Coup de cœur

Benvenuto

de Viviane CANGELONI

La nappe d’amour

Au village, on l'appelle le sans-papiers. Pourtant, il a un nom et un prénom. Mais, on l'appelle Lesanspapiers. Cela n'a rien d'une malveillance. C'est la façon des gens du coin d'adopter ceux qui ne sont pas des leurs en les nommant d'un trait distinctif. Des Jean, des Jacques et des Pierre, il y en a d'autres. Et même un Youssef. Mais au village, il n'y a qu'un seul Lesanspapiers. Lui !

Cette coutume vient de loin. De très loin. Il y a eu celui qui venait du pont et on a fini par l'appeler Dupont, et Duprés qui venait du pré. Et aussi Delavallée, Delachaussée et Dujardin. Pour les prénoms, c'est pareil. Ils ont tous une histoire. D'aïeul, de saint, de héros, d'amour perdu, d'amour caché. De transgression, de tradition. De secret, de fidélité, de rêve, d’évasion. 

Lesanspapiers, des histoires, vaut mieux qu'il n'en fasse pas. Et puis finalement, il les a eus ses papiers. Des provisoires, en carton. Cela n’a rien changé. Au village, il reste Lesanspapiers. Alors, il a failli partir. Et il est resté. 

Le village est devenu sa famille, sa terre. Maintenant, il est de là. Et puis il a obtenu un travail ! Jardinier. Il connaît tous les arbres et les bosquets du village. N'empêche que ça lui bouffe l'identité cette appellation qui le rebaptise sur le mode du privatif. Un prénom, ça prend forme dans un ventre. Et puis dans une bouche et un regard. Celui de sa mère.  Quand elle l’appelait mon petit, dans ses yeux il y avait du miel. Ces yeux, il les a vus se fermer. Mi pequegno avait alors sept ans.   

Peut-être que son vrai nom, c’est Mipequegno  Lesanspapiers. Mais à l’état civil, il s’appelle Benvenuto Affezionato. C’est écrit sur sa carte de séjour. Celle électronique pour cinq ans. Il vient tout juste de la recevoir. Il regarde ce morceau de plastique comme si c’était de l’or et le place soigneusement dans son portefeuille contre une image de la Vierge. Il est né au Mexique, un samedi, le jour de Saturne sous le signe des Poissons. Demain, Benvenuto aura trente ans. Ça se fête. Justement, au village, ce sera la kermesse annuelle. Valentine viendra. C’est la fille du facteur. Mipequegno l’a croisée l’autre jour. Il faisait particulièrement doux et elle avait sa robe fleurie et son chapeau de paille. Dans ses yeux, il y a aussi du miel. 

Les villageois commencent à se rassembler autour de la place, lumineuse comme si on était déjà au printemps. Pour certains solennels et apprêtés, c’est la sortie de l’année. Et puis, il y a les jeunes, de moins en moins nombreux, même s’ils apprécient plus la campagne qu’avant. Certains viennent depuis les villages avoisinants et espèrent des rencontres. Valentine ajuste son chapeau. Elle aime le placer sur sa tête. Un peu plus à droite, non, à gauche. Tout compte fait à droite et légèrement en avant. Ses doigts aux ongles courts et rosés pianotent sur la paille. Ce chapeau, c’est sa coquetterie. Benvenuto suit ses gestes. Son regard remonte avec les bras qui dévoilent sous les aisselles deux auréoles d’une troublante moiteur. Benvenuto ressent le bombé des seins de Valentine qui se soulèvent avec le mouvement des bras et pressent contre le bustier de la robe. Il les empaume du regard. Ses mains pendent, gourdes de désir immobile. 

Et tout à coup, un gars débarque, en plein milieu de ce regard. C’est un natif du village d’à côté. Comme si de rien n’était, il prend Valentine par la main et l’entraîne vers la piste de danse improvisée sur la place du marché. 

Benvenuto reste médusé, accidenté de regard. Tout s’est passé si vite. Il serre les poings, les yeux rivés sur cette patte assurée contre la taille de Valentine qui tourne et rit. Elle retient son chapeau du bout des doigts de la main gauche pour qu’il ne tombe pas. De la droite, elle appuie contre celle de cet individu qui semble si familier. Et si c’était son amoureux ? Benvenuto se sent idiot. Il a mal. Il ne sait pas quoi faire avec tout ce désir. Une chose est sûre. Il aime Valentine. Il va bien falloir qu’il le lui dise. Les fleurs, il connaît ça. Les oiseaux aussi. Les femmes, ce n’est pas son fort. Si cette jeune rose le piquait d’un refus, il ne s’en remettrait pas. Cela lui fait tellement peur qu’il n’arrive pas à se déclarer. Voilà tout un temps qu’il voudrait lui dire tant de choses sur sa bouche, son sourire, sa façon de marcher, de baisser les yeux, de les soulever. Sur le ton de sa voix, la couleur de ses cheveux, les petites taches de rousseur qui étoilent sa peau claire. Que depuis la première fois qu’il l’a vue, une évidence l’a saisi et ne l’a plus quitté. Celle de l’avoir pour femme.

