Coup de cœur

Entendre la mer

de Florent ARC

Quand il est arrivé, Jérôme et moi étions en train de boire devant la piscine. Le soleil tapait encore fort mais l'ombre de l'hôtel s'allongeait jusqu'aux chaises. On n'entendait que le tintement des glaçons dans nos verres.

    C'était un homme entre deux âges. Son visage avait quelque chose de doux et de très calme. Malgré la chaleur, il portait un costume. Il s'est approché à petits pas, une valise sous le bras.

    « Excusez-moi, il a dit. Je voudrais une chambre. 

    Jérôme a levé les yeux sur lui.

    – C'est pas ça qui manque, vous savez. Trente-cinq euros la nuit.

    –C'est parfait.

    –Vous devriez voir la chambre avant de dire un truc pareil.

    –Je vous fais confiance, a dit l'homme. 

    Jérôme a eu un petit rire et s'est tourné vers moi.

    – Chérie, tu veux bien t'occuper de monsieur Confiant ?

    –Suivez-moi, j'ai dit. 

    À la réception, je lui ai fait remplir sa fiche. Il portait un nom assez long, un nom étrange.

    – Qu'est-ce que vous faites, dans la vie ? 

    Je pose cette question à tous les arrivants. Heureusement, ils ne me la retournent jamais.

    – Médecin généraliste, il a dit.

    –C'est marrant, je vous ai pris pour un commercial, avec votre mallette. Je pensais que vous vendiez quelque chose.

    –Désolé, il a répondu. Je pense pas avoir quoi que ce soit d'intéressant à offrir. 

    Il a ouvert son portefeuille.

    – Installez-vous d'abord, j'ai dit. Vous paierez demain en partant.

    –Je préfère vous régler maintenant, si ça vous dérange pas. 

    Ça ne me dérangeait pas. Parfois, quand Jérôme et moi cuvions une trop grosse gueule de bois, on oubliait de faire payer les clients. Certains laissaient un mot à la réception avec quelques billets. D'autres partaient, tout simplement. Ça ne faisait plus grande différence.

    Je l'ai accompagné jusqu'à la chambre. Il est entré, un peu hésitant. Il a regardé un moment autour de lui. Il n'y avait pas grand-chose à voir. Un lit double, une armoire, une table de nuit. Du papier peint jauni. La fenêtre donnait sur l'arrière et le soleil se déversait à flots à travers les rideaux poussiéreux. La pièce sentait le renfermé.

    – C'est bon pour vous ?

    –Juste ce qu'il me fallait, il a répondu.

    –Je vous laisse vous installer. Après, hésitez pas à nous rejoindre si vous voulez boire un verre. On y sera certainement toute la soirée.

    –D'accord. Dites, est-ce que je pourrais utiliser votre téléphone ? Simplement pour prévenir ma femme.

    –Bien sûr. Il y a un fixe à la réception.

    –C'est gentil, merci. 

     Il m'a souri. Il y avait quelque chose dans son sourire, quelque chose de fragile, comme du verre prêt à se briser. J'ai baissé la tête et j'ai dit :

    – Faites comme chez vous. »

 

    Il est revenu une heure plus tard, toujours dans son costume. Il s'est avancé au bord de la piscine et a regardé tout ce vide. Les carreaux sales, les jointures remplies d'aiguilles de pin, les feuilles mortes bruissant au fond.

    « Désolé, mais si vous comptiez faire trempette faudra revenir plus tard, a lancé Jérôme.

    –C'est très bien comme ça, a dit l'homme. Ça donne à réfléchir. 

    Les premiers temps, Jérôme s'en était occupé, de cette piscine. L'épuisette, les pastilles de chlore. Puis il avait décidé que ça ne servait à rien. À l'époque on n'avait déjà plus beaucoup de clients, et il pensait que la piscine lui coûtait plus d'argent et d'énergie qu'autre chose. Alors il avait tout arrêté. Après quelque temps l'eau était devenue verte et dégageait une odeur infecte. Le soir, des nuages de moustiques tournoyaient au-dessus. J'avais dit à Jérôme que ça ne pouvait plus durer, qu'il fallait faire quelque chose. Faire quelque chose à quoi ? il avait répondu.  

