Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

Uby n°3

de Sara PINTO

Un coucher de soleil sur une plage, un couple assis sur un banc face à une église, un chien accroché à un arbre seul, une femme tenant par la main une fillette, le profil d’un visage de femme, des multitudes d’œillets laissant entrevoir une croix, la place sur laquelle se trouve mon bar à vin, que dessine-t-elle aujourd’hui sur la nappe en papier de la table n°7 de mon établissement ?

Comme chaque jeudi depuis deux mois elle est entrée en illuminant de sa présence la salle de mon petit bar à vin. Elle n’est pas très grande, mais son allure est élancée, elle est fine et perchée sur des talons hauts. Elle s’est dirigée au fond de la salle, a déposé son trench-coat rouge sur le porte-manteau, dévoilant aujourd’hui une très jolie robe fleurie. Elle s’est assise à la table n°7, toujours la même place, en faisant un petit signe de la tête à peine perceptible dans ma direction. Comme chaque jeudi elle a commandé un petit verre de vin de Gascogne Domaine Uby n°3, mon préféré des vins de cette région que j’ai quittée il y a dix-huit ans, pour venir m’installer ici dans un petit village des monts du Lyonnais, où j’ai repris cette affaire qui était un troquet que j’ai transformé en un bar à vin cosy plutôt réputé dans la région. Elle l’a accompagné d’une planche de tapas. Elle va rester là cinquante-cinq minutes, régler l’addition en liquide et laisser deux euros de pourboire sur la table, se lever et quitter l’endroit discrètement. Et dans tout ce laps de temps elle n’aura rien dit à part l’énoncé de sa commande. Elle n’aura pas regardé son portable une seule fois. Elle aura juste laissé sur le coin haut à droite de la nappe de papier un croquis. 

Je l’observe du coin de l’œil, et je ne me fais pas d’idée, elle aussi me regarde. Elle a quoi, à peu près vingt ans de moins que moi, elle ne me drague pas non, elle me jauge, me détaille, me scrute. Elle ne me met pas mal à l’aise, elle m’interpelle, il y a un je-ne-sais-quoi qui m’attire en elle, pas physiquement, pas amoureusement, mais une attraction que je ne saurais définir. Il faudrait que j’arrive à instaurer un dialogue. J’ai envie de savoir qui elle est. Tiens elle recommande un autre verre auprès de ma serveuse, c’est inhabituel, en général après ses tapas, elle fait un petit signe pour un café et l’addition. Elle a l’air étrange aujourd’hui enfin plus que d’habitude, elle a un regard que je ne lui connaissais pas jusqu’à maintenant l’air plutôt absente dans ses pensées, elle a l’air aujourd’hui bien présente. Je ne fais pas le service à table, je reste au comptoir pour le service des vins et le dispatch des commandes de tapas en cuisine.  Ma serveuse fait le service en salle et l’encaissement, clairement je ne suis pas très au contact de mes clients, à part les quelques habitués qui boivent un verre au comptoir seuls après le travail. En salle et en terrasse, ce sont plutôt des couples ou des groupes d’amis. Je débarrasse et refais les mises en place pour aider mon employée. C’est la première fois que j’ai une cliente seule qui consomme et mange régulièrement ici en salle et toujours à la même table.  Cela fait deux fois qu’elle soutient mon regard d’un air de défi. Il faut que je  lui parle, j’en suis sûr aujourd’hui elle n’est pas là par hasard.

Ce ne sera pas pour aujourd’hui, elle s’est éclipsée pendant que je réceptionnais ma livraison de vins de Bourgogne. Je me précipite à sa table, ses croquis sont peut-être un message, que m’a-t-elle laissé aujourd’hui ? Chacun de ses dessins me trouble, ils éveillent en moi un mal-être dont je ne discerne pas la cause. Elle a un joli coup de crayon en tout cas. Des flammes, la nappe est constellée de feu. Et une enveloppe glissée sous son verre avec mon prénom. Je ne comprends pas, je ne peux pas la lire maintenant, je la glisse dans la poche arrière de mon pantalon. Il ne reste que deux ou trois clients en terrasse, je ferme bientôt.

Il se passe une petite heure et ça y est me voilà seul. Je m’assure que l’avant de mon établissement est bien fermé, ouvre la petite porte de la cuisine qui donne sur l’arrière pour laisser pénétrer l’air frais de la nuit, me sers un petit verre de devinez quoi, un petit Uby n°3 et m’installe à la table n°7.

J’ai l’impression d’avoir un premier rendez-vous, mes mains tremblent sur cette enveloppe, j’hésite un long moment et finis par décacheter cette lettre laissée là quelques instants plus tôt par l’inconnue au croquis.