 

Mais, on fait comment pour demander la main de celle que l’on aime, surtout quand on n’est pas du coin !

Alors, il se dit qu’il lui faut quelque chose qui lui donne de la force. Quelque chose comme le chapeau de Valentine. Mais, il ne sait pas quoi. Et puis au marché, il voit une chemise bûcheron à damiers rouges et blancs. Avec son empiècement de cuir à l’encolure, elle marque son homme. Benvenuto palpe le tissu entre ses doigts. Elle a le soyeux d’une vraie laine. Tout est bien fini. Les boutons minutieusement cousus. Le marchand vante la confection d’Italie où selon lui on fabrique encore ce qui ne se fait plus ailleurs. Benvenuto hésite. Il ne peut pas se permettre d’acheter deux chemises, une pour la demande en mariage, l’autre pour la cérémonie. Ce rouge c’est peut-être un peu osé pour de premières noces. Voilà qu’au stand suivant, il y en a une autre, aussi à carreaux blancs et rouges, mais d’un ton plus bordeaux et tramé de bleu marine. Cela lui donne une profondeur et de la classe. En plus, elle est entièrement doublée de coton de soie. Évidemment, c’est plus cher. Mais elle durera longtemps, comme son amour pour Valentine.

Le vendeur s’empresse de soutenir un miroir en insistant sur le made in local selon son expression favorite. Benvenuto enfile la chemise, la boutonne, ajuste l’encolure. Ah ! Monsieur, il n’y a pas à dire, elle est faite pour vous ! Et c’est vrai. Benvenuto se regarde comme s’il se voyait pour la première fois. Il sort son portefeuille, compte les billets, assemble les petites coupures, cherche jusqu’aux dernières pièces qui traînent dans sa poche. Cela reste une affaire. En boutique, le même vêtement c’est le double assure le marchand, à cause des taxes.

Benvenuto rentre avec la chemise soigneusement emballée, mais sans les courses de la semaine. Il lui faudra d’ailleurs faire très attention aux dépenses jusqu’à la prochaine paie. Arrivé chez lui, il place sa conquête sur un cintre, bien en vue sur l’espagnolette. C’est alors qu’il observe l’emballage de la chemise. C’est une large feuille d'un blanc cassé que le marchand a découpée de la nappe de son étalage parce qu’il était à court de papier. Benvenuto l’appose au mur près de son lit. Il lisse les plis du plat de la main et la fixe avec quatre punaises. Si seulement il pouvait écrire en bon français, il mettrait tous les mots qui sont dans son cœur sur cette feuille. Et il servirait cette nappe d’amour à Valentine en portant sa belle chemise qu’il regarde chaque jour comme un trophée. Mais il n’ose même pas utiliser les beaux marqueurs de couleur pour lesquels il est retourné expressément au marché. C’est que Valentine a de l’instruction. Lui, il a seulement des mains et de l’ardeur à l’ouvrage. Alors Benvenuto espère que la chemise parle pour lui. Voilà plus d’une semaine qu’il lui confie tout ce qu’il éprouve pour la jeune fille. Il s’adresse à cette chemise comme si elle était une ambassadrice pouvant le recommander. Il aimerait qu’elle dise à Valentine, vous savez, je lui ai coûté cher parce que vous êtes si chère à son cœur. Il m’a choisie parce qu’il s’est vu beau, et que vous êtes tellement belle qu’il faut bien ça pour vous honorer. Il m’a choisie pour vous séduire. Parce qu’il est timide et que moi je me montre. Et puis, vous savez on se sent bien contre son torse. Ça donne confiance. Même à une chemise ! 

 

Dimanche au village, on fête les Rameaux. Valentine sera là, derrière une table chargée d’olivier béni. Ce jour-là, Benvenuto ose enfin porter la chemise. En l’enfilant, toutes leurs confidences le pénètrent en une seule impulsion. Il les ressent tout contre sa poitrine et sur sa nuque, et jusque sous la peau. Il se sent beau, fier, digne avec sa parure magique. Il fait lumineux, mais de nouveau frais. Et la chemise, même doublée, n’est pas une veste. Peu importe puisqu’elle est belle !

Benvenuto s’approche du stand. Le simple fait d’être avec ce vêtement vaut pour lui une déclaration. Valentine sent quelque chose d’indescriptible se déplacer de la chemise jusqu’à elle, caresser son regard, son dos, sa poitrine. C’est comme si la chemise l’enveloppait toute entière, la soulevait dans les airs pour la transporter dans les bras de Benvenuto. Il voit son trouble. La chemise se lâche et sans même réfléchir Benvenuto déclare :

« Je vous ai regardée l’autre dimanche sur la piste, vous dansez rudement bien. La prochaine fois j’aimerais vous inviter. Dans mon pays on aime beaucoup danser. » 

Valentine rougit.

