit dans ces pratiques ésotériques, elle avoua qu’il s’agissait de malédictions à l’adresse de l’âme de ses géniteurs. Elle haïssait son père pour l’avoir échangée, telle une vulgaire pacotille, contre d’obscurs intérêts dont elle ignorait tout. Elle haïssait sa mère plus encore pour l’avoir dotée de ce nez aplati, de ces énormes lèvres, de cette tignasse crépue et de cette noirceur dans laquelle elle s’enlisait jusqu’à l’asphyxie.

Elle n’eut pas à subir longtemps les laborieux assauts de son mari, car ce dernier s’éteignit deux ans après avoir convolé. Amédée avait hélas hérité de la perversité paternelle. Sans le moindre égard pour sa belle-mère, il ne tarda pas à la confiner dans sa chambre. Théotine ne résista pas à un tel traitement. En quelques semaines, elle perdit l’appétit, le sommeil et la raison, sans que nul ne s’en préoccupât. Je fus le seul témoin de sa déchéance. Lorsqu’il s’ennuyait, Amédée faisait une incursion dans la chambre pour crier à la face de sa belle-mère : 

« Profite de mon hospitalité, il se pourrait que ça ne dure pas ». 

Il ajoutait invariablement, avant de tourner les talons : 

« Surtout que les pecs2 de Saint-Gaudens n’ont jamais vu de négresse. Qui sait quel effet ça va leur faire ! ». 

Le jour où elle vit de sa fenêtre la voiture de l’asile pénétrer dans la cour, Théotine planta son regard en moi et se mit à griffer ma surface comme pour la mettre en charpie, en hurlant : « Mwen ké mété kinbwa an kaz3 ! ». Ce fut mon tout premier portrait : la négresse folle.

Voilà plus de 180 ans que je suis sur une table de toilette en bois vermoulu, adossé à un mur noirci de fumée, dans une bâtisse en pierre, au cœur d’une campagne ignorée du reste du monde. Entre ma surface lisse et ma fine couche de tain se sont superposés les visages des femmes de la maison, venues d’ailleurs pour donner une histoire à des hommes d’ici, réduits à l’immobilité par leurs profondes racines.

Nul ne saura jamais ce qu’aurait été cet  ici  sans Théotine, la mulâtresse venue de Rivière Salée pour y rencontrer la folie, sans Ottavia, la femme maçon venue de Taormina pour y commettre un meurtre, sans Carmen, la tondue venue de Vallecas pour y affronter l’infamie, sans Anouk, la pied-noir venue de Boufarik pour y trouver la mort, sans Oksana, l’aveugle irradiée venue de Pripiat pour y…

L’impact du cendrier, lancé avec force, me pulvérise. Je dégringole en mille miettes, promesse de sept ans de malheur. Mais qui croit encore à ces superstitions d’un autre temps ?

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1 Cabrones (espagnol) : salauds 

2 Pecs (gascon) : fous

3 Mwen ké mété kinbwa an kaz (créole) : je vais jeter un sort sur la maison.

@Copyright 2018 Chantal REY