    Après qu'il se soit décidé à vider la piscine, on a pris l'habitude de s'asseoir devant, le soir, pour boire. Je trouvais toujours ça étrange, de regarder ce bassin vide et blanc. Tout en buvant, je m'imaginais le bleu de l'eau, les paillettes de lumière à la surface, les clapotis contre le rebord.

    L'homme s'est tourné vers nous.

    – Est-ce qu'il y a une pharmacie, dans les environs ?

    –Dans le bled d'à côté, à deux kilomètres, a répondu Jérôme. Profitez-en pour vous arrêter au restau. C'est pas génial, mais ici on a rien à vous proposer de mieux que de la bière et des chips.

    –Je vais vous faire un plan », j'ai dit.

    Jérôme a sorti son stylo de la poche avant de sa chemise. Je ne sais pas pourquoi il fait ça. Aussi loin que je me souvienne je l'ai toujours vu avec un stylo dans sa poche de chemise, et aussi loin que je me souvienne je ne l'ai jamais vu écrire.

    J'ai déchiré un bout de la nappe en papier, j'ai réfléchi quelques secondes, et j'ai dessiné mon plan. J'ai placé le motel, puis tracé la route, les deux virages, les rectangles pour le village. J'ai fait une croix pour symboliser la pharmacie. Je me suis appliquée. Je ne sais pas pourquoi mais ça me semblait important.

    Quand je lui ai tendu le plan, il a eu un petit mouvement de recul. Il a semblé hésiter un instant, puis il a pris le papier, a incliné la tête comme pour me remercier, et s'est éloigné.

    Je me suis servi un gin, j'ai ouvert un paquet de chips et je me suis assise avec Jérôme. J'ai regardé le fond de la piscine en sirotant mon verre. On ne parlait pas, et c'était aussi bien comme ça.

 

    Quand l'homme est revenu, le soleil disparaissait derrière l'hôtel.

    « Qu'est-ce que vous buvez ? a fait Jérôme.

    –Rien, je vous remercie.

    –Venez au moins vous asseoir avec nous. Et enlevez-moi donc cette veste, vous allez crever de chaud. 

    Il a tiré une chaise et s'est installé près de nous. Je lui ai demandé si la pharmacie était encore ouverte.

    – Oui, j'ai pu avoir ce qu'il me fallait.

    –Et le restaurant ? 

    Il a secoué la tête.

    – Pas beaucoup d'appétit, ces temps-ci.

    –On a des chips, si vous voulez.

    –Prenez surtout un verre, a dit Jérôme. Y a de la bière au frigo. Sinon, je prépare les meilleurs gin tonic de toute cette putain de région.

    –D'accord pour un gin tonic, alors. 

    Jérôme a pioché quelques glaçons dans la glacière, a versé une généreuse dose de gin, a ajouté une tranche de citron vert, puis il a versé de l'eau gazeuse et a mélangé le tout avec son doigt. Ça n'a pas eu l'air de gêner l'homme. Il a pris son verre, un sourire poli accroché au visage. Jérôme s'est léché le doigt et s'est servi un autre verre. J'ai regardé son doigt, encore luisant d'alcool et de salive, et je me suis soudain sentie vaguement nauséeuse.

    – C'est un bel endroit, a dit l'homme. Vous le gérez toute l'année ?

    –On est proprios, a répondu Jérôme. 

    Il y avait quelque chose dans sa voix. Ça ressemblait à de la fierté mais ça n'en était pas.

    – Et vous êtes là depuis longtemps ?

    –Oh, ça doit faire, quoi, quelques années... Chérie, on est là depuis combien de temps, déjà ? 

    J'ai réfléchi, mais je n'arrivais plus à me rappeler. Pourtant je me rappelais très bien le jour où Jérôme m'avait amenée ici pour la première fois. C'était pour notre cinquième anniversaire de mariage. Une surprise, il disait.

    On avait roulé vers le sud. Il refusait de m'expliquer quoi que ce soit. On traversait de grandes étendues vides, seulement la route déserte et les bois de pins. L'air sentait la résine. Et puis il s'était arrêté devant le panneau. Ça disait : MOTEL DES LANDES.

