Coup de cœur

Un si long chemin…

de Éric GOHIER

Pour Phileas, la route 66 s'apparentait plus à un cauchemar qu'à un mythe. Logique clap de fin lorsque l'on emprunte les mêmes rails six à sept fois le mois… et que cela dure déjà depuis vingt longues années. De Chicago à Los Angeles… puis retour. Passage ombilical incontournable reliant la région des Grands Lacs à la côte Ouest. 

Pratiquement huit millions de miles à son actif. 

Animée le jour, la route devient un désert aux heures profondes de la nuit. Quelques motels ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre y posent de trop rares jalons au goût des chauffeurs routiers. 

Phileas avait franchi la frontière du Texas un peu après minuit. Il lui tardait d'arriver au Christmas Inn. Jorge, le Chicano qui gardait la boutique la nuit, était presque devenu un copain, passage après passage. Et puis, détail non négligeable, on était servi à table… et une nappe en papier blanc dissimulait le formica fatigué du mobilier. Non que Phileas ait des goûts de luxe. Mais il ne pouvait en revanche nier cultiver une marotte : le dessin. Cette dernière occupait ses heures de liberté aux heures obligatoires de pause. Elle entretenait aussi un rêve. Mais ça… ! 

Phileas ne put réprimer un bâillement. La voix de John Hurt Mississipi ne parvenait pour ainsi dire plus à le tenir éveillé. Quelques œufs… et un bon café constitueraient un excellent antidote pour lutter contre la somnolence. Il augmenta le volume de l'autoradio puis entrouvrit sa vitre pour laisser entrer l'air frais de la nuit. 

Il était dans les temps… pratiquement à mi-parcours.

 

Une demi-heure plus tard, Phileas mit son clignotant puis engagea son camion sur la bretelle menant au Christmas Inn. Une grimace remplaça rapidement le sourire qui ourlait ses lèvres lippues. Le parking était vide… à l'exception de trois motos. De grosses cylindrées. Des Harley Davidson dont les sacoches étaient frappées de l'aigle entouré du sigle des Hell's Angels. Phileas hésita. La raison aurait voulu qu'il pousse plus loin. Jusqu'au Saturday Inn. À plus d'une heure de route ! C'était au-dessus de ses forces. 

 

Avant de descendre de son camion, Phileas hésita à prendre son blouson. Un cadeau de ses enfants pour son quarantième anniversaire. La réplique exacte de ceux que portent les joueurs des Red Bulls au dos duquel en larges capitales rouges s'inscrivaient ses nom et prénom : PHILEAS PRINCE. Il l'abandonna sur le siège… la nuit n'était pas si fraîche. Il referma la portière, contourna la cabine. Avant de se diriger vers l'entrée du bar, il jeta un œil à son tracteur Mack. Ils faisaient une belle équipe tous les deux… une équipe de choc ! 

Il avait hérité d’un modèle tout récent, doté d'un moteur surpuissant et de pneus surdimensionnés. Il l'avait eu à l'ancienneté. Comme une prime… sans la ligne supplémentaire sur la feuille de paie. Vu le nombre d'heures qu'il passait dans sa cabine, le camion s'apparentait presque à une seconde maison. L'énorme pare-buffles chromé reflétait l'enseigne rouge du motel. Il laissa filer sa main au long de la barre supérieure renforcée avant de s'éloigner. L'ajout n'était pas un luxe. La route 66 tutoyait des espaces sauvages. Pas mal d'animaux y avaient abandonné des plumes… et des poils ! 

Avant même d'avoir franchi la porte d'entrée, il reconnut la voix de Dolly Parton. Il grimaça. Pas une mimique de mépris pour la musique country… plutôt pour la crainte et le dédain que lui inspirait parfois son public… surtout celui à la longueur du cheveu inversement proportionnelle à la largeur d'esprit. Celui qui s'estime intelligent parce qu'une Harley Davidson lui pousse entre les jambes. 

Il ouvrit la porte du bar, photographia la scène. Les motards se trouvaient tout au bout du comptoir. Trois types barbus à la chevelure trop longue pour leur âge. Des Blancs bien sûr ! 

Jorge l'avait reconnu. Mais, d'un geste discret de dénégation de l'index, il lui avait fait comprendre qu'il serait préférable que Phileas fasse semblant de ne pas le connaître. 

D'un petit signe du menton, celui-ci lui signifia son assentiment. Le message avait été reçu cinq sur cinq.

 

À pas mesurés, il se dirigea vers la table qu’il occupait habituellement. Son Bonsoir passa inaperçu en raison de la musique tonitruante. Il posa ses fesses sur la chaise, exhala un soupir. Regarda droit devant lui, croisa un miroir qui lui renvoya l'image d'un homme à la mine fatiguée. Il avait bien fait de s'arrêter. Jorge avait déserté son comptoir. Il s’approchait de lui.  Avec cette nonchalance désabusée que se doit d'afficher à cette heure tardive un serveur qui ne connaît pas son client. 

Phileas commanda un café, deux œufs et une saucisse sauce Ketchup.