 Je voulais voir de près à quoi ressemblait l’homme qui un jour sur une plage a mis enceinte ma mère, qui assis sur un banc face à l’église où ils avaient projeté de s’unir lui a dit qu’il ne voulait pas de l’enfant qu’elle portait. Voir l’homme qui l’a laissée là sur le bord de la route, comme on attacherait un chien qu’on abandonne. Voir celui qui a oublié le visage d’une femme qu’il a prétendu aimer et à qui il promettait qu’un jour ensemble ils auraient leur petite affaire, un petit bar à vin, où il choisirait des vins à faire déguster et où elle pourrait servir des petites planches de tapas diverses qu’il aimait tant partager avec elle et un petit Gascogne, vin de leur pays. Voir l’homme à qui elle pensait chaque jour, les larmes dans les yeux, parce qu’elle l’aimait encore trop, alors qu’il l’avait lâchement abandonnée. Voir celui qui devrait être à mes côtés chaque fois que je vais déposer les œillets qu’elle aimait tant sur sa tombe. Les mêmes œillets que tu lui offrais avant que tu deviennes l’homme lâche que tu es. J’ai fini par vouloir voir votre rêve à deux que tu as réalisé seul, un joli petit bar à vin où tu as le culot de servir les tapas qu’elle te faisait avec amour. Assise à la table n°7, son chiffre porte-bonheur, je t’ai observé chaque jeudi pendant presqu’une heure. Tu as bien l’allure, la prestance dont m’a parlé ma mère si souvent. Ce regard d’un gris-bleu qui rappelle la couleur de l’océan les jours de mauvais temps. N’as-tu pas vu dans mes yeux le reflet des tiens ? Puisque tu m’as observée de derrière ton comptoir, j’ai bien senti ton regard sur moi, tes interrogations ? N’as-tu jamais vu en moi, le reflet de celle que tu as abandonnée, l’as-tu donc véritablement oubliée, celle qui a pendant trois longues années serré ta main, aimé chaque partie de ton corps, écouté chacun de tes mots ? N’as-tu jamais pensé à elle, à chaque fois que tu as servi un Uby n°3, le vin duquel vous étiez tombés amoureux tous les deux ? N’as-tu pas reconnu dans mes croquis le coup de crayon qu’elle avait, ce don qu’elle m’a transmis ? N’as-tu pas reconnu Pilou le chien que vous aviez recueilli tous les deux au retour de votre escapade amoureuse à Saint-Sébastien ? 

J’interromps ma lecture, mon Dieu je tremble, j’ai les mains moites le cœur qui bat à m’en faire mal à la poitrine. Bien sûr que je me souviens de tout, presque tout ça. Chaque croquis prend vie devant mes yeux. Oui je me souviens du premier grand amour de ma vie Clara, que j’ai lâchement abandonnée quand elle m’a annoncé que dans le creux de son ventre une petite vie se mettait en route. J’ai eu peur, j’ai cru que tous nos rêves allaient sombrer, je n’étais pas prêt pas prêt du tout à devenir père. Elle ne voulait pas avorter c’était hors de question, car c’était le fruit d’un amour sincère, et c’est vrai c’était de l’amour entre nous. Mais j’ai été terrorisé à l’idée de devoir m’occuper d’un petit être, alors comme mon père avant moi j’ai pris mes jambes à mon cou. Au début, ça avait été difficile et puis le temps, la distance ont fait leur effet, j’ai fini par oublier, par refouler au tréfonds de ma mémoire. Son prénom presque s’était effacé, son regard, ses courbes, tout notre amour, éteints, évanouis, enfouis, perdus.

Un bruit dans la cuisine me fait sursauter, mais je ne bouge pas.  Je suis tétanisé, toute la culpabilité me fixe à ma chaise, je baisse les yeux sur cette feuille où s’inscrit toute la haine de Ma fille.

Elle ne t’a jamais oublié, et elle ne m’a jamais menti sur les prémices de ma vie. Elle t’a trouvé mille excuses, ta jeunesse entre autres. En grandissant, en voyant les pères de mes amies je comprenais de moins en moins comment c’est possible, de laisser derrière soi une femme qu’on aime et son enfant. Je me suis sentie coupable de vivre, après tout c’est moi qui t’ai fait fuir, c’est moi qui étais indirectement responsable des larmes de ma mère. Quelques heures avant sa mort et sois-en sûr elle est morte d’amour et de chagrin, elle a fini par me dire qui tu étais, pour que je vienne te dire qu’elle t’aimait d’un amour sincère, qu’elle ne t’a jamais remplacé ni dans son cœur ni dans sa vie, et que surtout elle ne t’en voulait pas. Alors je suis venue pour elle, pour la promesse que je lui ai faite. Mais si elle t’a pardonné d’être parti comme le lâche que tu es, moi je te déteste, je te méprise, tu n’étais rien dans ma vie, et à part ces quelques heures passées à t’observer tu ne seras plus jamais rien. 

Ça sent le gaz au sens figuré comme au sens propre, et là le croquis de tout à l’heure me revient à l’esprit les flammes dessinées sur la nappe blanche… 

Une explosion.

La cuisine est en feu, les flammes sont toutes proches, je suis pris au piège de mon bar de ma vie et de mon passé qui vient de m’éclater en pleine figure.  

@Copyright 2021 Sara PINTO