Pour Benvenuto, impossible de dormir ce soir-là. Il passe la nuit à tracer, dessiner, écrire sur la nappe au mur. Ou bien, c’est la chemise qui s’exprime pour lui ! Et ça vient tout seul. Dans la chambre, l’odeur forte des marqueurs de couleur lui tourne un peu la tête. 

Aujourd’hui est un grand jour. Benvenuto a rendez-vous avec Valentine. Il l’attend dans le parc non loin de la place du village. Il vient de s’asseoir sur un banc face à une statue. Il est en avance. Très en avance. C’est volontaire. À cause des battements de son cœur. Il espère les calmer avant l’arrivée de Valentine. Et si elle ne venait pas ! Il a beau porter sa belle chemise complice, il n’en mène pas large. Il se sent stupide avec son morceau de nappe plié en quatre dans ses mains. Il regarde la statue sans la voir. Elle est belle pourtant. Mais, c’est plutôt sa montre qu’il ne cesse de guetter. Si seulement il pouvait avoir le calme de cette statue. Quoi qu’il arrive, elle reste impassible depuis tant d’années. Ni la neige, ni le soleil, ni les oiseaux, ni les chiens ne la troublent. C’est une statue de femme nue, debout, légèrement déhanchée. Elle ne craint pas la solitude des longues nuits d’hiver. Elle accueille en silence le jeu des enfants et le flot des promeneurs des beaux jours. Elle a la confiance tranquille de l’éternité. Benvenuto s’imagine se couler à l’intérieur de son marbre pour s’imprégner de cette sérénité. Son corps emplit le volume de pierre jusqu’à épouser son contour. Il fait sombre. Il fait froid. La statue est dure. Benvenuto est pétrifié d’immobilité. Le marbre lui serre la gorge. Il a du mal à respirer. Il ne sent plus rien. 

Tout à coup, devant lui, Valentine ! Elle est si fraîche, si spontanée. Benvenuto est saisi de vie. Tout le sang retenu par ce calme forcé afflue dans son cœur. Ça lui bat aux tempes. Ses mains sont moites. Il se sent rougir.

 « Ah ! dit Valentine, ça va ? Vous êtes tout figé, on dirait une statue ! 

Benvenuto reste sans voix. Il regarde Valentine comme s’il était au revers de sa peau. Tout contre son épiderme depuis l’intérieur de son corps. Sa chair a la consistance d’un fruit tiédi de soleil. Elle est emplie de lumière. De toute cette lumière qui éclaire d’étoiles rousses son visage. Que se passerait-il si cette peau rencontrait la sienne ? À la mort de sa mère, Benvenuto a fait une éruption fulgurante d'eczéma. Il en était couvert. De honte aussi. Cela a duré des années. À se gratter. À rester manches longues même en plein été.  Et puis cela a fini par passer. Mais son épiderme conserve à l’arrière des épaules jusqu’aux coudes les traces des grattements répétés pour calmer les démangeaisons. Benvenuto ne sort jamais bras nus. Il se tient à la frontière d'une chemise, Lesanspapiers. Pour ne pas être refoulé. Il y a bien eu quelques femmes dans sa vie. Et il s'est montré sans crainte. Mais avec Valentine, il est arrivé chez lui. Elle est sa terre. La perdre serait l'exil. Il se sent nanti et dépourvu avec sa nappe d’amour ! Heureusement, Valentine voyant son trouble ajoute :

– Une statue avec une belle chemise ! C’est quoi dans vos mains ?

– C’est pour vous. 

 Valentine déplie le pan de nappe. Une vraie peinture multicolore de mots de couleurs. Émeraudes et turquoises comme l’eau des lacs de Tamasopo, roux comme les champs de fleurs de Cempasuchil, chamarrés comme l’ara rouge et le toucan à bec jaune. Ils dansent en farandole sur la nappe. Des grands, des petits, en majuscules, en minuscules. Et dans le bas, en bordure, appliqué et naïf, le croquis d’une jolie mésange coiffée de bleu à côté du Quetzal, resplendissant comme une signature de plumes.

 – Que c’est beau ! s’exclame Valentine émerveillée. Vous aimez les oiseaux ?

– Au Mexique, c’était mon métier de m’occuper des oiseaux. À force, j’ai appris à parler avec eux. C’est plus facile qu’avec les personnes. Il suffit de modeler sa bouche comme un bec et d’imiter leur chant à partir des sons qui montent dans la gorge. Je vous apprendrai. C’est la plus belle musique du monde.

–Vous le savez, mon père est facteur. Même sans les lire, les lettres, il connaît. Mais c’est sûr, une pareille, il n’a jamais vue. Sa tournée est terminée à cette heure, il doit être chez nous. Allons le voir. Ici au village, c’est au père que l’on fait sa demande. »

 

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