 En attendant sa commande, Phileas sortit un fusain de sa poche de pantalon. Tout en faisant mine de s'absorber dans la morne contemplation du lieu, il griffonna d’un geste machinal sur la nappe. Sa main habile faisait naître un paysage. Un fracas de pierres et de cactus, répons de ces déserts qu’il tranchait si souvent derrière son volant. Un moyen comme un autre de se donner une contenance. Il ne voulait pas laisser naviguer son regard. Cela pouvait s’avérer dangereux.

Et puis, le Christmas Inn avait connu des jours plus glorieux. La moleskine des banquettes vomissait sa mousse par de nombreuses déchirures, le formica du mobilier avait abandonné son lustre à ceux écoulés et les murs auraient mérité un bon coup de badigeon. 

Jorge revint de la cuisine et posa le plateau devant lui. Phileas le remercia du bout des lèvres comme s'il l'apercevait pour la première fois de sa vie. Il se savait observé. Un sens que développent rapidement ceux dont la couleur de peau peut en choquer d'autres sous certaines latitudes. Il but une gorgée de café. Coupa un morceau de saucisse et se mit à le mastiquer. Le regard fixe, posé droit devant lui.

La voix de Dolly Parton mourut au fond du juke-box. Le silence s'établit. Timide. Comme un qui ne se serait pas senti dans son assiette. 

On ne lui laissa pas le temps de prendre ses aises.

« Eh les gars, vous ne trouvez pas que ça pue tout d'un coup ? 

Phileas avala son morceau de saucisse. Déglutit. Difficilement… Elle avait bon goût pourtant ! 

– J'avais pas remarqué, reprit une autre voix.

– Putain oui ! Maintenant que tu le dis, Boss, c'est vrai que ça pue ! confirma celui qui n'avait encore rien dit. 

Phileas se coupa un nouveau morceau de saucisse en s'efforçant d'économiser ses gestes. Il savait tout l'intérêt pour lui de ne pas répondre. De demeurer transparent. Imperméable aux eaux usées.

– Ah… j'arrive pas à savoir ce que c'est comme odeur, Larry. Ça ressemble à celle de la merde mais c'est pas vraiment ça !

– T'as raison, Boss… comme de la merde, mais c'est pas ça ! T'as trouvé l'expression juste ! T'as idée de ce que c'est ? … Et toi, Lou ?

– Allons messieurs, je vous en prie ! intervint Jorge. 

Sa voix peinait à grimper dans les tours. Elle manquait cruellement de conviction. 

– Toi, le bouffeur de chilis, occupe-toi de tes affaires de Chicanos et fous-nous la paix ! lui intima celui que les deux autres appelaient Boss

Jorge ravala sa salive… et sa dignité. Sept ans déjà qu'il la ravalait. Depuis le jour où il était parvenu à traverser le Rio Grande à la nage sans que les gardes fédéraux ne le contraignent à faire demi-tour. 

Oh… il ne se leurrait pas, il ne les obtiendrait jamais ses papiers ! On ne le tolérait que parce qu'il faisait un boulot dont aucun citoyen américain ne voulait. 

Chargeant son regard de toutes ces vérités, il adressa une œillade furtive en direction de Phileas. La douloureuse expression d'une minorité opprimée à une autre minorité opprimée. D'un imperceptible hochement de tête, celui-ci lui indiqua que non seulement il avait compris mais qu'en plus il ne lui en voulait pas.

– Ah, c'est pas possible, il faut que j'en aie le cœur net les gars ! J'ai bien ma petite idée… mais j'aimerais être sûr !

       Dans le long miroir, Phileas vit celui que les autres appelaient Boss quitter son tabouret. D'un pas malaisé, celui-ci marcha dans sa direction. Puis il se plaça derrière lui. Son haleine hésitait entre la bière tiède et le coyote mort.

– C'est bien ce que je pensais les gars ! C'est pas une odeur de merde, c'est une odeur de… personne de couleur… comme on dit. De négro pour faire simple !

–Tu déconnes !? fit mine de s'étonner le dénommé Larry

– Non, je ne blague pas. Venez si vous ne me croyez pas !

Les deux hommes le rejoignirent, l'un encadrant Phileas par la droite, l'autre par la gauche.

– Putain c'est vrai, t'as raison, c'est une odeur de négro !

– Une foutue odeur de foutu négro… parfaitement !

Phileas demeura de bois. Les Négro, Blanche-Neige et autres Mal-lavé, il les avait déjà tous entendus. Et il avait appris à ne plus les entendre ou tout au moins à laisser traîner toutes les injures raciales au ras du sol. Là d'où elles naissaient. La surdité contrainte était la plus efficace des pilules abortives pour ce genre de propos. Les bêtises… il avait déjà donné !