    J'avais pensé à un week-end en amoureux. C'était bizarre, venant de lui, mais je m'étais dit, pourquoi pas ? On avait emprunté la petite route couverte d'aiguilles de pins, et au bout il y avait ce bâtiment blanc. 

Voilà, avait dit Jérôme. C'est à nous. 

    Alors il m'avait expliqué. Il avait vendu l'entreprise de plomberie que son père lui avait léguée. Il avait mis fin au bail de l'appartement. Il avait fait un emprunt à la banque. Et à présent voilà tout ce qu’il nous restait, un motel de douze chambres, un parking en terre, les pins tout autour.

Pourquoi tu m'en as pas parlé, j'avais dit. Tu devrais être contente, il avait répondu. T'auras plus à bosser au supermarché. Y aura plus que toi et moi, on fera notre business, on sera peinards. Écoute, il avait dit. On entend la mer. 

    J'avais écouté mais je n'entendais rien. Seulement le vent dans les pins et le sable qui crissait sous mes chaussures. Mais si, avait dit Jérôme. Écoute mieux. 

    Je lui avais dit qu'il y avait sûrement une raison au fait que les propriétaires vendaient. On était à moins de trente kilomètres de la côte. Personne ne s'arrêterait si près de sa destination. Il m’avait regardée et avait dit : Pourquoi t’es toujours comme ça ?  

– Je sais plus, j’ai dit à voix basse. Peut- être parce que ça fait longtemps. 

    Jérôme a poussé une sorte de grommellement. Il a vidé son verre et a allumé une cigarette. Les premiers temps, je lui avais dit que l'odeur du tabac me dérangeait. Il m'avait promis d'arrêter. Pour une raison ou une autre, il ne l'a jamais fait.

 

    – Ça doit être étrange, a dit l'homme. Tous ces gens qui arrivent avec leur vie, leurs problèmes, leurs secrets, et qui repartent aussitôt.

    –On a de tout, a dit Jérôme. Des familles pleines de mômes braillards qui partent en vacances, des petits jeunes en virée, des représentants en cosmétique, des pêcheurs à la mouche, des couples illégitimes... 

    J'ai pensé à cet homme, l'année précédente. Jérôme cuvait derrière la réception et il était venu me voir pour me demander une serviette. Il n'était pas vraiment beau, pas vraiment laid non plus. Je l'avais accompagné jusqu'à sa chambre, et ça s'était fait simplement. Il embrassait très légèrement, comme s'il avait peur de me faire mal. Après on avait discuté un moment. Il m'avait parlé de ses enfants, à quel point c'était difficile de ne les voir qu'un week-end sur deux. Il m'avait demandé pourquoi je n'en avais pas. Je n'avais pas su quoi répondre.

    J'ai fini mon verre. Je me suis resservie, j'ai regardé les glaçons flotter dans le verre.

    – Mets du citron, m'a dit Jérôme.

    J'ai mis du citron. Puis j'ai ajouté encore un peu de gin.

    On n'y voyait plus grand-chose. Les premières étoiles apparaissaient au-dessus des pins. Des grillons stridulaient dans les hautes herbes.

    On a bu un moment. Jérôme faisait la discussion. L'homme l'écoutait en se contentant de sourire poliment. Il n'avait pas enlevé sa veste et avait à peine touché à son verre. Il le gardait posé entre ses cuisses, les mains jointes autour, comme en prière.

    Il n'a presque pas parlé de lui. Tout ce qu'on a réussi à savoir, c'est qu'il avait une femme, deux enfants, une maison à la campagne, avec son cabinet de travail et des vignobles tout autour. Il ne lisait pas les journaux, il n'aimait pas le vin. Parfois il allait pêcher, seul, sur un lac.

    J'ai fini les dernières gouttes de gin au goulot et j'ai jeté la bouteille vide dans la glacière. Les glaçons avaient fondu. Il n'y avait plus grand-chose à attendre de cette soirée.

    L'homme s'est levé et nous a souhaité une bonne nuit.

    – Merci à tous les deux, il a dit. Merci beaucoup. »

 

    Le lendemain, le téléphone de la réception m'a réveillée. J'ai essayé de me rendormir, mais la sonnerie me vrillait les tempes. Je me suis levée, j'ai passé une robe. Le réveil indiquait midi passé.

    Jérôme a grogné dans son sommeil. Il dormait à plat ventre en travers du matelas. J'ai regardé son dos épais, les marques de bronzage aux épaules et au cou, les poils sombres au-dessus de son caleçon. J'ai détourné les yeux.

    Quand je suis sortie, le soleil m'a frappée comme une gifle en plein visage. J'ai rejoint la réception, une main levée pour me protéger les yeux. Il y avait une femme au bout du fil, une femme qui cherchait à joindre son mari.

    Je lui ai demandé de quel mari elle parlait. Elle m'a dit son nom. C'était un nom étrange. Son mari aurait dû être revenu depuis près de deux heures. La veille, il l'avait appelée depuis l'hôtel. À présent personne ne savait où il était.

    Je lui ai demandé de patienter et j'ai jeté un œil autour de moi. Il n'y avait rien sur le comptoir, ni clef, ni mot. Je suis allée toquer à la chambre. Pas de réponse.

    J'ai pris une bière dans le frigo, j'ai avalé deux aspirines et j'ai repris le téléphone. La femme parlait plus vite.

    « Vous êtes sûre qu'il n'est pas dans sa chambre ?

    –Il y est sûrement, j'ai dit. Il dort, tout simplement.

    –Ça lui ressemble pas. Et sa voiture ? Elle est encore sur le parking ?

    –Je sais pas, j'ai dit. Attendez une minute. 

    Je suis sortie de l'hôtel et sa voiture était bien là, garée à l'ombre d'un pin. Je suis retournée devant la chambre, j'ai frappé, j'ai appelé. Personne n'a répondu.

    Au téléphone, la voix de la femme tremblait.

    – Ouvrez la porte de la chambre, elle a dit.

    –Il est peut-être juste parti faire un tour. Se promener dans les bois, ou acheter quelque chose en ville.

    –Ouvrez cette porte, s'il-vous-plaît. Faites-le. S'il-vous-plaît. S'il-vous-plaît. »

    J'ai pris mon trousseau et j'y suis retournée. J'ai encore frappé, au cas où. Rien. Alors je suis entrée.

    La fenêtre était grande ouverte, les rideaux écartés. Sa mallette était posée sur la table. J'ai fait un pas et je l'ai vu. Il était allongé sur le lit, les mains croisées sur le ventre. Son visage était détendu. Ses yeux entrouverts semblaient fixer le plafond. Il portait encore son costume et ses chaussures.

    Un verre, une petite bouteille d'eau et quatre boîtes de médicaments vides étaient alignés sur la table de nuit. Sous le verre, il y avait quelque chose de blanc. J'ai reconnu le plan que j'avais dessiné la veille. Pendant un moment je n'ai pas pu détacher les yeux de ce bout de nappe. Je regardais les formes que j'y avais tracées, les lignes et les carrés, et je me revoyais, assise au bord de la piscine, un peu ivre mais pas encore tout à fait, réfléchissant à la manière dont j'allais dessiner le chemin jusqu'à la pharmacie.

    Sous le plan, il y avait un numéro de téléphone et le nom d'une femme, un nom étrange.

        Ce soir-là, après le départ des pompiers et de la police, quand Jérôme est allé s'installer devant la piscine avec sa glacière, je suis retournée devant la chambre. Les scellés avaient été mal posés, le papier pendait à la poignée. J'ai poussé la porte.

    La pièce était sombre. Par la fenêtre ouverte je pouvais voir les pins se détacher contre le ciel bleuté. Je me suis approchée du lit. Je l'ai imaginé, posant sa mallette, ouvrant la fenêtre, écrivant son mot, remplissant le verre d'eau, versant les comprimés dans le creux de sa main.

    Sans trop savoir pourquoi, je me suis assise sur le lit. Le matelas était dur. Je suis restée un moment comme ça, puis je me suis allongée. J'ai enfoncé ma tête dans l'oreiller, le dos droit, les pieds collés. J'ai croisé mes mains sur mon ventre. Les yeux grands ouverts, j'ai regardé le plafond plongé dans l'obscurité et j'ai essayé d'entendre la mer.

@Copyright 2021 Florent ARC