Dès son plus jeune âge, Phileas avait galopé sur la murette séparant le Bien du Mal. Jusqu'à ce jour du 24 mai, quelques jours avant de fêter son dix-septième anniversaire, où il était tombé. Du mauvais côté. Pour une broutille. Celle qui, additionnée à toutes celles déjà accumulées, l'avait conduit pour un an dans une cellule. Dans un endroit où le ciel ressemble à ces coloriages d'enfant enclos dans un quadrillage propice à la reproduction et au respect des perspectives. L'exact contraire de ce que vivent les pensionnaires dans l'enceinte de la County Jail. L'abstinence contrainte comme frein à la reproduction et aucune autre perspective que l'apprentissage de la patience. Sans le dessin… 

À sa sortie, Phileas avait compris qu’il importe peu d’être pauvre si cela permet de conserver sa liberté.

Contrairement à ce qu'ils imaginaient, Phileas avait eu le temps de photographier les trois hommes à l'autre extrémité du comptoir. Un simple coup d'œil lui avait suffi pour les cataloguer. La cinquantaine en bandoulière, de la bière plein leurs gros bides et le célibat en corollaire de leur pauvreté d'esprit. Des dégénérés de cette espèce, il en croisait souvent. Presque tous les jours en fait. Des nostalgiques de l'esclavage et d'un temps révolu, persuadés que la terre est blanche… et qu'elle leur appartient. Peut-être ne se souvenaient-ils même pas que ces terres avaient été volées au prix du massacre de toutes les tribus Peaux-Rouges. 

Cuivre et ébène n'étaient pas de vraies valeurs à leurs yeux étriqués.

 

Ils étaient trois. Lui, seul. Le rapport de forces ne l'effrayait pas. Imbibés comme il les devinait, il n'aurait eu aucun mal à en venir à bout. Il résolut cependant d'adopter la tactique habituelle : mutisme et indifférence. Pas toujours facile ! 

Penser à Janet et aux enfants l'y aidait. 

Bien plus que sa foi dans la justice américaine !

 

– Putain Chicano tu déconnes ! Tu laisses entrer n'importe qui dans ton bar ! En plus, le type se prend pour un artiste ! ricana Larry, la voix mauvaise. Même moi, à trois ans, je dessinais mieux que ça !

Jorge se lança intérieurement une rafale d'injures. Il était blême de rage à l'idée que son mutisme puisse s'apparenter à de la couardise. 

– C'est pas aux clients de faire le ménage ! se plaignit celui qu'ils appelaient Lou tandis que de la main il renversait la tasse de café de Phileas, noyait l’esquisse de désert d’un voile marron.

– C'est vrai ça, il a raison mon copain ! renchérit celui surnommé Boss. 

Il contourna Larry, saisit le flacon de Ketchup, ôta le bouchon et vida entièrement son contenu sur les œufs et la saucisse de Phileas.

– Bon… je crois que la pause est finie ! Il serait peut-être temps d'aérer. Je commence à suffoquer !

Phileas avait de plus en plus de mal à se contrôler. Ses poings le démangeaient. Il devait lutter pour se contenir. 

– Je vous dois combien ? demanda-t-il à Jorge sans tourner la tête.

– Rien, rien du tout… s'empressa de répondre celui-ci.

– Putain, en plus il bouffe gratuit ! Tu choisis bizarrement tes copains, Chicano ! »

Ils se mirent alors à rire… de leur propre stupidité.

 

Phileas porta un doigt à son front pour remercier Jorge… et pour exprimer une foule d'autres sentiments. De ceux que les mots peinent à décrire aussi justement qu'ils mériteraient de l'être. Il se leva de sa chaise. Il dominait les trois autres d'une bonne tête et dut se faire violence pour ne pas en faire usage. Sans les regarder, il se dirigea vers la porte, la franchit puis la referma derrière lui. 

Le rire des trois types s'estompa, avalé par la nuit. 

Lentement, Jorge se rapprocha de la fenêtre. Il souleva le rideau. Celui que les deux autres appelaient Boss se dirigea vers le juke-box. Il sortit un nickel de sa poche et le donna à manger à la machine. Peu après, la voix de Dolly Parton investit à nouveau l'intérieur du Christmas Inn

Sans doute par défi, il glissa une main derrière l'appareil et monta le son avec un sourire. Le sourire idiot de ceux qui estiment appartenir à un territoire… persuadés que le raisonnement inverse tient lieu de vérité.

Jorge tenait toujours le rideau levé entre deux doigts. Il regarda Phileas monter dans son camion. Placé comme il l'était, il ne put voir le petit geste de celui-ci, le poing fermé soudain ramené vers le corps. 

Quelle riche idée d'avoir laissé ce blouson dans la cabine !  venait de songer le chauffeur routier.

Peu après, Jorge lâcha un sourire. Discret… et empreint d'une certaine dose de regret. Il n'était pas à demain de revoir Phileas entre les murs du Christmas Inn.

« J'ai jamais vu un mec avec aussi peu de couilles ! éructa le Boss, approuvé de la tête par les deux autres lascars. Quel connard ce négro 

Jorge laissa retomber le rideau, un peu de baume sur le cœur. Il éleva la voix pour couvrir celle de Dolly Parton.

– Et en plus… il conduit comme un pied. Au passage, il a écrabouillé vos trois bécanes ! »

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